Conte de Lafcadio Hearn

Il y avait une fois, il y a très longtemps, une vieille femme que tout le monde disait être une sorcière et d’accord avec le diable. Et presque toutes les méchantes choses qu’on racontait sur elle étaient vraies.

Un jour, une pauvre petite fille perdit son chemin dans le bois. Elle marcha tant qu’enfin elle ne put plus faire un pas. Alors elle s’assit et se mit à pleurer. Et elle pleura très, très longtemps.

Tout autour d’elle, il n’y avait que des arbres et des lianes. Le sol était recouvert de racines vertes, très glissantes ; et les lianes s’y entrecroisaient à tel point qu’il y faisait très sombre. Elle était perdue dans les grands bois, – dans les Grands Bous où grouillent les serpents.

Tout à coup, comme elle était assise là, elle entendit près d’elle des bruits étranges, des bruits de chants et de danses. Elle se leva et marcha dans la direction d’où venaient ces bruits. Elle regarda à travers les branches et elle vit la vieille femme dont tout le monde parlait, chevauchant un balai, et dansant en rond avec d’innombrables serpents et des crapauds ladé, – les grands crapauds qui sont si laids. Et ils chantaient tous ensemble cette chanson :

Kingué, Kuingué, Vonvon, Malato,

Vloum-voumVloum-voum !

Jambi, Kingué, Tou galé, Zo galé,

Vloum !

La petite fille, immobile, était hébétée de peur, elle n’avait même plus la force de pleurer. Mais la vieille femme avait vu remuer les feuilles. Et elle s’approcha tout entourée de flammes qui jouaient autour d’elle, et elle demanda à la petite fille :

– Que fais-tu dans le razié ?

– Mère, j’ai perdu mon chemin dans les bois.

– Alors, mon enfant, il faut me suivre chez moi, Car si tu en avais l’occasion tu me trahirais, tu me tuerais peut-être.

Mais la petite fille ne comprenait pas ce que la sorcière lui disait. Car la méchante vieille lui parlait de choses que seuls les magiciens connaissaient.

Lorsqu’elles arrivèrent à la maison de la sorcière, la pauvre fille était très fatiguée ; elle s’assit sur une calebasse qui servait de chaise à la sorcière. Puis elle vit celle-ci allumer deux feux sur le sol de terre battue, avec de la gomme à torche qui a l’odeur d’encens. Sur un des feux, elle posa un grand pot tout rempli de mamanchou, de camagniocs, de yams, de christophines, de melongène diabe, et de beaucoup d’herbes dont la petite fille ignorait les noms. Et sur l’autre feu, elle fit bouillir quelques crapauds et un lézard-de-terre – un zanoli lé. A midi, la vieille femme avala tout cela, comme si ce n’était rien du tout, puis elle regarda la petite fille qui était presque morte de faim et lui dit :

– Tu n’auras rien à manger jusqu’à ce que tu me dises comment on m’appelle.

Puis elle s’en fut, en laissant la petite fille seule.

Alors la petite fille se mit à pleurer. Mais tout à coup elle sentit quelque chose la frôler. C’était un grand serpent, le plus grand qu’elle eût vu de sa vie. Elle eut tellement peur qu’elle crut mourir. Et elle s’écria :

Oti Papa moin ? Oit Maman moin ? Latitolé ké mangé moin !

Mais le serpent ne lui fit pas de mal ; il frotta seulement sa tête très doucement contre l’épaule de la petite fille et chanta :

Bennémé, Bennépé, tambou, bélai. Y’ché p’accoutumé tambou belai.

Alors , la petite fille cria encore plus fort :

Oti Papa moin ? Oit Maman moin ? Latitolé ké mangé moin !

Mais le serpent, frottant toujours sa tête doucement contre elle, répondit en chantant très bas :

Bennémé, Bennépé, tambou, bélai. Y’ché p’accoutumé tambou belai.

Alors, quand il la vit un peu rassurée, il leva sa tête tout près de l’oreille de la petite fille, et lui murmura quelque chose.

Dès qu’elle entendit ce que le serpent lui avait murmuré, elle sortit en courant de la maison, et s’élança dans les bois. Et là, elle se mit à demander à tous les animaux le nom de la vieille sorcière.

Elle interrogea tous les animaux qui vont à quatre pattes, tous les lézards, et tous les oiseaux. Mais ils ne savaient pas.

Elle arriva à une grande rivière et elle questionna tous les poissons. Et les poissons lui répondirent tous, l’un après l’autre qu’ils ne savaient pas. Mais le cirique, le petit crabe de rivière qui est jaune comme le plantain, le cirique savait. Le cirique était le seul être, dans tout l’univers qui sût le nom de la sorcière : Dame Kélément.

Alors la petite fille regagna la maison de la vieille en courant aussi vite que possible. Son petit estomac vide lui faisait si mal qu’elle savait qu’elle ne pourrait pas supporter la douleur encore longtemps. La vieille était déjà de retour, grattant du manioc pour en faire de la farine et de la cassave.

La petite fille marcha droit vers elle et dit :

– Donne-moi à manger, Dame Kélément.

Deux étincelles enflammées jaillirent des yeux de la sorcière, et elle eut un sursaut si violent qu’elle se fracassa presque la tête contre les pierres sur lesquelles elle balançait ses pots.

– Enfant ! tu m’as vaincue ! hurla-t-elle. Prends tout ! Mange ! Mange ! Mange ! Tout ce qui est dans la maison t’appartient !

Puis elle bondit par la porte, rapide comme une explosion de poudre, elle sembla voler à travers les bois et les champs… Et elle courut tout droit à la rivière – car c’était sous le lit de la rivière que le diable avait enfoui très profondément le nom qu’il lui avait donné. Et elle s’arrêta sur les bords de la rivière, et se mit à chanter :

– Lôche : ô loche, est-ce toi qui as dis que je m’appelais dame Kélément ?

Alors la loche, qui est noir comme les pierres noires de la rivière, leva la tête et cria :

– Non, maman ! Non, maman, ce n’est pas moi qui ai dit que tu t’appelais Dame Kélément.

– Titiri, ô titiri ; Dites-moi est-ce un de vous qui a dit que je m’appelais Dame Kélément ?

Alors les titiri, et minuscules et transparents titiri répondirent tous ensemble, agrippés aux cailloux :

– Non, maman ! Non, maman ! Aucun de nous n’a jamais dit que tu t’appelais Dame Kélément !

– Cribîche ! ô cribîche, est-ce toi qui as dit que je m’appelais Dame Kélément ?

Kélément la cribîche, la grande écrevisse, leva la tête et les pinces et répondit :

– Non, maman ! Non, maman, ce n’est pas moi qui ai dit que tu t’appelais Dame Kélément !

– Têtard ! ô têtard, est-ce toi qui as dit que je m’appelais Dame Kélément ?

– Non, maman ! Non, maman ! Ce n’est pas moi qui ai dit que tu t’appelais Dame Kélément.

– Dormeur, ô dormeur !est-ce toi qui as dit que je m’appelais Dame Kélément ?

Et le dormeur, le dormeur paresseux qui sommeille à l’ombre des rochers, s’éveilla et répondit :

– Non, maman ! Non, maman ! Ce n’est pas moi qui ai dit que tu t’appelais Dame Kélément.

– Matavalé ! ô matavalé ! est-ce toi qui as dit que je m’appelais Dame Kélément ?

Et le matavalé, le matavalé brillant qui scintille comme du cuivre lorsque le soleil se pose sur ses écailles, ouvrit la bouche et dit :

– Non, maman ! Non, maman ! Ce n’est pas moi qui ai dit que tu t’appelais Dame Kélément.

– Milet ! – Bouc ! – Pisquette ! – Zangui ! – Zhabitant ! – Est-ce l’un de vous qui a dit que je m’appelais Dame Kélément !

Et ils crièrent tous :

– Non, non, non, maman, nous n’avons jamais dit que tu t’appelais Dame Kélément !

– Cirique ! ô cirique, est-ce toi qui as dit que je m’appelais Dame Kélément ?

Alors le cirique leva les yeux, brandit ses pinces jaunes et cria:

– Oui, oui, vilaine vieille ! Oui, vieille sorcière ! Oui, vieille malédiction ! Oui, c’est moi qui ai dit que tu t’appelais Dame Kélément.

Dès qu’elle entendit ces paroles, elle se mit à trépigner si fort sur le sol, que le Diable l’entendit et ouvrit un grand trou à ses pieds. Et elle s’y précipita, la tête la première. Et la terre se referma sur elle. Et, deux jours plus tard, à cet endroit même avait poussé une touffe de l’arbuste qu’on nomme l’arrête nègre, de l’arbuste qui est tout en épines !

Or, pendant que tout ceci se passait, le serpent s’était transformé en homme, car c’était la vieille sorcière qui l’avait changé en reptile. Et il prit la petite fille par la main et la ramena à sa mère.

Mais, le lendemain, ils revinrent fouiller la case de Dame Kélément.

Ils y trouvèrent sept tonneaux remplis d’ossements humains et aussi beaucoup d’or et d’argent, plus qu’il n’en fallait pour que la petite fille devint très riche. Et, lorsqu’elle se maria, elle eut la plus belle noce qu’on eût jamais vue dans ce pays !…

  1. Balai fait des branches d’un arbuste appelé guiyantine.
  2. Où est mon père ? Où est ma mère ? Latitolé va me manger.
  3. Bennémé ! Bennépé ! Mon enfant n’est pas habitué au tambou bel-air !