I.

Ceci se passe dans une salle d’audience, en province. Devant le tribunal, tout au fond de la salle, est assis le vieux juge, homme de haute et forte taille, au visage rude et énergique. Des heures durant, sans discontinuer, il n’a fait que trancher litige après litige, et à la fin il s’est senti envahir par un sentiment de sombre dégoût. Il est difficile de savoir si c’est la chaleur étouffante de la salle qui l’incommode, ou s’il a été dégoûté à la longue de tant de querelles mesquines, qui paraissent n’être nées que pour témoigner de la manie tracassière, du manque de charité, et de l’âpreté au gain des hommes.

Il vient d’aborder la dernière des causes qui doivent être jugées ce jour-là. Il s’agit d’une demande de pension alimentaire.

Cette affaire est venue déjà au cours de la session précédente, et le greffier donne lecture du procès-verbal des débats antérieurs. Il en résulte d’abord que la partie demanderesse est la fille d’un pauvre journalier et que le défendeur est un homme marié.

Le défendeur déclare, toujours d’après le procès-verbal, que c’est à tort et par intérêt uniquement que la partie adverse l’a cité en justice. Il reconnaît l’avoir eue pendant un certain temps à son service. Mais il nie avoir eu à cette occasion avec elle des relations intimes, et il lui conteste tout droit de lui demander un secours quelconque. La demanderesse cependant a persisté dans sa demande, et, après avoir entendu quelques témoins, le tribunal a déféré le serment au défendeur sous peine de se voir condamner à servir la pension alimentaire exigée par la partie demanderesse.

Les deux parties sont présentes et se trouvent côte à côte devant la table du juge. La demanderesse est très jeune et paraît toute effarouchée. Elle pleure par timidité et essuie péniblement ses larmes à l’aide d’un mouchoir entortillé qu’elle ne semble pas savoir déplier. Elle porte un costume noir, d’aspect presque neuf, mais qui lui va si mal qu’on est tenté de se dire qu’elle l’a emprunté pour pouvoir se présenter d’une manière convenable devant le juge.

Quant au défendeur, on voit tout de suite que c’est un homme aisé. Il paraît âgé d’une quarantaine d’années et il a une figure résolue et énergique. À le voir là devant le tribunal, on constate qu’il a une attitude irréprochable. On voit bien qu’il aimerait mieux être ailleurs que là, mais, d’autre part, il n’a pas l’air gêné le moins du monde.

Aussitôt après la lecture du procès-verbal, le juge, s’adressant au défendeur, lui demande s’il persiste dans son refus, et s’il est disposé à prêter serment.

En réponse à ces questions le défendeur prononce sans hésitation un oui énergique. Il se met à fouiller dans la poche de son gilet, d’où il sort un certificat du pasteur attestant que lui, le défendeur, connaît le sens et l’importance du serment, et que rien ne s’oppose à ce qu’il le prête.

Pendant tout ce temps la demanderesse continue à pleurer. Elle paraît ne pas arriver à vaincre sa timidité et elle tient son regard obstinément fixé sur le sol. Elle n’a pas encore levé les yeux assez pour rencontrer ceux du défendeur.

En l’entendant prononcer ce oui, elle a un sursaut. Elle fait quelques pas vers le tribunal comme si elle avait quelque chose à objecter, mais elle s’arrête soudain. «Ce n’est pourtant pas possible, semble-t-elle se dire à elle-même. Il ne peut pas avoir dit oui. J’ai dû me tromper.»

Cependant le juge prend en main le certificat et fait en même temps un signe à l’huissier. Celui-ci s’approche de la table pour chercher la Bible, qui se cache sous un énorme monceau de paperasses, et se prépare avec empressement à la mettre devant le défendeur.

La demanderesse se rend compte que quelqu’un passe devant elle et elle devient inquiète. Elle se contraint à lever les yeux juste assez pour voir de l’autre côté de la table, et ainsi elle voit l’huissier déplacer la Bible.

De nouveau elle a l’air de vouloir faire des objections. Mais de nouveau elle s’arrête. Il n’est pas possible qu’on lui permette de prêter serment. Le juge doit l’empêcher.

Le juge est un homme avisé, qui sait très bien ce que pensent et disent les gens du pays d’où elle vient. Il devrait bien savoir combien tout le monde y est sévère pour tout ce qui touche au mariage. Ils ne connaissent pas de crime plus odieux que celui qu’elle a commis. Aurait-elle jamais fait un tel aveu, pour son propre déshonneur, si ce n’avait pas été la vérité? Le juge devait comprendre quel mépris horrible elle s’était attiré. Et non seulement du mépris mais toute sorte de misères. Personne ne voulait plus l’employer, personne ne voulait plus de son travail. Ses propres parents ne la souffraient presque plus dans leur cabane, mais parlaient tous les jours de la mettre à la porte. Oh! non, le juge devait bien savoir qu’elle n’aurait pas demandé de secours à un homme marié si elle n’y avait pas eu droit.

Le juge ne peut pourtant pas croire qu’elle mente dans une telle affaire, qu’elle ait attiré un malheur si horrible sur elle-même, alors qu’elle avait le moyen d’en accuser tout autre qu’un homme marié. Et s’il sait cela, il doit évidemment empêcher la prestation du serment.

Elle voit que le juge relit plusieurs fois le certificat du pasteur. C’est pourquoi elle commence à croire qu’il va intervenir.

Il est vrai, en effet, que le juge a l’air soucieux. Il fixe plusieurs fois son regard sur la demanderesse, mais pendant ce temps, l’expression de dégoût et d’aversion qui flotte sur son visage s’accentue. Il paraît l’avoir prise en haine. Si le défendeur de son côté dit la vérité, elle est une personne abjecte à laquelle le juge ne pourra pas s’intéresser.

Il arrive parfois que le juge intervienne dans une affaire en conseiller bienveillant et avisé, pour empêcher les parties de se faire tort à elles-mêmes, mais ce jour-là il est fatigué et dégoûté, et ne pense qu’à laisser l’affaire suivre son cours légal.

Il dépose le certificat, et, s’adressant de nouveau au défendeur, exprime l’espoir que celui-ci a bien réfléchi au péril d’un faux serment. Le défenseur l’écoute avec le même calme dont il a fait preuve tout le temps; il répond respectueusement, et non sans dignité.

La demanderesse entend tout cela avec une très grande anxiété. Elle fait quelques mouvements violents, et se tord les mains convulsivement; maintenant elle veut parler devant le tribunal. Elle soutient une lutte horrible contre sa timidité et contre les sanglots qui l’empêchent de parler. En fin de compte elle n’arrive pas à articuler un seul mot perceptible.

Donc, le serment va être prêté. On lui permettra de le prêter! Personne ne l’empêchera de devenir parjure!

Jusqu’ici elle n’a pas pu croire que cela pût se faire. Mais maintenant elle est saisie de la certitude que cela est imminent, que cela se passera à l’instant même. Une angoisse horrible, telle qu’elle n’en a jamais ressenti, la saisit à la gorge. Elle reste là pétrifiée. Elle ne pleure même plus. Ses yeux s’immobilisent dans leurs orbites.

Il a donc l’intention de s’attirer la damnation éternelle.

Elle comprend bien qu’il veut se dégager par ce serment, à cause de sa femme. Mais quand même il aurait des ennuis avec celle-là, il ne devrait cependant pas compromettre ainsi le salut de son âme.

Il n’y a rien de si horrible qu’un parjure. Il reste quelque chose de mystérieux et d’horrible attaché à cette sorte de péché. Aucune grâce, aucun pardon ne peut le couvrir. Les portes de l’enfer s’ouvrent d’elles-mêmes, lorsque le nom d’un parjure est prononcé. Si à ce moment elle eût levé son regard vers le visage de cet homme, elle aurait craint de le voir marqué du signe de la damnation, apposé par la colère de Dieu.

Tandis qu’elle exaspère ainsi son anxiété toujours croissante, le juge a enseigné au défendeur la manière de poser ses doigts sur la Bible. Puis il ouvre le code pour trouver la formule du serment.

En le voyant poser ses doigts sur la Bible, elle s’approche encore d’un pas et on dirait qu’elle veut s’allonger à travers la table pour écarter cette main.

Mais elle est encore retenue par un suprême espoir. Elle croit qu’il cédera au dernier moment.

Le juge a trouvé la page du code qu’il cherchait, et maintenant il commence à dicter le serment à voix haute et distincte. Puis il fait une pause pour que le défendeur puisse répéter ce qu’il vient de dire. Et le défendeur commence vraiment à répéter la formule, mais il vient à se tromper de mot, et le juge est obligé de tout reprendre depuis le commencement.

Maintenant elle ne peut plus garder le moindre espoir. Maintenant elle sait qu’il va se parjurer et qu’il va s’attirer la colère de Dieu pour cette vie et pour l’autre.

Elle reste là à se tordre les mains désespérément. Et tout cela c’est sa faute à elle, puisque c’est elle qui l’a accusé!

Elle était sans travail, il est vrai, elle avait faim et froid. L’enfant était près de mourir, faute de soins. À qui donc devait-elle s’adresser pour avoir du secours?

Jamais elle n’aurait cru non plus qu’il pût commettre un péché si abominable.

Maintenant le juge vient de dicter à nouveau la formule du serment. Dans quelques instants, l’acte sera accompli. Un acte que rien ne peut abolir, qu’on ne peut jamais réparer, qui ne s’efface jamais.

Juste au moment où le défendeur commence à répéter la formule sacramentelle, elle s’élance, rejette la main, et s’empare vivement de la Bible.

C’est son angoisse atroce qui enfin lui a donné le courage d’agir. Il ne faut pas qu’il soit parjure. Il ne faut pas!

L’huissier accourt pour lui arracher la Bible et la ramener au calme. Tout ce qui touche au tribunal lui inspire une crainte immense, et elle croit assurément que ce qu’elle vient de faire va la conduire en prison, mais elle ne lâche pourtant pas la Bible. Coûte que coûte: il ne prêtera pas le serment. Lui qui tient à le prêter, accourt aussi pour s’emparer du livre; mais elle résiste à tous les deux.

—Tu ne dois pas prêter serment, crie-t-elle. Tu ne dois pas!

Cette scène provoque naturellement la plus grande stupeur. Le public se bouscule pour mieux voir, les jurés commencent à remuer, le greffier se lève précipitamment l’encrier à la main de peur qu’on ne le renverse.

Alors le juge s’écrie à voix haute et indignée: Silence! Et tout le monde s’arrête, immobile.

—Qu’est-ce qui vous prend? Que voulez-vous faire de la Bible? demande le juge à la demanderesse du même ton sévère et courroucé.

Ayant pu enfin par ce geste désespéré donner libre cours à son anxiété, elle arrive à surmonter sa gène juste assez pour pouvoir répondre:

—Il ne doit pas prêter serment!

—Tais-toi et remets le livre en place, ordonne le juge.

Mais elle n’obéit pas, au contraire, elle retient le livre des deux mains.

—Il ne doit pas prêter serment, crie-t-elle avec une violence frénétique.

—Tu es donc bien acharnée à gagner ton procès? lui demande le juge d’une voix toujours plus cassante.

—Je veux abandonner le procès, s’écrie-t-elle; et sa voix se fait aiguë, déchirante. Je ne veux pas le forcer à jurer.

—Qu’est-ce que tu cries? demande le juge. As-tu perdu la raison?

Elle respire violemment en essayant de se ressaisir. Elle s’aperçoit elle-même du son aigu de sa voix. Le juge va croire qu’elle est devenue folle, si elle ne peut pas dire posément ce qu’elle a à dire. Encore une fois elle lutte contre son émotion pour arriver à dominer sa voix, et cette fois elle y réussit. Elle dit lentement, posément, distinctement, tout en regardant le juge bien en face:

—J’abandonne le procès. C’est lui le père de l’enfant. Mais je l’aime toujours. Je ne veux pas qu’il soit parjure.

Elle se tient droite et résolue devant le tribunal et continue à fixer son regard droit sur le rude visage du juge. Celui-ci, les deux mains fortement appuyées sur la table, la regarde longuement sans détourner les yeux. Mais à la regarder ainsi, le juge est comme transformé. Tout ce qu’il y avait de dégoûté et de relâché dans ses traits, disparaît, et le rude visage s’illumine de la plus belle émotion. «Voilà, se dit le juge, voilà bien mon peuple. Je ne me fâcherai plus contre lui, puisque même chez le plus humble il y a tant d’amour et tant de piété.»

Soudain le juge sent ses yeux devenir humides de larmes; il a un mouvement brusque, et, presque honteux, il jette autour de lui un regard furtif. À ce moment il voit le greffier, le commissaire et la longue rangée des jurés tendre le cou pour regarder la jeune fille, debout devant le tribunal, la Bible serrée contre sa poitrine. Et il aperçoit une lueur sur leurs figures, comme s’ils venaient d’entrevoir quelque chose de très beau qui leur fait du bien jusqu’au plus profond de l’âme.

Puis, le juge regarde le public, et constate que tous restent silencieux, osant à peine respirer, comme si l’on venait d’entendre le mot le plus ardemment souhaité.

Enfin le juge regarde le défendeur. Maintenant c’est à lui de baisser la tête et de regarder le sol.

De nouveau le juge s’adresse à la pauvre jeune fille:

—Il en sera comme tu désires, dit-il. L’affaire sera rayée, ajoute-t-il, s’adressant au greffier.

Le défendeur fait un geste comme pour faire une objection:

—Qu’est-ce que c’est? lui crie le juge. Tu as quelque chose à redire à cela?

Le défendeur baisse la tête un peu plus et d’une voix à peine perceptible, il répond:

—Oh! non, cela vaut sans doute mieux ainsi.

Le juge reste un instant immobile, puis repoussant le lourd fauteuil, il se lève et se dirige vers la demanderesse.

—Je te remercie, dit-il en lui tendant la main.

Elle a déposé la Bible et reste là toute en pleurs, essuyant ses yeux avec le mouchoir entortillé.

—Je te remercie, fait le juge encore une fois, et il lui prend la main qu’il serre comme si c’était celle d’un brave.

II.

Il ne faut pas croire que la jeune fille qui venait de passer un si mauvais moment devant le tribunal, fût elle-même convaincue d’avoir accompli une action méritoire. Bien au contraire, elle estimait qu’elle s’était couverte de honte devant tout le public. Elle ne comprenait pas que le geste du juge venant lui serrer la main, était un honneur pour elle. Elle croyait que cela signifiait seulement que l’affaire était terminée et qu’elle était libre de s’en aller.

Elle ne voyait pas non plus que les gens la regardaient d’une façon bienveillante et que plusieurs voulaient lui serrer la main. Elle se faufilait et cherchait à s’enfuir. Mais la sortie était encombrée. L’audience étant finie, nombreux étaient ceux qui avaient hâte de partir. Elle fut parmi les derniers à quitter la salle. Elle trouvait que tout le monde avait le droit de passer avant elle.

Lorsqu’enfin elle fut dehors, elle vit la voiture de Gudmund Erlandsson, tout attelée, devant l’escalier. Assis dans la voiture, les rênes entre les mains, Gudmund semblait attendre quelqu’un. Aussitôt qu’il l’eut aperçue dans la foule qui sortait, il lui cria:

—Viens ici, Helga! Il y a une place pour toi ici, puisque nous suivons le même chemin.

Mais bien qu’elle entendît prononcer son nom, elle ne put pas croire que ce fût elle qu’il appelait ainsi. Ce n’était pas possible que Gudmund Erlandsson voulût la prendre dans sa voiture. C’était l’homme le plus beau de toute la commune; jeune, aimable, de bonne famille et bien vu de tous. Jamais elle n’aurait pu croire qu’il voulût avoir affaire à elle.

Le fichu rabattu sur le visage, elle le dépassa en courant sans regarder ni répondre.

—N’entends-tu pas, Helga, il y a une place dans ma voiture? répéta Gudmund, en essayant de donner à sa voix une intonation très amicale.

Mais elle n’arriva pas à comprendre que Gudmund lui voulait du bien. Elle croyait qu’il voulait seulement se moquer d’elle d’une manière ou d’une autre, et elle s’attendait à voir les assistants lui rire au nez. Elle lui jeta un regard effaré et indigné à la fois et quitta la place, courant presque pour être hors d’atteinte lorsque éclaterait leur ricanement.

Gudmund était encore célibataire et demeurait chez ses parents. Le père était fermier. Sa ferme n’était pas bien grande et sa fortune non plus, mais il avait de l’aisance. Le fils était venu à l’audience chercher certains papiers pour le compte de son père, mais son voyage ayant aussi un autre but, il s’était équipé avec beaucoup de soin. Il avait choisi la voiture neuve, dont le vernis n’avait pas une cassure, il avait astiqué le harnais lui-même et brossé le cheval jusqu’à le faire briller comme de la soie. À côté de lui il avait posé sur le siège une belle couverture rouge, et il s’était habillé d’une courte veste de chasse, d’un petit chapeau gris et de hautes bottes dans lesquelles était serré le bas de son pantalon. Ce n’était pas là un costume de fête, mais il savait bien qu’il avait ainsi un air de mâle prestance.

Le matin, à son départ, Gudmund était seul dans sa voiture, mais il n’avait pas trouvé le temps long à cause des idées agréables qui lui trottaient dans la tête. Vers la moitié du chemin, il avait dépassé une jeune fille d’aspect pauvre qui, par sa marche si lente qu’elle semblait ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre, lui donna l’impression d’une fatigue extrême. C’était l’automne, la route était défoncée par la pluie et Gudmund la voyait s’embourber à chaque pas. Il arrêta son cheval pour demander à la jeune fille où elle allait, et apprenant qu’elle se rendait au tribunal, il lui offrit une place dans la voiture. Elle accepta en remerciant et monta s’asseoir dans la charrette à l’arrière sur la planche étroite où était attaché le sac à fourrage, comme si elle n’osait toucher à la couverture rouge posée à côté de Gudmund. Il n’était du reste pas dans ses intentions de la placer auprès de lui. Il ignorait qui elle était, mais à en juger par sa mise, elle devait être la fille de quelque pauvre journalier et il était d’avis qu’elle pourrait se contenter d’une place à l’arrière de la voiture.

En arrivant à une côte où le cheval ralentit son allure, Gudmund entama la conversation. Il voulait savoir comment elle s’appelait et d’où elle était. Apprenant que son nom était Helga et qu’elle était du Grand-Marais, il commença à se sentir inquiet.

—Es-tu toujours restée là-haut ou bien as-tu été en place? demanda-t-il.

Elle avait demeuré chez elle ces temps derniers, mais auparavant elle avait été en place.

—Chez qui? demanda Gudmund très vite.

Il lui sembla que la réponse tardait à venir.

—À Vestgard, chez Per Mortensson, dit-elle enfin en baissant la voix, comme si elle eût préféré ne pas être entendue.

Mais Gudmund l’entendit bien.

—Alors, dit-il, c’est toi qui—mais il n’acheva pas la phrase.

Il se détourna d’elle, se redressa sur son siège et ne lui adressa plus la parole.

Gudmund assénait au cheval coup sur coup, maugréait contre le mauvais état de la route et paraissait de fort mauvaise humeur. La jeune fille resta sans bouger quelques moments, mais bientôt Gudmund sentit une main se poser sur son bras.

—Que veux-tu? demanda-t-il sans tourner la tête.

Elle demandait qu’il voulût bien s’arrêter pour la laisser descendre.

—Pourquoi donc? lit Gudmund d’un ton narquois. Tu n’es pas bien ainsi?

—Si, seulement je préfère marcher. Gudmund se raisonna un peu. C’était bien fâcheux d’avoir offert, juste ce jour-là, une place dans sa voiture à une femme telle que Helga. Mais d’autre part il estima que du moment qu’il l’avait prise dans la voiture, il ne pouvait pas l’en chasser.

—Arrête donc, Gudmund! dit la jeune fille encore une fois.

Sa voix avait une telle décision que Gudmund tira à lui les rênes.

—Puisque c’est elle qui désire descendre, se dit-il, je ne dois pourtant pas la forcer à rester malgré elle.

Elle était descendue avant que le cheval eût pu s’arrêter.

—Je croyais que tu savais qui j’étais, en m’offrant une place dans ta voiture, dit-elle. Sans cela je ne serais pas montée.

Gudmund fit un salut bref et repartit. Elle avait évidemment tout lieu de croire qu’il la connaissait. Il avait vu la fille du Grand-Marais bien des fois, lorsqu’elle était enfant, mais elle avait bien changé depuis lors. D’abord il fut très heureux d’être débarrassé de sa compagne de route, mais peu à peu il commença à se sentir mécontent de lui-même. Évidemment il n’aurait guère pu agir autrement, mais il n’aimait pas à se montrer cruel envers qui que ce fût.

Quelques minutes après s’être séparé de Helga, Gudmund dévia de la grand’route et monta un petit chemin étroit qui menait à une grande ferme d’aspect opulent. Au moment où Gudmund arrêta sa voiture devant le perron, la porte d’entrée s’ouvrit et une des filles de la maison apparut sur le seuil. Gudmund la salua en ôtant son chapeau, tandis qu’une légère rougeur colorait son visage.

—Je viens voir si votre père est encore là, dit-il.

—Quel dommage, il est déjà parti pour le tribunal, répondit la jeune fille.

—Ah! bien, il est déjà parti, dit Gudmund. J’étais venu pour lui offrir une place dans ma voiture. J’y vais, au tribunal, moi aussi.

—Père est toujours si pressé, dit la jeune fille d’un ton de regret.

—Il n’y a pas de mal, répartit Gudmund.

—Père aurait été bien content d’y être conduit dans une si jolie charrette tirée par le beau cheval que voilà, ajouta la jeune fille, aimable.

Ces compliments firent sourire d’aise le jeune homme.

—Il faut bien que je reparte alors, dit-il.

—Vous ne voulez pas entrer un moment?

—Merci beaucoup, Hildur, mais il faut me rendre au tribunal. Il ne convient pas que je m’attarde en route.

À présent, Gudmund continua sa route tout droit jusqu’au tribunal. Il était de très belle humeur et ne pensait plus du tout à la rencontre avec Helga. Quelle chance que ce soit Hildur qui soit sortie sur le perron, comme exprès pour admirer la voiture, et la couverture, et le cheval, et le harnais. Elle avait dû tout bien remarquer.

C’était la première fois que Gudmund assistait à une séance du tribunal. Il constata qu’il y avait là bien des choses à apprendre et y resta toute la journée. Il se trouvait donc dans la salle, lorsque l’affaire de Helga fut appelée; il put la voir s’emparer de la Bible et résister héroïquement tant à l’huissier qu’au juge lui-même. Lorsque tout fut fini et que le juge eut serré la main à la jeune fille, Gudmund se leva précipitamment pour sortir. Ayant attelé en toute hâte, il conduisit son équipage devant l’escalier. Son avis était que Helga, s’étant montrée fort brave, méritait d’être honorée. Celle-ci cependant était tellement apeurée qu’elle ne comprit pas ses intentions, et se déroba à l’honneur qui lui était destiné.

Ce même jour, fort tard dans la soirée, Gudmund arriva au Grand-Marais. L’endroit ainsi appelé était une petite cabane située sur la pente de la montagne boisée qui entourait la commune. Le chemin qui y menait n’était guère praticable aux chevaux que pendant l’hiver, à l’époque des traîneaux, et Gudmund avait dû s’y rendre à pied. Néanmoins il avait eu bien de la peine à arriver. Il avait failli se casser les jambes plus d’une fois parmi les troncs d’arbres et les grosses pierres qui jonchaient le chemin, et il lui avait fallu passer à gué bien des ruisseaux qui à plus d’un endroit barraient le passage. S’il n’avait pas fait pleine lune, il n’aurait pu trouver le sentier menant à la petite cabane, et il se disait que c’était là un rude bout de chemin qu’avait dû faire Helga ce jour-là.

La cabane du Grand-Marais se trouvait dans une clairière à mi-chemin de la côte. Gudmund n’y avait jamais été auparavant, mais bien des fois il avait du fond de la vallée aperçu l’endroit, et le connaissait assez pour savoir qu’il ne s’était pas trompé de chemin.

Tout autour de la clairière, il y avait une barrière de branches mortes, très dense et très difficile à franchir. Elle devait sans doute constituer une espèce de barrage ou de défense contre toute l’ambiance sauvage. La petite cabane était bâtie au bord supérieur de l’enclos. Elle était précédée d’une pelouse en pente, où poussait une herbe courte et fine; en bas de la pelouse, deux petites dépendances en planches grises et un caveau à toiture de tourbe verte. C’était une habitation des plus humbles, mais on ne pouvait nier que l’endroit eût sa beauté. Le marais qui avait donné son nom à la cabane, situé quelque part dans le voisinage, exhalait des brouillards qui, se déroulant magnifiques par le clair de lune, entouraient la montagne d’une couronne argentée. La pointe la plus haute émergeait encore du brouillard et le sommet, hérissé de sapins, se découpait sur le ciel. En bas, sur la vallée, le clair de lune était si intense qu’on discernait aussi bien les champs que les fermes et un ruisseau tortueux, le long duquel le brouillard flottait, tel une fumée légère. La distance n’était pas très grande, mais ce qui était surprenant, c’est que la vallée paraissait néanmoins un monde étranger où tout ce qui était de la forêt n’avait rien à faire. On eût dit que les gens qui habitaient la petite cabane forestière devaient toujours rester sous les arbres protecteurs. Ils n’auraient pu se plaire dans la vallée, pas plus que les coqs de bruyère, les grands-ducs, les lynx, les airelles rouges et les petites étoiles blanches de la forêt.

Gudmund s’approcha de la cabane en traversant la pelouse. Une faible lumière filtrait par la fenêtre dénuée de rideaux. Une lampe allumée était posée sur la table à côté de la fenêtre, auprès de laquelle le père était assis, en train de rapiécer une paire de vieux souliers. La mère se trouvait un peu plus loin dans la pièce, auprès de l’âtre où des branches mortes brûlaient à petit feu. Elle avait devant elle son rouet, mais elle avait cessé son travail pour jouer avec un petit enfant. Elle l’avait sorti de son berceau, et le bruit du jeu arrivait jusqu’à Gudmund. Le visage de la vieille était sillonné de rides, ce qui lui donnait un air sévère, mais aussitôt qu’elle s’inclinait sur l’enfant, ses traits s’adoucissaient et elle souriait au petit aussi tendrement qu’aurait pu le faire la mère véritable.

Gudmund cherchait des yeux Helga, mais nulle part, dans aucun coin de la cabane, il n’arrivait à la découvrir. Alors il jugea préférable de rester dehors jusqu’à ce qu’elle rentrât. Il s’étonnait qu’elle ne fût pas encore de retour. Peut-être s’était-elle arrêtée en cours de route pour se reposer ou manger chez des amis? En tout cas elle ne pouvait plus tarder, si elle tenait à être à l’abri avant la tombée de la nuit.

Gudmund se tenait au milieu de la pelouse, prêtant l’oreille au moindre bruit. Le silence était complet. Pas le moindre vent. Il lui semblait que jamais jusqu’alors il n’avait remarqué une telle sérénité. C’était comme si la forêt entière retenait son haleine dans l’attente de quelque événement extraordinaire.

Pas un être humain dans la forêt. Aucun bruit de branche cassée, ni de pierre déplacée. Helga était évidemment encore loin.

—Je me demande ce qu’elle dira lorsqu’elle me verra ici, se dit Gudmund. Elle jettera peut-être les hauts cris, elle se sauvera dans la forêt et n’osera pas rentrer de toute la nuit.

À ce moment précis de ses réflexions, il fut frappé par la singularité du fait que depuis ce matin il portait un tel intérêt aux affaires de cette pauvre fille du Grand-Marais.

En rentrant de la séance du tribunal, il était allé comme d’ordinaire raconter à sa mère ce qui lui était arrivé dans la journée. La mère de Gudmund était une femme avisée et généreuse qui avait su se conduire avec son fils de telle sorte qu’adulte il lui avait conservé la même confiance qu’il avait pour elle dans son enfance. Elle était souffrante depuis bien des années et ne pouvant plus marcher, elle restait la journée entière immobile dans son fauteuil. C’était toujours un régal pour elle, quand Gudmund rentrant de voyage lui apportait des nouvelles.

Quand il eut raconté à sa mère l’aventure de Helga du Grand-Marais, Gudmund la vit toute soucieuse. Elle garda le silence un long moment, les yeux fixés devant elle.

—Tout bon sentiment n’est donc pas éteint chez cette fille-là, dit-elle enfin. Il ne faut rejeter personne pour une première faute. Il se pourrait bien qu’elle fût reconnaissante à celui qui lui viendrait en aide en ce moment.

Gudmund comprit de suite ce que voulait dire sa mère. Ne pouvant plus se tirer d’affaire toute seule, elle avait besoin d’une personne qui fût à son entière disposition. Mais il était toujours très difficile de trouver quelqu’un qui voulut se charger de ce service. Sa mère était très exigeante, très difficile à contenter, et puis, les jeunes gens préféraient un travail qui leur donnât un peu plus de liberté. Or, il était sans doute venu à l’esprit de sa mère de prendre à son service Helga du Grand-Marais, et Gudmund trouva que c’était là une excellente idée. Helga serait sûrement très dévouée à sa maîtresse. Il se pourrait bien qu’ainsi ils fussent tirés d’embarras pour longtemps.

—Ce qu’il y a de plus délicat, c’est l’enfant, dit la mère après une pause; et Gudmund comprit par là qu’elle réfléchissait sérieusement.

—Il pourra bien rester chez les grands-parents, dit-il.—Ce n’est pas certain qu’elle veuille s’en séparer.—Elle sera bien obligée de ne pas trop penser à ce qu’elle veut et à ce qu’elle ne veut pas. Elle m’a paru ne pas manger à sa faim. Ils ne doivent pas avoir grand chose à se mettre sous la dent, là-haut, au Grand-Marais.

À cela la mère ne répondit rien, mais elle aborda un autre sujet de conversation. On voyait bien que d’autres scrupules lui étaient venus qui l’empêchaient de prendre une décision.

Gudmund raconta alors sa visite à Elvokra où il avait vu Hildur. Il rapporta ce qu’elle avait dit de son cheval et de sa voiture et il ne cacha pas la satisfaction que lui causait cette entrevue. Sa mère aussi fut très contente. Immobilisée dans son intérieur, elle s’occupait sans cesse de forger des projets d’avenir pour son fils, et c’était elle qui la première avait proposé à celui-ci d’essayer de gagner la belle fille du propriétaire de Elvokra. C’était là le plus beau mariage qu’il pût faire. Ce fermier était un personnage important. Il possédait la plus grande ferme de toute la commune et en plus beaucoup d’influence et beaucoup d’argent. À vrai dire, c’était presque insensé d’espérer qu’il se contenterait d’un gendre si peu fortuné que Gudmund, mais d’autre part il restait toujours possible qu’il se rangeât à l’avis de sa fille. Et que Gudmund fût capable de gagner Hildur à ce projet, s’il s’y mettait, voilà de quoi sa mère ne doutait pas un seul instant.

C’était la première fois que Gudmund laissait voir à sa mère que ce projet avait pris racine chez lui; ils engageaient maintenant une longue conversation sur Hildur, sur les richesses et avantages qui reviendraient à celui qui l’épouserait, mais bientôt la conversation s’arrêta de nouveau, la mère redevenant pensive:

—Ne pourrais-tu pas envoyer chercher cette Helga? Je voudrais bien la voir avant de la prendre à mon service, dit-elle enfin.

—Je suis très content que vous vouliez bien vous intéresser à elle, dit Gudmund, en ajoutant dans son for intérieur que si sa mère trouvait une garde-malade qui lui plût, sa femme aurait une existence bien plus agréable dans la maison. Vous verrez bien que vous serez contente d’elle, continua-t-il.

—Ce serait du reste une bonne action de l’engager, dit la mère.

Le soir venu, la malade se remit au lit et Gudmund se rendit à l’écurie pour prendre soin des chevaux. Il faisait beau, l’air était pur, la vallée entière baignait dans un clair de lune resplendissant. Il eut l’idée d’aller ce soir même en personne porter au Grand-Marais le message de sa mère. S’il faisait beau le lendemain, on aurait tant à faire à rentrer l’avoine, que ni lui ni aucun autre n’aurait le temps d’y aller.

Il est vrai que là où il était posté devant la cabane, Gudmund ne percevait aucun bruit de pieds, mais, par contre, il y avait d’autres sons qui troublaient le silence à de courts intervalles. C’étaient des plaintes sourdes, un gémissement faible et étouffé coupé de temps en temps par des sanglots. Croyant entendre que les sons provenaient du hangar, Gudmund se dirigea de ce côté. Aussitôt qu’il s’en approcha, les sanglots cessèrent, et il entendit quelqu’un remuer sous le hangar. Tout de suite Gudmund comprit qui c’était.

—C’est toi, Helga, qui restes là à pleurer? demanda-t-il, en se plaçant devant l’ouverture pour empêcher la jeune fille de se sauver sans lui parler.

De nouveau, un silence absolu se fit. Évidemment, Gudmund avait deviné juste: c’était Helga qui restait là tout en larmes; mais elle essaya d’étouffer ses sanglots pour faire croire à Gudmund qu’il s’était trompé et pour le faire partir. Il faisait une obscurité épaisse sous le hangar et elle était sûre qu’il ne pouvait la voir.

Mais Helga était prise ce soir-là d’un tel désespoir qu’il ne lui fut pas facile de retenir ses larmes. Elle ne s’était pas encore montrée aux parents. Elle n’en avait pas eu le courage. Lorsqu’à la tombée de la nuit elle gravissait la côte pénible en se disant que bientôt il lui faudrait leur apprendre qu’elle n’aurait aucun secours de Per Mortensson, alors elle avait ressenti une telle appréhension des paroles dures et cruelles qu’elle attendait d’eux, qu’elle n’avait pas osé entrer. Elle préféra rester dehors jusqu’à ce qu’ils se fussent couchés, car ainsi elle ne serait peut-être pas obligée de raconter son malheur le jour même. Elle s’était donc cachée sous le hangar. Ce n’est qu’une fois assise là, en proie au froid et à la faim, qu’elle eut la pleine et entière sensation de son état misérable. Toute la honte et toute l’angoisse qu’elle avait dû traverser, toute la honte et toute l’angoisse qu’il lui restait à traverser, lui apparurent pour s’appesantir sur elle à la façon d’une masse de plomb. Elle pleura sur elle-même, elle pleura d’être si misérable que personne ne voulait d’elle. Elle se rappela qu’un jour, alors qu’elle était enfant, elle était tombée dans un trou du marais, où elle s’était enfoncée très profondément. Plus elle faisait effort pour en sortir, plus elle s’enfonçait. Toutes les mottes d’herbes et tous les arbrisseaux qu’elle empoignait, avaient cédé. Il en était de même cette fois-ci. Tout ce qu’elle cherchait à saisir pour se soutenir, se dérobait sous sa main. Personne ne voulait l’aider. L’autre fois, quand elle était tombée dans le trou du marais, un petit vacher était enfin venu l’en sortir, mais aujourd’hui personne n’arrivait à son secours. Il était dit sans doute qu’elle devait périr.

Dès que Helga vint à penser au marais, il lui apparut avec évidence que ce qu’elle avait de mieux à faire, c’était de s’y rendre, pour s’y enfoncer en se laissant engloutir par la boue. Un être si misérable, dont personne ne voulait à son service, ne pouvait évidemment rien faire de mieux que de mourir. Pour l’enfant aussi, il vaudrait mieux qu’elle disparût, car la mère de Helga l’aimait bien, quoiqu’elle ne voulût pas le montrer quand Helga était là. Mais celle-ci une fois disparue pour toujours, la grand’mère s’occuperait du petit comme si c’était son enfant à elle.

Elle ne comprenait pas qu’au beau milieu de sa grande misère elle venait d’accomplir une action qui avait inspiré à tous une meilleure idée d’elle. À chaque instant qui s’écoulait, sa certitude se faisait plus grande que le grand marais était son seul vrai refuge. Et mieux elle comprenait cela, plus elle pleurait.

Aussi ne lui fut-il pas facile de commander à ses larmes. Il ne fallut pas attendre longtemps qu’elle se remît à sangloter.

Gudmund ne connaissait rien de pire que d’entendre pleurer une femme. Aussi fut-il sur le point de partir tout de suite, mais puisqu’il s’était donné la peine de grimper jusque là-haut, il était bien obligé de transmettre le message maternel.

—Qu’as-tu donc, demanda-t-il à Helga, d’un ton rude. Pourquoi n’entres-tu pas?

—Oh! je n’oserais pas, lui répondit Helga; et ses dents claquaient quand elle parlait. Je n’oserais pas!

—De quoi as-tu peur? Tu ne t’es laissée effrayer aujourd’hui ni par l’huissier, ni par le juge lui-même. Tu ne peux pourtant pas avoir peur de tes parents?

—Si, si, ils sont bien pires que tous les autres.

—Pourquoi seraient-ils plus fâchés aujourd’hui que les autres jours?

—Parce que je n’aurai pas d’argent.

—Tu es cependant assez brave fille pour gagner ta vie et celle du petit aussi.

—Oui, mais il n’y a personne qui veuille me prendre à son service.

Soudain Helga s’effraya à l’idée que ses parents pourraient percevoir le bruit de leurs voix et venir voir qui parlait. Et en ce cas-là elle serait bien obligée de tout leur raconter. Ainsi elle ne pourrait plus se sauver dans le grand marais. Dans sa frayeur elle s’élança pour dépasser Gudmund. Mais celui-ci fut plus agile. Il la saisit au bras et la retint de force.

—Oh! non. Tu ne m’échapperas pas avant que j’aie pu te parler.

—Laisse-moi passer! dit-elle, le regardant d’un œil farouche.

—Tu as l’air de vouloir te jeter dans le lac! fit-il.

Elle était dehors maintenant et son visage était illuminé par le clair de lune.

—Quel mal y aurait-il, si je le faisais? reprit Helga, rejetant la tête en arrière et le fixant dans les yeux. Ce matin tu n’as même pas voulu me laisser une place derrière dans ta voiture. Personne ne veut avoir affaire à moi. Tu dois bien comprendre qu’un être tel que moi ferait mieux d’en finir.

Gudmund ne savait absolument que faire. Il aurait voulu être bien loin, mais d’autre part il trouvait qu’il ne pouvait pas abandonner un être humain, en proie à un tel désespoir.

—Écoute-moi bien! Promets seulement d’entendre jusqu’au bout ce que j’ai à te dire; après tu pourras aller où tu voudras.

Elle promit.

—N’y a-t-il pas moyen de s’asseoir ici?

—Le billot est là-bas.

—Eh bien, vas-y alors et tiens-toi tranquille!

Très docilement elle alla s’asseoir.

—Puis, ne pleure plus! dit-il, trouvant qu’il avait déjà une certaine autorité sur elle.

Mais cela, il n’aurait pas dû le dire, car immédiatement elle cacha sa tête dans ses mains, pleurant plus que jamais.

—Ne pleure pas! dit-il, prêt à frapper le sol du pied, dans son exaspération. Il y en a bien qui sont plus mal partagés que toi.

—Oh! non, personne n’est plus malheureux que moi.

—Toi, tu es jeune et en bonne santé. Tu verrais seulement ce que doit supporter ma mère. Elle est si percluse de douleurs qu’elle ne peut plus remuer et pourtant elle ne se plaint jamais.

—Elle n’est pas abandonnée de tous comme moi.

—Tu n’es pas abandonnée, toi non plus. Je viens de parler de toi à ma mère et elle m’a chargé d’un message pour toi.

Les sanglots cessèrent. On avait la sensation d’entendre le grand silence de la forêt qui continuait à retenir son haleine dans l’attente de l’événement merveilleux.

—Je devais te dire de te rendre auprès d’elle demain, pour qu’elle ait l’occasion de te voir de ses propres yeux. Elle se propose de te demander si tu veux venir servir chez nous.

—Elle se propose de me le demander à moi?

—Oui, mais elle veut te voir d’abord.

—Sait-elle que…

—Elle en sait autant que tout le monde.

La jeune fille eut un cri de joie et de stupeur à la fois, et l’instant d’après, Gudmund sentit deux bras autour de son cou. Il en fut tout effrayé et sa première idée fut de se détacher, mais il se ravisa et demeura sans bouger. Il comprit que la jeune fille était transportée de joie au point de ne plus savoir ce qu’elle faisait. À ce moment-là elle aurait pu se jeter au cou du pire gredin, uniquement pour partager avec quelqu’un le grand bonheur qui lui était arrivé.

—Si elle veut bien m’engager, je pourrai vivre! dit-elle en inclinant sa tête contre la poitrine de Gudmund; et de nouveau elle pleura mais avec moins de véhémence que tout à l’heure. Il faut que tu saches que c’était bien mon intention d’aller me jeter dans le marais, dit-elle. Je te remercie d’être venu. Tu m’as sauvé la vie.

Jusque là Gudmund était demeuré immobile mais peu à peu il sentait naître en lui un sentiment confus de douce tendresse. Par un mouvement instinctif il leva la main et lui caressa les cheveux. Alors elle tressaillit comme s’il l’eût réveillée d’un rêve et se dressa toute droite devant lui.

—Je te remercie d’être venu! répéta-t-elle.

Elle était toute rougissante, et lui aussi rougit.

—Ainsi tu viendras nous voir demain, dit-il lui tendant la main en guise d’adieu.

—Je n’oublierai jamais que tu es venu ce soir même, dit Helga chez qui la reconnaissance l’emporta sur le trouble.

—Mais oui, c’est très bien que je sois venu, répondit-il, très calme, tout en se sentant fort satisfait de lui-même. À présent tu vas entrer, je pense? ajouta-t-il.

—Oui, à présent je vais pouvoir entrer.

Gudmund se découvrit subitement pour Helga cette grande sympathie qu’on éprouve si souvent pour ceux qu’on a été amené à aider.

Il restait là, hésitant, ne pouvant se résoudre à partir.

—J’aimerais bien te voir entrer avant de m’en aller.

—J’avais pensé leur laisser le temps de se coucher avant d’entrer.

—Non, tu rentreras tout de suite pour avoir à manger et pour te reposer, dit-il trouvant un certain plaisir à lui imposer sa volonté.

Elle se dirigea immédiatement vers la maison et lui suivait, très content et très fier de la voir obéir sans discussion. Quand elle fut sur le seuil, ils échangèrent de nouveau des saluts d’adieu, mais à peine eut-il fait quelques pas, qu’elle le rejoignit de nouveau.

—Reste ici, jusqu’à ce que je sois entrée! Cela me sera moins difficile, si je sais que tu es là.

—Oui, fit-il, je resterai ici jusqu’à ce que tu aies passé le moment le plus pénible.

Puis Helga ouvrit la porte, et Gudmund remarqua qu’elle la laissait un peu entre-bâillée, sans doute pour ne pas se sentir complètement séparée du protecteur resté dehors. Aussi ne se fit-il aucun scrupule de voir et d’écouter ce qui se passait à l’intérieur.

Les vieux firent à Helga un accueil des plus affectueux. La mère, ayant remis en hâte le petit dans son berceau, s’approcha de l’armoire d’où elle sortit une écuelle de lait et une miche de pain qu’elle déposa sur la table.

—Voilà! Viens manger maintenant, dit-elle. Puis elle alla à l’âtre ranimer le feu. J’ai entretenu le feu pour que tu puisses sécher tes vêtements et te chauffer toi-même en rentrant, mais mange d’abord. C’est bien de cela que tu dois avoir le plus besoin.

Helga était restée près de la porte tout ce temps-là.

—Vous ne devriez pas me recevoir si bien, dit-elle à voix basse. Je n’aurai pas d’argent de Per. J’ai renoncé à son secours.

—Nous avons déjà eu la visite de quelqu’un qui avait assisté à la séance et qui a vu ce qui s’est passé, dit la mère. Nous savons tout.

Helga restait toujours à côté de la porte, ayant l’air de n’y rien comprendre.

Alors son père, le vieux journalier, déposa son ouvrage, releva ses bésicles, et crachota pour faire un petit discours qu’il avait ruminé toute la soirée.

—C’est que ta mère et moi, Helga, dit-il, solennel, nous nous sommes toujours efforcés d’être des gens honnêtes et braves, et il nous a semblé que par ta faute nous étions tombés dans le déshonneur. C’est à croire que nous ne t’aurions pas appris à distinguer le bien du mal. Mais lorsque nous avons su ce que tu as fait aujourd’hui, nous nous sommes dit, ta mère et moi, que maintenant du moins, les gens seraient obligés de constater que tu avais reçu une bonne éducation et de bons enseignements, et nous avons pensé que nous pourrions peut-être encore avoir lieu d’être contents de toi. Et ta mère n’a pas voulu que nous nous mettions au lit avant ton retour, pour te faire un accueil honorable.

 

III.

Helga du Grand-Marais vint à Närlunda et tout se passa à souhait. Elle était docile, serviable et reconnaissante du moindre mot aimable qui lui était adressé. Elle se considérait toujours comme la plus humble et jamais elle ne se mettait en avant. Aussi ne fut-elle pas longtemps à gagner et l’estime de ces autres patrons et l’amitié de ses camarades.

Les premiers jours Gudmund eut tout l’air d’avoir peur de s’adresser à Helga. Il craignait que cette fille du Grand-Marais ne se fît des idées, parce qu’il était venu à son secours; mais c’étaient là des soucis inutiles. Helga le jugea bien trop admirable, trop supérieur, pour lever les yeux sur lui. Aussi Gudmund remarqua-t-il bientôt qu’il n’y avait aucune raison de la tenir à distance. Elle était même plus réservée vis-à-vis de lui que vis-à-vis des autres.

Au cours du même automne où Helga était venu à Närlunda, Gudmund fit des visites répétées chez le riche paysan de Elvokra, et le bruit courait qu’il avait des chances sérieuses de devenir le gendre de la maison. Ce n’est cependant que vers Noël qu’on eut la certitude du succès de sa demande. À cette époque le fermier lui-même avec sa femme et sa fille vint en visite à Närlunda et il était évident que le but de leur visite était de se rendre compte de la situation qui y serait faite à Hildur, si elle épousait Gudmund.

C’était la première fois que Helga voyait de près celle qui allait devenir la femme de Gudmund. Hildur Eriksdotter n’avait pas encore vingt ans, mais elle avait cela de particulier que personne ne pouvait la voir sans se dire quelle maîtresse de maison admirable elle ferait un jour. Elle était de haute taille bien fournie, elle était blonde et jolie et paraissait aimer à avoir autour d’elle une nombreuse maisonnée à qui donner des soins. Elle n’était jamais gênée ni intimidée, parlant abondamment et paraissant toujours bien mieux savoir que la personne avec qui elle parlait. Elle avait fréquenté le collège de la ville pendant quelques années et elle portait les plus belles robes que Helga eût vues de sa vie, et pourtant elle ne paraissait ni vaniteuse, ni coquette. Riche et belle comme elle était, elle n’aurait eu qu’à vouloir pour être mariée à un vrai monsieur, mais elle disait toujours qu’elle ne voulait pas devenir une belle madame et rester les bras croisés. Elle voulait épouser un paysan et diriger elle-même sa maison en vraie paysanne.

Helga trouvait que Hildur était une vraie merveille. Jamais elle n’avait vu personne qui se présentât ainsi à son avantage. Elle n’aurait pas cru qu’un être humain pût être si accompli à tous les points de vue. Il lui semblait un vrai bonheur d’avoir à servir, dans l’avenir, une telle maîtresse.

Tout s’était bien passé pendant la visite des gens de Elvokra et cependant Helga ressentait une vive inquiétude en rappelant ses souvenirs de ce jour-là. C’est que, les hôtes à peine arrivés, elle était venue offrir le café. Lorsqu’elle s’était présentée avec le plateau, la mère de Hildur se penchant vers sa maîtresse lui avait demandé si c’était là la fille du Grand-Marais. Elle n’avait pas parlé si bas que Helga n’entendît très bien la question. Mère Ingeborg avait répondu affirmativement, et l’autre avait dit quelque chose que Helga n’avait pas pu saisir. Mais cela tendait à dire qu’elle trouvait singulier qu’ils voulussent avoir une fille comme elle dans leur maison. Cela faisait à Helga bien du chagrin mais elle se consolait en se disant que c’était la mère et non pas Hildur qui avait prononcé ces paroles.

Un dimanche, vers la fin de l’hiver, Helga et Gudmund vinrent à sortir ensemble de l’église. En descendant la côte, ils s’étaient trouvés au milieu d’une foule d’autres paroissiens, mais ceux-ci les ayant quittés l’un après l’autre, bientôt Helga se trouva seule avec Gudmund.

Aussitôt Gudmund se rappela qu’il n’avait pas été seul avec Helga depuis ce soir lointain où il était allé au Grand-Marais, et le souvenir de ce qui s’était passé à cette occasion se présenta avec intensité à son esprit. Très souvent, au cours de l’hiver, il s’était reporté à leur première rencontre et toujours ce ressouvenir lui avait inspiré une sensation douce et agréable. Se trouvant seul à son travail, il se plaisait à se représenter en mémoire toute cette belle soirée: le brouillard argenté, le clair de lune intense, la forêt obscure, la vallée baignée de lumière et la jeune fille qui lui avait jeté les bras autour du cou en pleurant de bonheur. Cette scène se faisait plus belle chaque fois qu’il s’y reportait. Mais voyant Helga occupée comme les autres à la tâche quotidienne, Gudmund éprouvait de la difficulté à imaginer que c’était celle-là qui y avait figuré. À présent qu’il se promenait seul avec elle sur la route de l’église, il ne put s’empêcher de souhaiter que du moins pour un court moment elle redevînt la même qu’elle avait été ce jour-là.

Helga se mit immédiatement à parler de Hildur. Elle la comblait d’éloges, disant qu’elle était la fille la plus belle et la plus intelligente de toute la contrée, et elle félicitait de tout cœur Gudmund qui allait avoir une femme pareille.

—Il faut lui dire qu’elle me garde à Närlunda, dit-elle. Ça sera un vrai plaisir de servir une telle maîtresse.

Gudmund souriait à son enthousiasme et ne répondait que par monosyllabes, comme s’il n’y prêtait qu’une attention relative. Évidemment c’était très bien qu’elle aimât Hildur à ce point et qu’elle se réjouît tant à l’idée de son mariage.

—Tu t’es plu chez nous cet hiver, je crois, dit-il enfin.

—Certainement. Je ne pourrais pas dire combien mère Ingeborg et vous tous, du reste, avez été bons pour moi.

—Tu n’as pas regretté la forêt?

—Si, au commencement, mais plus maintenant.

—Je croyais que ceux qui étaient de la forêt ne pouvaient se passer d’elle.

Helga se tourna à demi vers son interlocuteur qui se tenait de l’autre côté de la route. Gudmund, lui, était redevenu presqu’un étranger, mais à ce moment il y eut dans sa voix et dans son sourire quelque chose qu’elle crut reconnaître. Mais si, c’était bien le même qui était accouru la sauver au plus fort de sa misère. Bien qu’il dût se marier avec une autre, elle était assurée d’avoir toujours en lui un ami dévoué et un aide fidèle.

Elle ressentit une immense joie à savoir qu’elle pouvait avoir confiance en lui plus qu’en toute autre personne; elle crut devoir lui raconter tout ce qui lui était arrivé depuis leur dernier entretien.

—Il faut que je te dise que les premières semaines j’étais bien malheureuse à Närlunda, commença-t-elle. Mais cela, tu ne dois pas le dire à mère Ingeborg.

—Si tu veux que je me taise, je me tairai.

—Pense seulement, j’ai tant regretté la forêt pour commencer! J’ai été sur le point de tout lâcher pour retourner là-haut.

—Tu avais des regrets? Je croyais que tu étais contente d’être chez nous.

—Je n’y pouvais rien, dit-elle s’excusant. Je comprenais bien combien je devais m’estimer heureuse d’être chez vous. Vous étiez bons, si bons pour moi, et le travail ne dépassait pas mes forces, mais néanmoins j’avais des regrets. Il y avait une force mystérieuse qui m’appelait et m’attirait et voulait absolument me ramener à la forêt. J’avais la sensation, en restant là-bas dans la vallée, de tromper et de trahir quelqu’un qui avait sur moi des droits imprescriptibles.

—C’était peut-être—commença Gudmund; mais il s’arrêta au milieu de la phrase.

—Non, ce n’était pas le petit que je regrettais. Je savais qu’il était bien soigné et que ma mère était bonne pour lui. Ce n’était rien de bien précis. J’avais la sensation d’être un oiseau sauvage qu’on avait mis en cage, et je croyais que je mourrais si l’on ne me relâchait pas.

—Tu étais donc si malheureuse que ça! s’exclamait Gudmund en souriant, car tout d’un coup il crut la reconnaître.

Tout d’un coup ce fut comme s’il n’y eût eu aucun intervalle, mais qu’ils se fussent séparés seulement la veille, là-haut devant le Grand-Marais. Helga souriait de nouveau tout en continuant à raconter ses peines.

—La nuit je ne dormais pas, dit-elle, car aussitôt que j’étais au lit, les larmes se mettaient à couler, et quand je me levais le matin, l’oreiller était tout mouillé. Le jour, en travaillant parmi vous autres, je pouvais retenir mes larmes, mais aussitôt redevenue seule, les larmes me montaient aux yeux.

—Tu as versé bien des larmes, toi, dans ta vie, fit Gudmund.

Mais il n’avait pas l’air compatissant en prononçant ces paroles. Il donnait plutôt l’impression d’être travaillé tout le temps par un rire silencieux qu’il retenait difficilement.

—Toi, tu ne comprendras sans doute jamais combien grande a été ma peine, dit-elle avec une ardeur avivée par le désir de se faire comprendre par lui.

—Il y avait sur moi une langueur qui me ravissait à moi-même. Pas un instant je ne pouvais me sentir heureuse. Rien n’était beau, rien ne me faisait plaisir, personne à qui je pusse m’attacher. Vous étiez tous aussi étrangers qu’au jour même où pour la première fois j’ai franchi le seuil de votre maison.

—Mais, demanda Gudmund, ne disais-tu pas tout à l’heure que tu désirais rester chez nous?

—Si, certainement.

—Alors, tu n’as plus de regrets maintenant?

—Non, tout cela est passé. J’ai été guérie. Attends un peu, tu sauras tout.

À ces mots, Gudmund traversant la route se mit à marcher à côté d’elle. Il continuait à sourire. Il paraissait content de l’écouter parler mais, sans doute, il n’attachait pas grande importance à ce qu’elle disait. Peu à peu Helga aussi se sentait animée du même état d’esprit. Tout lui semblait léger, ensoleillé. La route de l’église qui d’ordinaire était si longue et si pénible, ne la fatiguait pas du tout aujourd’hui. Il y avait quelque chose qui la soulevait. Elle continuait à raconter parce qu’elle avait commencé, mais ça lui importait bien moins maintenant de parler. Elle aurait éprouvé le même plaisir rien qu’à marcher silencieuse à côté de lui.

—Comme j’étais au plus fort de mes peines, dit-elle, je demandai à mère Ingeborg, un samedi soir, de rentrer chez moi pour y passer le dimanche. Et en gravissant ce soir-là la côte du Grand-Marais, j’étais bien convaincue que jamais plus je ne retournerais à Närlunda. Mais là-haut je retrouvai père et mère tellement contents de me savoir en si bonne place dans une maison si considérée, que je n’osai pas leur dire que je ne pouvais plus y rester. Du reste, aussitôt que je me trouvai de nouveau dans la forêt, toute mon angoisse, toute ma peine avaient complètement disparu. Il me semblait que tout cela n’avait été qu’un cauchemar. Et puis, le petit me causait du chagrin. Mère s’en était chargée pour de bon. Il n’était plus à moi. Évidemment c’était bien ainsi, mais j’avais tant de peine à m’y habituer.

—Peut-être même que tu t’es mise à nous regretter? interjeta Gudmund.

—Oh! non. Lundi matin, à mon réveil, lorsque je me disais qu’il fallait repartir, ce sentiment de langueur m’envahissait de nouveau. Je restais à pleurer et à me torturer, car la seule solution raisonnable était d’aller reprendre mon service mais d’autre part je me sentais devenir malade, folle même, en le faisant. Alors tout d’un coup je me suis rappelée avoir entendu dire qu’en emportant un tant soit peu des cendres de son propre foyer pour le répandre sur le foyer étranger, on était délivré de toute nostalgie.

—C’était là au moins un remède facile à appliquer, fit Gudmund.

—Oui, mais il y avait, paraît-il, un inconvénient à s’en servir: depuis, on était réduit à ne plus se plaire ailleurs. Si l’on quittait l’endroit où l’on avait transporté les cendres, alors on était à tout jamais tourmenté par le désir d’y retourner autant qu’avant par le désir de s’en aller.

—Est-ce qu’on ne pourrait pas se munir d’un peu de cendres à chaque nouveau déplacement?

—Non, cela ne se fait qu’une seule fois. Puis, il n’y avait pas de retour. De sorte que le risque était grand d’essayer un tel remède.

—Moi, je n’aurais jamais osé, dit Gudmund; et elle entendait bien qu’il ne faisait que se moquer d’elle.

—Mais moi, je l’ai osé quand même, dit Helga. Cela valait pourtant mieux que de paraître ingrate envers mère Ingeborg et envers toi qui avais bien voulu m’aider. J’ai emporté un peu de cendres en partant, et arrivée à Närlunda j’ai profité de la première occasion où il n’y avait personne dans la pièce pour les répandre sur votre foyer.

—Et à présent tu crois que ce sont les cendres qui t’ont porté secours?

—Attends un peu, tu sauras la suite! Je me suis remise immédiatement au travail et ne pensai plus aux cendres de toute la journée. Je ressentais la même langueur qu’auparavant, et j’étais dégoûtée de tout comme d’habitude. Il y avait beaucoup à faire ce jour-là, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la maison, et lorsqu’au soir, ayant enfin fini ma tâche à l’étable, je m’apprêtais à rentrer, le feu brûlait déjà au foyer.

—À présent, me voilà très curieux de savoir la suite, dit Gudmund.

—Pense que déjà en traversant la cour, il me semblait reconnaître dans la flamme du feu un vieil ami, et en ouvrant la porte, j’eus la sensation rapide mais nette d’entrer dans notre cabane à nous où je devais retrouver mes parents assis autour du foyer. Oui, cela ne faisait que m’effleurer comme un songe, mais en entrant je fus toute surprise de trouver à la pièce un aspect si gentil, si agréable. Jamais jusque-là je n’avais trouvé à mère Ingeborg, ni à vous autres, une mine si aimable que ce soir-là, en vous voyant réunies autour du foyer. J’eus une sensation de véritable bien-être, cela ne m’était pas arrivé encore. J’en fus tellement surprise que je faillis me mettre à crier et à battre des mains. Vous me paraissiez complètement transfigurés. Vous n’étiez plus pour moi des étrangers; je pouvais vous parler de n’importe quoi. Tu dois comprendre combien je m’en réjouis; mais d’autre part, je ne pus m’empêcher de m’étonner du changement. Je me demandais si j’avais été ensorcelée. Et du même coup je me rappelai les cendres que j’avais répandues sur votre foyer.

—C’est là un cas bien singulier, dit Gudmund.

Il n’ajoutait aucune foi aux superstitions ni aux sorcelleries mais il ne lui déplaisait pas d’en entendre parler par la bouche de Helga.

—Voilà enfin revenue la petite toquée de la forêt, se dit-il. Peut-on comprendre qu’une personne qui a traversé tant de malheurs, soit restée si enfantine.

—N’est-ce pas que c’est singulier? dit Helga. Aussitôt le feu allumé au foyer, je ressentais chez vous la même sécurité, le même bien-être qu’autrefois chez nous. Mais aussi y-a-t-il sans doute quelque mystère attaché au feu. Peut-être pas à n’importe quel feu, mais sûrement à celui qui brûle dans un foyer autour duquel se réunit, chaque soirée, la famille entière. Il vous devient si familier. Il joue, danse et pétille pour votre plaisir, mais parfois il paraît comme aigri et de mauvaise humeur. C’est comme s’il avait le pouvoir de distribuer le bien-être ou le mal-être. Maintenant il me semblait que le feu de chez moi m’avait accompagnée dans mon déplacement et qu’il donnait à toutes choses le même aspect familier et ami qu’aux choses de chez moi.

—Mais si maintenant on t’obligeait à quitter Närlunda? dit Gudmund.

—Alors je le regretterais toute ma vie, répondit-elle; et à l’entendre on comprenait bien que c’était très sérieux.

—Eh bien, ce ne sera pas moi qui te chasserai, dit Gudmund, et bien qu’il rît en le disant, il y avait de la chaleur dans l’expression de sa voix.

Puis ils ne renouèrent plus la conversation, mais marchèrent silencieux jusqu’à la ferme. De temps en temps Gudmund tournait la tête pour regarder celle qui avançait à côté de lui. Elle s’était bien remise, depuis les mauvais jours qu’elle avait eus l’année passée. Maintenant elle avait pris un air de fraîcheur et de pureté. Les traits de son visage étaient fins et délicats, les cheveux ébouriffés entouraient sa tête d’une vraie auréole, les yeux étaient drôles à n’y rien comprendre. Elle avait la marche rapide et légère. Sa parole était prompte mais pourtant timide. Elle avait toujours peur d’être tournée en ridicule, mais il lui fallait néanmoins dire ce qu’elle avait sur le cœur.

Gudmund se demandait à lui-même s’il aurait désiré que Hildur fût ainsi, mais cela, non, il ne le voudrait pas. Cette Helga n’était pas une personne qu’on épouse.

Quelques semaines plus tard, Helga apprit qu’il lui fallait quitter Närlunda au mois d’avril; Hildur Eriksdotter ne voulait pas demeurer sous le même toit qu’elle.

Ce n’est pas que ses maîtres le lui déclarassent ouvertement, mais mère Ingeborg laissa tomber que quand la belle-fille serait arrivée, ils n’auraient probablement plus besoin de tant de domestiques, grâce à l’aide qu’elle ne manquerait pas de leur apporter dans le ménage. Une autre fois elle dit qu’elle avait entendu parler d’une très bonne place où Helga serait bien mieux que chez eux.

Il ne fallut pas plus à Helga pour comprendre qu’elle devait s’en aller, et elle déclara tout de suite qu’elle voulait partir, mais qu’elle ne désirait aucune autre place: elle retournerait chez elle.

On voyait bien que ce n’était pas de plein gré que les gens de Närlunda renvoyaient Helga.

Au jour de son départ, il y eut, au repas, un tel nombre de plats qu’on aurait dit une vraie fête, et mère Ingeborg lui remit une telle provision de vêtements et de chaussures, que la jeune fille qui était arrivée, un petit baluchon sous le bras parvenait à peine maintenant à caser ses effets dans un grand coffre.

—Je n’aurai jamais une meilleure domestique que toi, dit mère Ingeborg. Et maintenant, n’aie pas trop mauvaise idée de moi parce que je te renvoie. Tu comprends bien que ce n’est pas de mon plein gré. Je ne t’oublierai pas. Tant qu’il restera en mon pouvoir de l’aider, tu n’auras pas à craindre la misère.

Il fut convenu avec Helga qu’elle se mettrait à tisser des draps et des serviettes pour le compte de mère Ingeborg. Celle-ci lui donna de l’ouvrage pour six mois au moins.

Gudmund coupait du bois, au bûcher, à l’heure du départ de Helga. Il ne venait pas faire ses adieux bien que le traîneau fût déjà devant la porte. Il paraissait si affairé qu’il ne voyait pas ce qui se passait. Elle fut bien obligée de se rendre près de lui pour prendre congé.

Il déposa la hache, prit la main de Helga et dit, non sans précipitation:

—Merci du temps que tu as passé chez nous!

Et puis il se remit au travail. Helga aurait voulu lui dire qu’elle comprenait bien l’impossibilité de la garder et que tout cela était de sa propre faute; c’était elle-même qui s’était mise dans une si mauvaise position. Mais Gudmund donnait de tels coups que les éclats de bois s’envolaient autour d’eux, et elle n’arrivait à rien dire.

Mais ce qu’il y eut de plus singulier dans ce départ, c’est que ce fut le patron lui-même, le vieux Erland Erlandsson, qui reconduisit Helga au Grand-Marais.

Le père de Gudmund était un petit homme sec, à la tête chauve, aux yeux clairs et intelligents. Il était très réservé et si taciturne qu’il lui arrivait de ne pas prononcer un seul mot de toute la journée. Tant que tout marchait à souhait, on ne s’apercevait pas de son existence, mais aussitôt qu’il y avait quelque accroc, il arrivait toujours au bon moment pour dire et faire ce qu’il fallait, et remettre les choses en état. Il était habile à la tenue des livres et jouissait de l’estime des gens de sa commune, aussi l’avait-on chargé de toutes sortes de missions de confiance et il était plus considéré que bien des gens qui possédaient de grandes fermes et des fortunes considérables.

Erland Erlandsson reconduisait Helga sur des routes rendues mauvaises par la fonte des neiges, et néanmoins il ne lui permît pas de descendre dans les côtes pour alléger le fardeau du cheval. Après leur arrivée au Grand-Marais, il s’attardait longtemps à la cabane pour causer avec les parents de Helga, leur racontant combien et lui et mère Ingeborg avaient été contents d’elle. Ce n’était que parce que dorénavant ils n’auraient plus besoin de tant de domestiques, qu’on avait dû la renvoyer. Comme elle était la plus jeune, c’était à elle de partir. Il leur avait paru injuste de renvoyer de vieux domestiques qui étaient chez eux depuis de longues années.

Les paroles d’Erland Erlandsson eurent l’effet visé de préparer à Helga un bon accueil de la part des parents. En apprenant qu’elle avait reçu de si grandes commandes de tissus qu’elle était sûre de gagner sa vie à ce métier, ils se déclaraient contents de la garder auprès d’eux.

 

IV.

Il semblait à Gudmund qu’il avait aimé Hildur Eriksdotter jusqu’au jour où elle lui extorqua la promesse de renvoyer Helga de Närlunda. Du moins n’y eut-il jusqu’à ce jour-là aucun être au monde qu’il admirât et estimât plus qu’elle. Jamais jeune fille ne lui avait paru digne d’être comparée à Hildur et il s’était senti très fier d’avoir réussi à la gagner. Il avait trouvé un réel plaisir à imaginer l’avenir à côté d’elle. Ils seraient riches et considérés et il avait le sûr pressentiment qu’il ferait bon vivre dans une maison dirigée par Hildur. Il ne lui répugnait pas non plus de penser à tout l’argent qu’il aurait par son mariage avec cette jeune fille. Il allait pouvoir améliorer la culture, reconstruire les vieux bâtiments délabrés et agrandir la ferme de manière à devenir un vrai grand paysan.

Le même dimanche où il avait fait le retour de l’église en compagnie de Helga, il était parti au soir pour Elvokra. Là, Hildur s’était mise à parler de Helga, disant qu’elle ne voulait pas venir à Närlunda avant d’avoir vu partir cette fille. Gudmund avait d’abord voulu prendre cette idée pour une plaisanterie, mais bientôt il avait compris que Hildur était très sérieuse en parlant ainsi. Alors Gudmund plaida avec beaucoup de chaleur la cause de Helga, disant qu’elle était si jeune au moment où on l’avait envoyée en place, que vraiment il n’y avait pas de quoi s’étonner si cela tournait mal, surtout qu’elle était tombée sur un mauvais patron comme Per Mortensson. Depuis que la mère de Gudmund s’était chargée d’elle, elle s’était toujours bien conduite.

—Ça ne peut pas être juste de la repousser, dit-il. Alors il se pourrait bien qu’elle eût de nouveaux malheurs.

Mais Hildur ne voulait pas entendre raison.

—Si cette fille doit rester à Närlunda, je n’y mettrai jamais les pieds, dit-elle. Je ne pourrai jamais supporter la présence, dans ma maison, d’une telle personne.

—Tu ne sais pas ce que tu fais, dit Gudmund. Personne n’a su si bien qu’Helga soigner ma mère. Nous avons tous été très heureux de sa venue parmi nous. Auparavant, mère était souvent difficile et d’humeur sombre.

—Je ne pense pas t’obliger à la renvoyer, dit Hildur; mais c’était l’évidence même que si Gudmund ne lui accordait pas satisfaction, elle était décidée à renoncer aux projets de mariage.

—Eh bien, ça sera comme tu voudras, lui dit alors Gudmund.

Il jugea impossible de risquer tout son avenir à cause de Helga. Mais il était très pâle en faisant cette concession et il resta silencieux et abattu toute la soirée.

Cet incident faisait craindre à Gudmund que peut-être Helga ne fût pas telle qu’il se l’était imaginée. Il n’aimait évidemment pas qu’elle eût pu lui imposer sa volonté, mais ce qui était pis, il n’arrivait pas à se persuader qu’elle eût eu raison. Il se disait qu’il se serait fait un plaisir de céder devant elle, si elle s’était montrée généreuse, mais au lieu de cela elle lui était apparue mesquine et dépourvue de cœur.

Toutes les fois que Gudmund revoyait sa fiancée, il restait aux aguets pour voir si ce trait de caractère qu’il croyait avoir découvert chez elle, réapparaîtrait encore. Sa méfiance une fois mise en éveil, il ne fut pas longtemps à découvrir bien des choses qui n’étaient pas comme il aurait désiré.

—Je crois bien qu’elle est de celles qui pensent d’abord à elles-mêmes, murmurait-il par devers lui chaque fois qu’il la quittait, et il se demandait combien durerait l’amour qu’elle avait pour lui s’il était mis à l’épreuve.

Il essayait de se consoler en se disant que tout le monde pense d’abord à soi-même, mais à cette idée l’image de Helga se présentait immédiatement à son esprit. Il la revoyait dans la salle d’audience s’emparant de la Bible, et de nouveau il l’entendait crier:

—Je renonce au procès. Je l’aime encore. Je ne veux pas qu’il soit parjure.

C’est ainsi qu’il aurait voulu Hildur. Helga lui était devenue une mesure avec laquelle il mesurait les gens.

En vérité, il n’y en avait pas beaucoup pour égaler cette fille-là en amour et en charité.

Chaque jour, son amour pour Hildur diminuait davantage, mais il ne lui vint pas à l’idée de renoncer à ce mariage. Il essayait de se persuader que son découragement n’était qu’une lubie. À peine quelques semaines auparavant ne la tenait-il pas pour la meilleure de toutes!

Si c’eût été au début des fiançailles, il se serait sans doute retiré. Mais maintenant les bans étaient publiés, le jour du mariage fixé, et chez lui on avait déjà commencé à faire de vastes réparations. Et puis, il ne tenait pas non plus à renoncer à la belle fortune et à la bonne situation qui l’attendaient. Enfin, quelle raison invoquerait-il pour une rupture? Ce qu’il avait à redire contre Hildur était si peu de chose que cela n’eût plus été que du vent entre ses lèvres, s’il avait essayé de le formuler.

Mais souvent le cœur lui pesait, et chaque fois qu’il avait des courses à faire au village ou en ville, il se fournissait de bière et de vin dans les boutiques pour retrouver sa belle humeur en buvant. Après avoir vidé quelques bouteilles, il était de nouveau fier de son mariage et épris de Hildur. Alors il ne comprenait plus ce qui l’avait tourmenté.

Gudmund pensait souvent à Helga et désirait ardemment la revoir. Mais il se disait que Helga devait tenir pour un misérable l’homme qui l’avait fait renvoyer, malgré l’engagement contraire, donné de plein gré. Ne pouvant ni s’expliquer, ni s’excuser, il évitait de se rencontrer avec elle.

Un matin, Gudmund, se trouvant sur la route, y rencontra Helga qui revenait du village où elle était allée chercher du lait. Gudmund fit demi-tour et se mit en devoir de raccompagner. Elle ne parut pas très heureuse de la compagnie: elle se mit à marcher très vite comme si elle désirait lui échapper, et elle ne disait rien. Gudmund aussi se taisait, ne sachant comment engager la conversation.

Alors une voiture parut au loin. Gudmund, absorbé par ses pensées, ne s’en aperçut pas, mais Helga l’ayant vue se tourna brusquement vers lui.

—Ce n’est pas la peine que tu m’accompagnes plus loin, Gudmund, car si je ne me trompe, voici la voiture des gens d’Elvokra qui arrive là-bas.

Gudmund ayant jeté un rapide coup d’œil et reconnaissant le cheval et la voiture, fit un mouvement comme pour retourner sur ses pas. Mais l’instant après, se redressant fièrement, il continua sa marche à côté de Helga jusqu’à ce que la voiture eût passé. Alors il ralentit le pas. Helga continuant à marcher aussi vite qu’avant, ils se séparèrent sans qu’il lui eût adressé un seul mot. Mais le restant de la journée il était plus content de lui-même qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps.

 

V.

Il avait été décidé que le mariage de Gudmund et de Hildur serait célébré à Elvokra, le lundi de la Pentecôte. Le vendredi de la semaine précédente, Gudmund se rendit à la ville pour faire quelques emplettes en vue d’une fête de bienvenue qu’on devait donner à Närlunda au lendemain du mariage. En ville, il se rencontra avec des jeunes gens de sa commune. Sachant que c’était sa dernière promenade en ville avant le mariage, ils en prirent prétexte pour organiser une véritable orgie. Tous prenant à tâche de faire boire Gudmund, ils firent si bien qu’à la fin celui-ci se trouva ivre-mort.

Il ne rentra qu’au matin suivant, si tard, que son père et le valet étaient déjà partis au travail, et il resta au lit jusqu’après-midi. En se levant pour s’habiller, il constata que son veston était déchiré à plusieurs endroits.

—Il paraît que je me suis battu cette nuit, se dit-il, faisant effort pour se rappeler ce qu’il avait bien pu faire.

Il se rappela tout juste que vers onze heures il avait quitté l’auberge en compagnie de ses amis, mais il n’arriva pas à démêler où ils s’étaient rendus par la suite. C’était là vouloir pénétrer de son regard l’obscurité la plus absolue. Il ne savait pas s’ils n’avaient fait que se ballader par les rues ou bien s’ils étaient entrés quelque part. Il ne se rappelait pas si c’était lui-même ou bien un autre qui avait attelé le cheval et il ne gardait aucun souvenir de son retour.

En entrant dans la salle, il la trouva lavée et rangée en vue de la fête. Le travail était fini pour la journée, et les gens étaient en train de goûter. Personne ne fit allusion au voyage de Gudmund. C’était chose convenue qu’il aurait pleine liberté de faire ce qu’il voulait, ces dernières semaines.

Gudmund s’assit à table pour prendre son café comme tout le monde. Tandis qu’il le versait de la tasse dans la soucoupe, et de là de nouveau dans la tasse pour le faire refroidir, mère Ingeborg, ayant achevé de boire, prit le journal qui venait d’arriver et se mit à lire. Elle lut à voix haute colonne après colonne, et Gudmund, son père et tous les autres l’écoutaient.

Parmi les nouvelles qu’elle débitait ainsi, se trouvait le récit d’une rixe survenue la nuit passée sur la grande place entre un groupe de paysans ivres et des ouvriers. Aussitôt la police arrivée, les combattants s’étaient enfuis à l’exception d’un seul resté inanimé au milieu de la place. Celui-ci avait été transporté au poste de police et aucune blessure extérieure n’ayant été constatée, on avait essayé de le rappeler à la vie. Tous les efforts étant restés vains, on avait enfin découvert une lame de couteau enfoncée dans la tête. C’était une lame de grandeur considérable, qui ayant pénétré dans le cerveau s’était cassée presque au ras du crâne. Le meurtrier s’était enfui avec le manche du couteau; mais la police, connaissant fort bien ceux qui avaient pris part à la rixe, gardait bon espoir de le retrouver sous peu.

Tout en écoutant la lecture, Gudmund déposa sa tasse, mit la main à la poche, d’où il retira son couteau sur lequel il jeta un regard indifférent. Soudain il eut un mouvement brusque, retourna le couteau dans la main et le remit dans sa poche si vite qu’on aurait dit qu’il le brûlait. Puis, il ne toucha plus au café mais resta longtemps immobile, ayant l’air fort soucieux. Son front se rida de plis profonds. Il était manifeste qu’il cherchait à toute force à pénétrer un mystère.

À la fin il se leva, s’étira, bâilla et se dirigea lentement vers la porte de sortie.

—Il faut bien me remuer un peu. Je n’ai pas été dehors de toute la journée, dit-il en quittant la pièce.

Presque en même temps Erland Erlandsson se leva aussi. Ayant fini sa pipe il entra dans sa chambre chercher du tabac. S’attardant un peu à bourrer sa pipe, il aperçut Gudmund qui passait. La chambre où il se trouvait ne donnait pas sur la cour comme la salle mais sur un jardinet où se dressaient quelques pommiers énormes. En bas du jardinet était un petit marécage où se formaient au printemps de grandes flaques d’eau, mais qui séchait complètement au courant de l’été. Rarement voyait-on quelqu’un se diriger de ce côté-là. Erland Erlandsson, se demandant ce qu’allait y faire Gudmund le suivait des yeux. Il vit son fils mettre la main à la poche pour en retirer un objet qu’il lança au loin dans le marécage. Puis il traversa le jardinet, sauta une barrière et disparut du côté de la route.

Aussitôt le fils hors de vue, Erland sortant à son tour se dirigea vers le marécage. Il passa hardiment dans l’eau vaseuse où bientôt il se baissa pour ramasser un objet contre lequel son pied venait de buter. C’était un grand couteau dont la grande lame était brisée. Il le retourna de tous les côtés, l’examinant avec un soin minutieux, pendant qu’il restait encore les pieds dans l’eau. Puis il le mit dans sa poche, mais le retira de nouveau pour l’examiner encore plusieurs fois avant de retourner à la maison.

Gudmund ne rentra que lorsque tout le monde fut couché. Il se mit au lit sans toucher au repas qui l’attendait sur la table de la salle.

Erland Erlandsson et sa femme couchaient dans la pièce donnant sur le jardinet. Au premier jour, Erland crut entendre un bruit de pas sous la fenêtre. Il se leva, écarta le rideau et vit de nouveau son fils qui se dirigeait vers le marécage. Là ôtant chaussures et chaussettes, il se mit dans l’eau qu’il explora dans tous les sens comme quelqu’un qui cherche un objet perdu. Il continua ainsi un bon moment, puis regagna la terre ferme comme s’il eût pensé s’en aller, mais retourna aussitôt à sa recherche. Une heure entière le père resta à le regarder. Alors Gudmund retourna vers la maison et rentra se coucher.

Le dimanche de la Pentecôte, Gudmund devait aller à l’église. Au moment où il attelait le cheval, son père traversa la cour.

—Tu as oublié d’astiquer le harnais aujourd’hui, dit-il en passant, car le harnais aussi bien du reste que la voiture, étaient sales et crasseux.

—J’ai eu autre chose à faire, répondit Gudmund avec indolence; et il partit sans y rien changer.

Après la messe, Gudmund accompagna sa fiancée à Elvokra où il passa le reste de la journée. Il y avait là une nombreuse réunion de jeunes gens qui devaient fêter la dernière soirée de jeune fille de Hildur, et l’on dansa jusque fort tard dans la nuit. Il y avait beaucoup à boire mais Gudmund ne toucha à rien. De toute la soirée il ne dit guère mot à personne, mais il dansait frénétiquement et riait parfois d’un rire bruyant et aigu sans que personne comprît au juste ce qui l’amusait.

Gudmund ne rentra que vers deux heures et aussitôt qu’il eut remisé son cheval, il se dirigea vers le marécage derrière la maison. Il se mit pieds nus, retroussa son pantalon et entra dans l’eau. C’était une claire nuit d’été et le père se trouvait derrière le rideau de sa chambre, regardant les manœuvres de son fils. Il le vit marcher incliné vers la surface de l’eau, cherchant obstinément comme la nuit précédente. De temps à autre il regagnait le bord comme s’il eût désespéré de rien trouver, mais l’instant d’après il se remettait à l’eau. À un moment donné il s’en fut chercher un seau de l’étable à l’aide duquel il se mit en devoir de puiser l’eau des petites mares stagnantes comme s’il eût pensé les vider, mais constatant bientôt que c’était peine perdue, il déposa le seau. Il essaya encore une épuisette. Il en sillonna le marécage entier sans en retirer autre chose que de la vase. Quand il rentra, l’heure était si avancée que la maison commençait à s’animer. Il était alors si fatigué et si épuisé par l’insomnie qu’il trébuchait en marchant et il se jeta sur son lit sans se déshabiller.

À huit heures sonnantes, le père vint le réveiller. Gudmund était couché sur le lit, les vêtements éclaboussés de vase et de boue, mais le père ne lui demanda pas ce qu’il avait pu faire, il lui dit seulement que c’était l’heure de se lever, puis il ferma la porte. Quelques minutes après, Gudmund descendit dans la salle, habillé de son beau costume de noces. Il était pâle, ses yeux brûlaient d’un éclat anxieux, mais personne ne l’avait jamais vu si beau. Les traits du visage étaient comme illuminés par une lumière intérieure. On croyait voir un être fait d’âme et de volonté et non pas de chair et de sang.

Dans la salle tout avait pris un air solennel. La mère avait mis sa robe noire et jeté un beau châle de soie sur ses épaules, bien qu’elle ne dût pas assister au mariage. Tous les domestiques avaient de même mis leurs plus beaux costumes. Le foyer était décoré de feuilles fraîches de bouleau. La table était recouverte d’une nappe blanche et chargée de plats variés et succulents.

Après le repas, mère Ingeborg lut un psaume et quelques versets de la Bible. Puis, s’adressant à Gudmund, elle le remercia d’avoir toujours été un bon fils, lui souhaita du bonheur pour l’avenir et lui donna sa bénédiction. Mère Ingeborg savait fort bien tourner ses phrases et Gudmund en fut tout ému. À plusieurs reprises ses yeux se voilèrent, mais il réussit cependant à vaincre son envie de pleurer. Le père aussi prononça quelques mots.

—Il nous sera bien dur de te perdre, dit-il; et de nouveau Gudmund fut près d’éclater en sanglots.

Tous les domestiques venaient aussi lui serrer la main en le remerciant du temps passé. Les larmes brillaient aux cils de Gudmund pendant toute cette scène. Il toussotait et faisait de vains efforts pour parler, mais arrivait à peine à prononcer un mot intelligible.

Le père devait l’accompagner à Elvokra pour assister au mariage. Il sortit pour atteler le cheval, et rentra peu après annoncer que le moment était venu de partir. En prenant place dans la voiture, Gudmund constata qu’elle était nettoyée. Tout était aussi reluisant, aussi bien soigné qu’il le voulait d’ordinaire lui-même. Du même coup il fut frappé du bel ordre qui régnait dans la cour. L’avenue était sablée de frais, des tas de vieux bois et d’autres fatras qui s’y trouvaient depuis des années et des années, avaient été enlevés. Des deux côtés de l’entrée étaient placés en guise d’arc de triomphe deux beaux bouleaux, à la girouette était suspendue une magnifique couronne de fleurs de prunier sauvage, de toutes les lucarnes sortaient des branches vert clair de bouleau fraîchement coupées. De nouveau, Gudmund se sentit prêt à pleurer. Il serra violemment le bras de son père au moment où celui-ci allait fouetter le cheval. C’était comme s’il eût voulu empêcher le départ.

—Qu’y a-t-il? demanda le père.

—Rien, répondit Gudmund, ce n’était rien. Il faut bien partir.

Gudmund n’était pas encore bien loin qu’il dut faire encore un adieu. C’était Helga du Grand-Marais. Elle l’attendait à la barrière qui séparait de la route le petit sentier conduisant chez elle. Le père, qui conduisait, arrêta le cheval en apercevant Helga.

—Je vous ai attendus, parce que je voulais apporter mes vœux de bonheur à Gudmund aujourd’hui même, dit Helga.

Gudmund se baissa hors de la voiture pour serrer la main à Helga. Il crut voir qu’elle avait maigri, ses yeux étaient bordés de rouge. Nul doute qu’elle ne passât ses nuits à pleurer et à regretter Närlunda. Mais aujourd’hui elle voulait avoir l’air heureux et elle lui souriait de son plus beau sourire. Il fut de nouveau très ému mais ne put rien dire. Son père, qui cependant avait la réputation de ne jamais parler sans être poussé par la plus extrême nécessité, eut cette exclamation:

—Je crois bien que ce vœu-là fera plus de plaisir à Gudmund que tout autre.

—Oui, c’est bien vrai cela, dit Gudmund.

Ils se serrèrent la main encore une fois, puis on repartit. Gudmund resta tourné en arrière, fixant Helga du regard. Un groupe d’arbres venant à la cacher, il retira vivement le tablier de la voiture comme pour sauter à bas.

—Tu avais donc autre chose à dire à Helga? demanda le père.

—Oh non, rien, répondit Gudmund en reprenant sa place sur le siège.

Ils firent encore un petit bout de chemin. Le père conduisait tout doucement. On aurait dit qu’il trouvait plaisir à rester ainsi à côté de son fils. Il ne se souciait pas d’arriver vite.

oup, Gudmund, inclinant la tête vers l’épaule de son père, éclata en sanglots.

—Qu’as-tu donc? demanda Erland, tirant à lui les rênes si vivement que le cheval s’arrêta.

—C’est que vous étiez tous si bons pour moi, et je ne le mérite pas.

—Tu n’as pourtant pas commis de mauvaise action?

—Si, père, j’en ai commis une.

—Je ne veux pas le croire.

—Si, j’ai tué un homme.

Le père poussa un gros soupir. On aurait dit un soupir de soulagement et Gudmund levant la tête le regarda surpris. Le père remit le cheval en marche, puis, doucement, il dit:

—Je suis heureux que tu me l’aies dit toi-même.

—Vous le saviez donc déjà, père?

—J’ai bien vu samedi soir qu’il y avait quelque chose de travers. Et puis, j’ai trouvé ton couteau dans le marécage.

—Ah, c’est donc vous qui l’aviez trouvé?

—Je l’ai trouvé et j’ai vu qu’une des lames était brisée.

—Oui père, je sais que la lame est brisée, mais je ne peux pas me mettre cette idée dans la tête que c’est moi qui ai fait cela.

—Tu as dû le faire étant ivre.

—Je ne sais rien, je ne me rappelle rien. J’ai vu à l’état de mes vêtements que je m’étais battu, et je sais que la lame a disparu.

—Je comprends que tu avais l’intention de te taire, dit le père.

—Je me suis dit que sans doute mes camarades étaient aussi ivres que moi, et qu’ils ne se rappelaient pas plus que moi. Il n’y avait peut-être pas d’autre preuve contre moi que le couteau et c’est pour cela que je m’en suis débarrassé.

—J’ai compris que tu raisonnais ainsi.

—Vous comprenez, père: je ne sais pas qui est mort, je ne l’ai peut-être jamais vu. Je ne me rappelle pas l’avoir fait. J’ai trouvé que ce n’était pas mon devoir de payer pour ce que je n’avais pas fait exprès. Bientôt donc j’en suis venu à me dire que j’avais été fou de jeter le couteau dans le marécage. Il se dessèche, l’été, et alors n’importe qui aurait pu le trouver. Voilà pourquoi j’ai essayé de le retrouver moi-même, la nuit d’hier et cette nuit-ci.

—Tu n’as pas eu l’idée d’avouer?

—Non, hier, je n’ai pensé qu’à une chose, à savoir comment je pourrais tenir la chose secrète, et j’ai tâché de danser et de m’amuser, pour que personne ne puisse rien voir de changé dans mon attitude.

—C’était donc ton intention de te marier aujourd’hui sans avouer? Tu acceptais là une grosse responsabilité. N’as-tu pas compris que si tu étais découvert, tu entraînerais dans ta misère Hildur et toute sa famille?

—Il m’a semblé que je les épargnais encore mieux en ne disant rien.

Ils allaient maintenant très vite. Le père paraissait très pressé d’arriver. Il continuait cependant de parler à son fils. De toute sa vie il ne lui avait adressé autant de paroles.

—Je me demande ce qui a pu te faire changer d’avis, dit-il.

—C’est Helga, en venant m’apporter ses vœux de bonheur. Alors j’ai senti fléchir la dureté de mon cœur. Elle m’a tout ému. J’ai bien été ému ce matin par mère et par vous-même, et j’ai été sur le point de vous dire que je n’étais pas digne de votre amour, seulement mon cœur restait dur et résistait encore; mais à l’arrivée de Helga, c’en fut fini de moi. J’estimais qu’elle devait plutôt me haïr, moi qui l’avais fait renvoyer de chez nous.

—Maintenant je pense que tu es d’accord avec moi pour faire savoir tout cela immédiatement à la famille de Hildur, dit le père.

—Oui, répondit Gudmund à voix basse. Oui, pour sûr! ajouta-t-il tout de suite après, d’un ton plus ferme. Je ne voudrais pas lier Hildur à mon mauvais sort. Elle ne me le pardonnerait jamais.

—Les gens d’Elvokra tiennent à leur honneur, comme tout le monde, dit le père. Et il faut que tu saches, Gudmund, que ce matin en partant, je me suis dit que je serais forcé de tout raconter moi-même au père de Hildur, si tu ne te décidais pas à le faire. Jamais je n’aurais pu assister silencieux à l’union de Hildur avec un homme qui à tout moment peut être accusé d’assassinat.

Il faisait claquer son fouet pour aller plus vite encore.

—Nous avons devant nous le moment le plus pénible, dit-il. Nous ferons en sorte qu’il soit vite passé. Je pense que les parents de Hildur trouveront très bien de ta part de t’accuser toi-même, et j’espère que cela les rendra plus bienveillants envers toi.

Gudmund ne répondit rien, il avait l’air toujours plus abattu à mesure qu’on s’approchait d’Elvokra. Le père continuait de parler pour lui inspirer courage.

—J’ai déjà entendu raconter un cas pareil, dit-il. Il s’agissait d’un fiancé qui avait eu le malheur de tuer son camarade de chasse. Il ne l’avait pas fait exprès, et l’on n’avait pas su que c’était lui qui avait tiré le coup meurtrier; mais peu après, au jour même du mariage, en arrivant dans la maison où tout était prêt pour la cérémonie, il se rendit auprès de sa fiancée et lui dit: «Il n’y aura pas de mariage. Je ne veux pas t’entraîner dans la misère qui m’attend.» Mais la fiancée, qui déjà avait mis la couronne et le voile, le prit par la main et le conduisit dans la salle où les hôtes se trouvaient réunis pour assister à la bénédiction nuptiale. Là, elle raconta à haute voix ce que son fiancé venait de lui dire. «J’ai raconté ceci, pour que tout le monde sache que tu n’as pas usé de fausseté envers moi, ajouta-t-elle en se tournant vers son fiancé. Maintenant je veux qu’on nous donne immédiatement la bénédiction. Car tu restes le même qu’auparavant, malgré le malheur qui te frappe, et quelque misère qui t’attende, je veux que nous la supportions en commun.»

Au moment même où le père eut fini son histoire, ils arrivèrent à l’avenue étroite conduisant à Elvokra. Gudmund se tourna vers lui, un sourire mélancolique sur les lèvres.

—Cela ne se passera pas ainsi pour nous, dit-il.

—Qui sait? dit le père en se redressant sur le siège.

Il regarda le fils et encore une fois il s’étonna de voir comme il était beau ce jour-là.

is pas trop surpris qu’il lui arrivât quelque chose de grand et d’inattendu, se dit-il tout bas.

On devait se marier à l’église et une foule de gens se trouvaient déjà réunis à la ferme, pour prendre part au cortège nuptial. Des parents étaient venus de loin. Ils étaient assis sur le perron, en grand apparat, tout prêts à partir pour l’église. Les charrettes et les chars-à-bancs étaient déjà sortis dans la cour et l’on entendait dans l’écurie le piaffement des chevaux qu’on était en train de panser. Le violoniste de la commune, assis seul sur l’escalier de la remise, accordait son violon. D’une croisée de l’étage supérieur, la fiancée, tout accoutrée, guettait l’arrivée de son futur, pour l’apercevoir avant qu’il n’eût pu la découvrir lui-même.

Erland et Gudmund descendirent de voiture et demandèrent immédiatement à avoir un entretien privé avec Hildur et ses parents. Bientôt tous se retrouvaient dans une petite pièce servant de bureau au fermier.

—Je suppose que vous avez lu dans les journaux le récit d’une rixe qui a eu lieu en ville, dans la nuit de vendredi et où un homme a été tué, dit Gudmund, si vite qu’on eût dit qu’il répétait une leçon apprise.

—Évidemment, j’ai lu ça, dit le fermier.

—C’est que cette nuit-là j’étais à la ville, continua Gudmund.

Cette fois il n’y eut pas de réponse. Un silence de mort plana. Il parut à Gudmund que tout le monde le fixait de regards si terrifiés qu’il ne put continuer. Mais alors le père lui vint en aide.

—Gudmund avait été traité par des amis. Il a dû boire un peu trop cette nuit-là, car en rentrant il ne savait pas ce qu’il avait pu faire. Mais on voyait bien qu’il s’était battu, car ses vêtements étaient déchirés.

Gudmund vit la terreur de l’assistance croître à chaque mot, mais lui-même devenait au contraire plus calme. Un sentiment de défi s’empara de lui et il prit de nouveau la parole:

—Aussi, lorsque le journal est arrivé samedi soir et que j’y ai lu le récit de la rixe et de la lame qu’on avait trouvée, enfoncée dans le crâne, j’ai sorti mon couteau et j’ai constaté qu’une lame manquait.

—C’est là une bien grave nouvelle que Gudmund nous apporte, dit le fermier. Il aurait mieux valu nous raconter cela hier.

Gudmund se taisait mais de nouveau son père lui vint en aide.

—Ce n’était pas une tâche bien aisée pour Gudmund. C’était bien tentant de ne rien dire. Il perd beaucoup en faisant cet aveu.

—Oui, oui, il faut bien s’estimer heureux qu’il se soit enfin résolu à parler, de sorte que nous ne soyons pas entraînés dans cette misère, dit le fermier avec aigreur.

Gudmund tenait les yeux fixés sur Hildur tout le temps. Elle était parée de la couronne et du voile nuptial, et à ce moment il la vit lever la main pour retirer une des grandes épingles qui retenaient la couronne. Elle paraissait le faire presqu’inconsciemment. S’apercevant que le regard de Gudmund était posé sur elle, doucement elle remit l’épingle en place.

—Il n’est pas encore pleinement démontré que ce soit Gudmund le meurtrier, dit le père, mais je comprends qu’il est désirable d’ajourner le mariage jusqu’à ce que tout soit tiré au clair.

—Ce n’est pas la peine de parler d’ajournement, dit le fermier. Je pense bien que Gudmund est assez certain de son affaire pour que nous puissions tout de suite, d’un commun accord, abandonner toute idée de mariage entre lui et Hildur.

Gudmund ne répondit pas tout de suite à cet appel. Il s’approcha de sa fiancée, et lui tendit la main. Elle resta immobile et eut l’air de ne pas le voir.

—Ne veux-tu pas me dire adieu, Hildur?

À ces mots, elle leva vers lui ses grands yeux où il vit passer une lueur froide.

—C’était cette main-là qui tenait le couteau? demanda-t-elle.

Gudmund se tourna vers le fermier.

—Oui, maintenant je suis sûr de mon affaire, dit-il. Ce n’est pas la peine de parler d’ajournement.

Sur cette parole, l’entretien prit fin et Gudmund et Erland partirent. Ils avaient à traverser toute une série de pièces et de corridors, avant de gagner la sortie, et partout ils voyaient des préparatifs de noces. La porte de la cuisine étant ouverte, ils purent voir s’y agiter une foule de gens empressés. Il en sortait une odeur mêlée de rôtis et de petits pâtés, l’énorme fourneau était entièrement recouvert de grandes et petites marmites, même les casseroles en cuivre qui d’ordinaire ornaient les murs, en avaient été décrochées pour servir. «Penser, que c’est pour mon mariage qu’on se donne toute cette peine!» se disait Gudmund, en passant.

Il put entrevoir la richesse de la vieille ferme en traversant la maison. Il vit la salle à manger, où les grandes tables étaient couvertes d’une longue rangée de gobelets et de canettes en argent. Il passa devant la garde-robe, dont le plancher était garni de grands coffres et les murs d’une quantité infinie de vêtements divers. En sortant dans la cour, il vit le nombre considérable de voitures vieilles et neuves, les chevaux superbes qu’on sortait de l’écurie, les belles couvertures de voyage posées sur les sièges des voitures. Il embrassa du regard plusieurs corps de logis, entourés d’étables, d’écuries, de bercails, remises, granges et greniers, et encore d’autres dépendances. «Tout cela aurait pu être à moi», se dit-il en remontant dans sa charrette.

Il fut pris subitement de regrets cuisants. Il aurait voulu se jeter hors de la voiture, pour aller leur dire que ce n’était pas vrai, ce qu’il leur avait raconté. Il n’avait fait que se moquer d’eux, les effrayer. C’était horriblement bête à lui de faire des aveux. Quelle utilité y avait-il à agir ainsi? Qui cela avançait-il? Le mort restait bien mort. Non, cet aveu n’aurait pas d’autre résultat que celui d’entraîner encore la perte d’un homme, la sienne.

Les dernières semaines, il n’avait plus été si avide de ce mariage, mais maintenant qu’il se voyait forcé à y renoncer, il l’appréciait enfin à sa juste valeur. C’était beaucoup de perdre Hildur Eriksdotter et tout ce ‘qui s’ensuivait. Qu’importait qu’elle fût égoïste et autoritaire? Elle était néanmoins la première de toutes les femmes du pays et, grâce à elle, il serait arrivé d’un seul coup au sommet de l’honneur et de l’influence.

Ce n’était pas uniquement Hildur elle-même et ses biens qu’il regrettait, mais mille petites choses de moindre importance. À ce moment précis, il devait partir pour l’église, et tous ceux qui l’auraient vu passer, l’auraient envié. Et c’était aujourd’hui qu’il devait avoir la première place au festin nuptial. C’était aujourd’hui qu’il devait être le centre des danses et des plaisirs. C’était son grand jour qui lui tournait le dos.

Erland se tourna à plusieurs reprises vers son fils pour le regarder. Celui-ci n’était plus si beau, si illuminé que le matin; il restait abattu, hébété, le regard éteint. Le père se demandait si son fils regrettait ses aveux, et il allait le lui demander, mais jugea préférable de se taire.

—Où allons-nous, maintenant? demanda Gudmund, après un court silence. Ne vaudrait-il pas mieux aller directement chez le commissaire?

—Il faut bien que tu rentres te reposer un peu, dit le père. Tu n’as pas dû dormir beaucoup ces dernières nuits.

—Mère sera bien effrayée de nous voir revenir.

sera guère étonnée, dit le père. Elle en sait autant que moi. Elle sera certainement heureuse d’apprendre que tu as fait des aveux.

—Je crois que mère et vous tous, là-bas, serez heureux de m’envoyer en prison, dit Gudmund avec amertume.

—Nous savons que tu perds beaucoup, en agissant selon la justice, dit le père. Et nous ne pouvons pas nous empêcher de trouver heureux que tu aies su te vaincre toi-même.

Il parut impossible à Gudmund de rentrer pour écouter tous ces gens le louer d’avoir détruit, gaspillé son avenir. Il cherchait un prétexte pour éviter de voir qui que ce fût avant d’avoir retrouvé un peu de calme.

À ce moment, ils passaient devant l’endroit où débouche le sentier du Grand-Marais.

—Voulez-vous arrêter ici, père? Je crois que j’irai causer un peu avec Helga.

De bonne grâce le père arrêta le cheval.

—Tâche de rentrer aussi tût que possible, pour te reposer, dit-il.

Gudmund s’enfonça dans la forêt et bientôt fut hors de vue. Il n’avait nullement l’intention de retrouver Helga, il était seulement très content d’être seul pour n’avoir plus besoin de se retenir. Il éprouvait une colère irraisonnée contre tous et contre tout, il donnait des coups de pied violents aux pierres qui se trouvaient sur son chemin, et parfois il s’arrêtait pour arracher des branches entières, uniquement parce qu’une feuille l’avait frappé au visage.

Il suivit le chemin jusqu’au Grand-Marais, mais dépassa la cabane et se dirigea vers le sommet de la montagne. Ici, il eut de la peine à se frayer un chemin. Il avait perdu le sentier, et, pour arriver au sommet, il était obligé de franchir une large bande de roches pointues. Ce fut une promenade périlleuse, par-dessus les rocs escarpés, et il aurait pu se casser bras et jambes s’il avait fait un faux pas. Il en eut la sensation très nette, mais continua néanmoins sa marche, comme s’il eût pris plaisir à s’exposer au péril.

—S’il m’arrive un malheur ici, personne ne me retrouvera, se dit-il. Mais, qu’est-ce que cela peut bien me faire? J’aime autant mourir ainsi que de croupir de longues années entre les murs d’une prison.

Tout se passa bien, pourtant, et quelques minutes plus tard, il avait atteint le Grand Pic. Autrefois, un incendie avait ravagé la forêt, de ce côté-là. La partie la plus haute restait encore nue, et de là on jouissait d’une vue magnifique. Il vit des vallées et des lacs, des forêts noires et de riches campagnes, des églises, des châteaux, de petites cabanes et de grands villages. Dans un lointain reculé, il aperçut la ville, enveloppée d’un voile de brume blanche, d’où émergeaient quelques tours qui brillaient au soleil. Des routes tortueuses sillonnaient les vallées, et un train passait, rapide, à la lisière de la forêt. C’était une province entière qu’il avait devant ses yeux.

Il se jeta par terre, sans détourner cependant le regard de cette vue splendide. Il y avait dans ce spectacle quelque chose d’auguste et de grandiose devant quoi il se sentait tout petit, lui et ses chagrins.

Il se rappela qu’ayant lu dans son enfance que le Tentateur avait conduit Jésus-Christ sur une haute montagne pour lui montrer toute la splendeur de ce monde, il s’était toujours imaginé qu’ils s’étaient trouvés là-haut, sur le Grand Pic, et il répéta l’antique parole:

—Je te donnerai tout cela, si tu te prosternes devant moi pour m’adorer.

Alors, il eut la soudaine impression d’avoir eu à subir lui-même une tentation identique ces jours derniers.

En vérité, le Tentateur l’avait bien conduit sur une haute montagne, d’où il lui avait montré toute la splendeur de la richesse et de la puissance.

—Tu n’as qu’à taire ce que tu crois avoir fait, avait-il dit, et je te donnerai tout cela.

À cette réflexion, Gudmund eut enfin un vague sentiment de satisfaction.

—J’ai pourtant répondu non, dit-il; et du même coup, il vit distinctement le sens de ce qui s’était passé.

S’il s’était tu, n’aurait-il pas alors été obligé de servir le Tentateur toute sa vie? Un homme lâche et vil, voilà ce qu’il serait devenu, rien qu’un esclave de ses biens. La crainte de la découverte aurait toujours pesé sur lui. Jamais plus il n’aurait pu se sentir un homme libre.

Un grand calme s’empara de Gudmund. Il se sentit heureux de comprendre enfin qu’il avait bien agi. En se reportant aux jours passés, il eut la sensation d’avoir tâtonné dans une grande obscurité. C’était un vrai miracle qu’il s’y fût retrouvé. Il se demandait comment il ne s’y était pas égaré.

—C’est parce qu’on a été si bon pour moi, chez nous, pensait-il, et puis, ce qui m’a aidé encore plus, c’est Helga, en venant m’apporter ses vœux de bonheur.

Il resta quelque temps sur la montagne, mais bientôt il se dit qu’il fallait rentrer au plus vite, et raconter aux parents qu’il avait enfin retrouvé la paix de son âme. En se levant pour commencer la descente, il aperçut Helga, assise sur un gradin inférieur de la montagne.

Elle n’avait pas la vaste et large vue circulaire là où elle était assise; seul un tout petit coin de la vallée lui était visible. C’était du côté de Närlunda et probablement elle pouvait voir une partie de la ferme. En découvrant la jeune fille, Gudmund sentit son cœur qui toute la journée était resté oppressé d’une lourde angoisse, commencer à battre à coups légers et joyeux, et en même temps il éprouva une sensation de bonheur si vive qu’il s’arrêta net, se demandant ce qui lui arrivait.

—Qu’est-ce qui me prend? Qu’y a-t-il? Qu’y a-t-il donc? pensa-t-il, sentant le sang bouillonner dans ses veines et le bonheur le saisir si violemment qu’il en eut presque une sensation douloureuse. Enfin, il se dit à lui-même d’une voix étonnée:

—Mais c’est elle que j’aime! Penser que j’ai attendu jusqu’à maintenant pour le savoir!

Cette révélation le surprit avec la force d’un torrent déchaîné. Il avait été lié tout le temps qu’il avait connu Helga. Il avait dû renfermer tout ce qui l’avait attiré vers elle. Maintenant seulement qu’il était enfin délivré de l’idée de se marier avec une autre, maintenant seulement il était libre de l’aimer.

—Helga! cria-t-il; et il se mit à descendre à toutes jambes la côte raide. Elle se retourna avec un cri d’effroi.

—N’aie pas peur! Ce n’est que moi!

—Tu n’es donc pas à l’église pour te marier?

—Oh, non, il n’y aura pas de mariage aujourd’hui. Elle ne veut plus de moi, elle, Hildur.

Helga se leva. Elle posa la main sur son cœur et ferma les yeux. Elle dut penser à ce moment que ce n’était pas Gudmund qui arrivait. Évidemment elle avait eu yeux et oreilles fascinés par quelque esprit de la forêt! Mais sa venue lui était douce et chère, quand même ce ne serait qu’une apparence, et elle ferma les yeux et resta immobile pour retenir cette illusion quelques instants encore.

Gudmund avait la tête tournée par le grand amour qui s’était éveillé en lui. Aussitôt arrivé près de Helga il la prit dans ses bras et l’embrassa sur la bouche, et elle se laissa faire, car elle était tout abasourdie et ravie par la surprise. C’était pour elle un trop grand miracle d’admettre que lui qui à ce moment précis devait se trouver à l’église à côté de sa fiancée, fût en réalité venu à elle dans la forêt. Ce revenant, ce fantôme de Gudmund venu là pouvait bien l’embrasser!

Mais le baiser de Gudmund réveilla la jeune fille et elle le repoussa vivement. Puis elle se mit à l’accabler de questions. C’était vraiment lui-même? Qu’avait-il à faire dans la forêt? Lui était-il arrivé quelque malheur? Pourquoi le mariage était-il renvoyé? Est-ce que Hildur était malade? Est-ce que le pasteur avait été frappé de congestion en pleine église?

Gudmund aurait voulu ne lui parler que de son amour, mais elle l’obligea à raconter ce qui s’était passé. Tandis qu’il parlait, elle restait à écouter très attentivement.

Elle n’interrompit que lorsqu’il parla de la lame brisée. Alors, elle sursauta et demanda s’il s’agissait de son couteau ordinaire, celui qu’il avait quand elle était encore à leur service.

—Oui, précisément celui-là! dit-il.

—Combien de lames brisées y avait-il? demanda-t-il.

—Il n’y en avait qu’une seule.

Il y eut un bourdonnement dans la tête de Helga. Les sourcils froncés, elle faisait un effort visible pour se rappeler quelque chose. Comment ça? Mais oui, elle se souvenait fort bien que ce couteau-là, elle le lui avait emprunté pour faire des bûchettes la veille de son départ. Elle l’avait cassé en s’en servant, mais elle n’avait jamais eu l’occasion de le lui dire.

Il l’avait évitée et n’avait pas voulu engager de conversation avec elle à ce moment-là. Et depuis il avait dû garder le couteau dans sa poche sans s’apercevoir qu’il était cassé.

Elle leva la tête et voulut lui raconter tout cela, mais comme déjà il abordait le récit de sa visite à Elvokra, au milieu des préparatifs de la noce, elle préféra le laisser achever. Ayant appris de quelle manière il s’était séparé de Hildur, elle trouva que c’était là un malheur si terrible qu’elle se mit à le combler de reproches.

—C’est ta propre faute, dit-elle. Voilà que toi et ton père venez l’effrayer à mort avec cette nouvelle épouvantable. Elle n’aurait pas fait une telle réponse, si elle n’avait pas été hors d’elle. Crois-moi, elle doit le regretter dès maintenant.

—Qu’elle ait le regret qu’elle voudra, dit Gudmund. Je sais maintenant qu’elle est de celles qui ne pensent qu’à elles-mêmes. Je suis heureux d’en être quitte.

Helga pinça les lèvres comme pour empêcher le grand secret de lui échapper. Tout cela lui donnait beaucoup à réfléchir. Il ne s’agissait pas seulement de laver Gudmund de cette accusation de meurtre. Il s’en était suivi une brouille entre lui et sa fiancée. Est-ce qu’elle ne pourrait pas, elle, aplanir ce conflit à l’aide de ce qu’elle savait?

De nouveau elle garda le silence pour réfléchir. Gudmund se mit à lui parler de son amour pour elle. Mais cela lui parut le plus grand des malheurs qui s’étaient acharnés sur lui ce jour-là. C’était déjà mal qu’il fût sur le point de manquer un mariage avantageux, ce serait bien pis, s’il s’avisait de vouloir épouser une fille telle que Helga.

—Oh! non, il ne faut pas venir me raconter de telles sottises, dit-elle, se levant brusquement.

—Pourquoi ne te dirais-je pas cela? dit Gudmund en pâlissant. C’est peut-être la même chose pour toi que pour Hildur: tu as peur de moi?

—Oh non, ce n’est pas cela.

Elle voulait lui expliquer qu’il préparait ainsi sa propre perte, mais il ne l’écoutait pas.

—J’ai entendu dire qu’autrefois il y eut des femmes qui portèrent aide aux hommes, au moment du malheur, mais cela ne doit plus se faire aujourd’hui.

Helga eut un tressaillement. Elle eût voulu jeter ses bras autour du cou de Gudmund, mais elle ne bougea pas. Aujourd’hui c’était son devoir de rester raisonnable.

—Il est bien vrai que je n’aurais pas dû te demander de devenir ma femme le jour même, où je dois aller en prison, mais vois-tu, si je savais que tu veuilles attendre ma libération, je supporterais toutes ces horreurs d’un cœur léger.

—Ce n’est pas à moi de t’attendre, Gudmund.

—Tout le monde va dès maintenant me considérer comme un malfaiteur, un individu qui boit et qui assassine. Mais s’il y avait une seule personne pour me regarder avec amour! C’est cela qui me soutiendrait plus que toute autre chose.

—Tu sais que je ne penserai jamais que du bien de toi, Gudmund.

Helga se faisait très douce. Les prières de Gudmund étaient bien près d’avoir raison d’elle. Elle ne savait plus comment lui échapper, mais Gudmund n’en comprit rien, bien au contraire, il commença à croire qu’il s’était trompé. Elle ne devait pas avoir pour lui les mêmes sentiments qu’il avait pour elle. Il s’approcha près d’elle et la regarda comme s’il eût voulu voir le fond de son âme.

—N’as-tu pas choisi cette roche, exprès pour pouvoir voir Närlunda?

—Oui, c’est cela.

—Est-ce que tu n’y penses pas, jour et nuit?

—Si, mais je ne regrette personne en particulier.

—Et moi, je te suis donc complètement indifférent?

—Oh non, mais je ne veux pas me marier avec toi.

—Qui est-ce donc que tu aimes?

Helga ne répondit pas.

—Est-ce Per Mortensson?

—Oui, j’ai bien dit que je l’aime, n’est-ce pas? dit-elle à bout de forces.

Gudmund resta quelques moments à lui faire des yeux farouches:

—Eh bien, il faut donc nous quitter. Dorénavant nos chemins ne vont plus se rencontrer.

Et, sur ces mots, il se mit à descendre rapidement, de gradin en gradin, et bientôt il disparut sous les arbres.

 

VI.

À peine Gudmund fut-il hors de vue que Helga, par un autre chemin, descendit de la montagne en toute hâte. Elle dépassa le Grand-Marais sans s’arrêter et dévala la côte en courant de toutes ses forces, jusqu’à la grand’route. Dans la première ferme qu’elle gagna, elle demanda à emprunter cheval et voiture pour aller à Elvokra. Elle dit qu’il y allait de la vie, et elle promit de payer le dérangement. Déjà, des gens, en revenant de l’église, avaient apporté la nouvelle du mariage remis. Tout le monde était bouleversé et rempli de compassion; on ne refusa donc pas d’aider Helga, puisqu’elle paraissait avoir un message important pour les gens de la noce.

À Elvokra, Hildur Eriksdotter se tenait dans la petite pièce de l’étage supérieur, où le matin elle avait mis son costume de noces. Elle avait autour d’elle sa mère et d’autres paysannes. Hildur ne pleurait pas mais elle gardait un silence inaccoutumé; elle était si pâle qu’on s’attendait à la voir tomber malade d’un instant à l’autre. Les femmes parlaient de Gudmund sans interruption. Toutes le blâmaient et se donnaient l’air de trouver heureux pour Hildur d’avoir échappé à ce mariage. Certaines trouvaient que Gudmund avait fait montre de peu d’égards envers les beaux-parents en ne révélant pas dès le jour de la Pentecôte le mauvais pas où il s’était engagé. D’autres disaient que celui qu’attendait un si grand bonheur, eût du savoir mieux se garder. D’autres encore félicitaient Hildur de ne pas avoir épousé un homme qui se soûlait au point de ne pas savoir ce qu’il faisait.

Au milieu de tous ces bavardages Hildur parut s’impatienter et se leva pour sortir. À peine eut-elle refermé la porte derrière elle, que sa meilleure amie, une jeune fille du pays, vint lui dire à l’oreille:

—Il y a là-bas quelqu’un qui te demande.

—Est-ce Gudmund? demanda Hildur, dont le regard s’anima soudain.

—Non, mais je crois que ça peut être de sa part. Elle ne veut rien dire à personne sauf à toi.

Or, Hildur s’était répété tout le long de la journée que quelque chose devait forcément survenir qui mît fin à cette misère. Elle n’admettait pas qu’un malheur si terrible pût lui arriver. Il fallait quelque événement extraordinaire qui lui permît à elle de remettre la couronne et le voile, au cortège de se rendre à l’église, et à la noce entière de reprendre son train régulier. Apprenant qu’on la demandait de la part de Gudmund, elle accourut empressée vers Helga qui l’attendait sur le perron de la cuisine.

Hildur fut sans doute un peu surprise que Gudmund lui eût délégué Helga, mais elle se dit qu’en pleine fête il n’avait peut-être pas pu trouver d’autre messager. Elle salua donc aimablement.

Elle fit signe à Helga de l’accompagner dans la laiterie, de l’autre côté de la cour.

—Je ne vois pas d’autre endroit où nous puissions causer en paix, dit-elle. La maison est encore toute remplie de gens.

Aussitôt entrée, Helga s’approcha de Hildur et la regarda bien en face.

—Avant de rien dire, il faut que je sache si vous aimez Gudmund.

Hildur eut un mouvement de révolte. Il lui déplaisait vivement d’avoir à échanger un seul mot avec cette Helga et elle n’avait aucune envie d’en faire sa confidente. Mais dans l’état d’accablement où elle se trouvait, elle fit un effort sur elle-même pour répondre:

—Pourquoi cette question? Si je ne l’aimais pas crois-tu que j’aurais voulu me marier avec lui?

—Je voulais dire: si vous l’aimez toujours.

Hildur fut comme pétrifiée et ne put mentir sous le regard scrutateur de l’autre.

—Je crois bien ne jamais l’avoir tant aimé qu’aujourd’hui, dit-elle, mais d’une voix si basse, qu’on eût pu croire que les paroles lui faisaient mal en sortant de sa bouche.

—Alors venez tout de suite! dit Helga. J’ai une voiture là-bas sur la route. Allez donc chercher un manteau, et nous irons ensemble à Närlunda.

—À quoi bon y aller? demanda Hildur.

—Vous devez y aller pour dire à Gudmund que vous voulez être à lui quoi qu’il ait pu faire, et que vous voulez l’attendre fidèlement, tant qu’il restera en prison.

—Pourquoi faut-il dire cela?

—Pour tout arranger entre vous deux.

—Mais c’est impossible. Je ne peux pourtant pas épouser un homme qui a fait de la prison.

Helga recula de quelques pas comme si elle se fût heurtée contre un mur. Mais elle reprit vite courage. Elle aurait dû comprendre que les gens riches et considérés comme Hildur, raisonnent ainsi.

—Je ne serais pas venue vous demander d’aller à Närlunda, si je ne savais Gudmund innocent, dit-elle.

Ce fut maintenant Hildur qui fit un pas vers Helga.

—Le sais-tu réellement, ou est-ce simplement ton idée à toi?

—Il vaut mieux que nous gagnions la voiture, ainsi je pourrai tout vous raconter en route.

—Non, il faut que tu m’expliques d’abord ce que tu veux dire. J’ai besoin de savoir ce que je fais.

Helga était prise d’une telle ardeur qu’elle pouvait à peine tenir en place, mais il fallut néanmoins raconter à Hildur comment elle avait su que ce n’était pas Gudmund le meurtrier.

—Tu n’as donc pas dit cela à Gudmund tout de suite?

—Non je vous le dis maintenant à vous. Il n’y a pas d’autre personne qui le sache.

—Et pourquoi viens-tu me dire cela à moi?

—Pour que tout s’arrange entre vous deux. Il saura bientôt qu’il n’a rien fait de mal, mais je veux que vous vous rendiez chez lui comme de vous-même, pour arranger les choses.

—Ne dois-je pas dire que je sais qu’il est innocent?

—Il faut venir par votre seule volonté, sans raconter que je vous ai parlé. Autrement il ne vous pardonnera jamais vos paroles de ce matin.

Hildur l’écoutait en silence. Il y avait là-dedans quelque chose qu’elle n’avait jamais rencontré auparavant dans la vie, et elle faisait des efforts pour se l’expliquer.

—Sais-tu que c’est moi qui t’ai fait renvoyer de Närlunda?

—Je sais bien que ce n’est pas à mes patrons que je dois d’avoir été renvoyée.

—Alors je ne comprends pas que tu sois venue ici aujourd’hui pour m’aider.

—Vous n’avez qu’à m’accompagner et tout s’arrangera!

Mais Hildur regarda Helga, sans sortir de ses réflexions.

—C’est peut-être que Gudmund t’aime, toi? hasarda-t-elle.

Mais à ce mot la patience de Helga prit fin.

—Est-ce que je pourrais être une femme pour lui? dit-elle avec emportement. Vous savez bien que je ne suis que la fille d’un pauvre journalier et que ce n’est même pas là le pire.

Les deux jeunes filles quittèrent la ferme sans être aperçues et gagnèrent la voiture. Helga se chargea de conduire et ne ménagea pas le cheval. On mena bon train et toutes deux gardèrent le silence. Hildur ne quittait pas Helga des yeux. On eût dit que la jeune fille l’étonnait plus que tout le reste.

Au moment où elles approchèrent de la ferme, Helga remit les rênes à Hildur en disant:

—Maintenant vous irez seule là-bas parler à Gudmund. Je viendrai dans un moment raconter l’histoire du couteau. Mais vous ne devez pas laisser entendre par un seul mot que c’est moi qui suis venue vous chercher.

Gudmund se trouvait dans la salle, en train de causer avec sa mère. Le père assis à quelque distance fumait sa pipe. Il avait l’air satisfait et ne prononçait pas un seul mot. On voyait bien qu’à son avis tout marchait à souhait et qu’il n’avait plus besoin d’intervenir.

—Qu’est-ce que vous auriez dit, mère, si je vous avais proposé Helga pour belle-fille? dit Gudmund.

Mère Ingeborg leva la tête et dit d’une voix ferme:

—J’accueillerai avec plaisir la belle-fille qu’il te plaira de choisir, si je sais qu’elle t’aime de l’amour qu’une femme doit avoir pour son mari.

À peine ces mots furent-ils prononcés qu’ils virent Hildur Eriksdotter arriver dans la cour. Un instant après, elle fit son entrée; cependant elle n’était presque plus reconnaissable. Elle n’avança pas dans la pièce avec son assurance habituelle, elle eut presque l’air de vouloir rester près de la porte comme une pauvre mendiante.

Elle vint cependant serrer la main à mère Ingeborg et à Erland Erlandsson. Puis, s’adressant à Gudmund:

—Je voudrais bien te dire un mot, dit-elle.

Gudmund se leva, et ils entrèrent tous deux dans la pièce à côté. Il avança une chaise à Hildur, mais elle ne s’assit point. Elle était rouge d’embarras, et les paroles arrivaient gauches et timides.

—J’étais sans doute… Oui, c’est peut-être bien un peu trop dur ce que je t’ai dit ce matin…

—Nous sommes venus un peu brusquement, dit Gudmund.

Elle devint encore plus rouge de honte.

—J’aurais dû réfléchir un peu. Nous aurions pu… Il aurait mieux valu…

—Je crois, moi, que tout est pour le mieux, Hildur. Ce n’est plus la peine d’en parler. Mais c’est gentil à vous d’être venue.

Elle cacha son visage dans ses mains et poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot, mais tout de suite, elle releva la tête.

—Non, dit-elle. Je n’y tiens plus. Je ne veux pas te faire croire que je sois meilleure que je ne suis. Quelqu’un est venu me dire que tu étais innocent, en me conseillant de me rendre ici au plus vite, pour tout arranger. Et je ne devais pas dire que je connaissais ton innocence, car alors tu ne ferais pas grand cas de ma venue. J’aimerais bien avoir eu cette idée moi-même, seulement, je ne l’ai pas eue, mais je t’ai regretté toute la journée, en souhaitant que tout redevienne entre nous comme auparavant. Et, de quelque façon que cela finisse, il faut que je te dise que je me réjouis bien vivement de ton innocence.

—Qui est-ce qui est venu te donner ce conseil-là? demanda Gudmund.

—Je ne devais pas le dire.

—Je suis étonné que quelqu’un le sache déjà. Père ne fait que revenir de chez le commissaire. Il a télégraphié en ville, et on lui a répondu que le vrai meurtrier est déjà retrouvé.

À ces mots, Hildur sentit ses jambes fléchir sous elle, et elle se laissa tomber sur la chaise. Elle eut peur devant l’attitude calme et aimable de Gudmund, et elle commença à s’apercevoir qu’elle n’avait plus son ancien empire sur lui.

—Je le comprends, vous ne pouvez pas oublier ma conduite de ce matin.

—Mais si, et je ne vous en garde nulle rancune, dit-il, du même ton calme. Nous n’en parlerons plus.

Elle tressaillit, baissa les yeux, et garda une attitude d’attente.

—Il faut nous estimer heureux, Hildur, dit-il, en venant lui prendre la main, que cela se soit terminé ainsi; car, aujourd’hui, j’ai acquis la certitude que j’en aime une autre. Je crois que je l’aimais depuis longtemps, seulement je ne l’ai su qu’aujourd’hui.

—Qui est-ce que vous aimez, fit-elle d’une voix sourde.

—Ce n’est pas la peine de le dire. Je ne l’épouserai pas, car elle ne m’aime pas, mais je n’en épouserai pas une autre non plus.

Hildur leva la tête. Il est difficile de dire au juste ce qui se passa en elle, mais elle eut la sensation nette, dès ce moment, qu’elle, la fille du grand fermier, avec toute sa beauté et tous ses biens, elle n’était rien pour Gudmund; mais elle avait sa fierté, et elle ne voulut pas se séparer de lui sans lui faire voir, qu’outre ces choses-là, elle avait aussi une valeur personnelle.

—Je veux, Gudmund, que tu me dises si c’est Helga du Grand-Marais que tu aimes.

Gudmund ne répondit pas.

—Car, si c’est Helga, alors je peux te dire qu’elle t’aime de son côté. C’est elle qui est venue m’apprendre ce que j’avais à faire pour regagner ton amour. Elle savait que tu étais innocent, mais elle ne te l’a pas dit à toi, parce qu’elle voulait me le faire savoir d’abord.

Gudmund la fixa dans les yeux.

—Et cela te semble prouver qu’elle a pour moi un grand amour?

—Tu peux en être sûr, Gudmund. Je m’en porte garante. Personne au monde ne pourra t’aimer plus qu’elle.

Il fit quelques pas rapides sur le plancher. Puis il s’arrêta devant Hildur.

—Mais toi, alors, pourquoi me dis-tu cela?

—C’est que je ne voulais pas le céder à Helga en fait de générosité.

—Ah! Hildur, Hildur! s’écria-t-il, lui posant les mains sur les épaules et la secouant en proie à la plus vive émotion. Tu ne sais pas, toi, tu ne sais pas combien je t’aime, en ce moment. Tu ne sais pas combien tu m’as rendu heureux!…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Helga était assise au bord de la route. Le menton sur la main, elle regardait le sol. Elle essayait de se figurer quel bonheur pourrait être celui de Gudmund et de Hildur.

Tandis qu’elle restait là, un valet de Närlunda vint à passer. Il s’arrêta en l’apercevant.

—Helga, as-tu entendu cette histoire de Gudmund?

Elle répondit oui de la tête.

—Heureusement que ce n’était pas exact. Le vrai meurtrier est déjà sous les verrous.

—Je savais bien que cela ne pouvait pas être vrai, dit Helga.

Puis, l’homme s’en alla, mais Helga resta toujours assise au bord de la route.

Donc, ils le savaient déjà à la ferme!… Elle n’avait plus besoin d’aller le leur raconter.

Elle se sentit étrangement abandonnée. Dans la journée, elle avait été animée d’une telle ardeur. Elle n’avait pas pensé à elle-même, elle n’avait eu qu’une seule idée, celle de remettre sur pied l’union de Gudmund avec Hildur. Mais maintenant il lui apparut combien elle était seule. Et cela était bien dur de n’être plus rien pour ceux qu’on aime. Maintenant, Gudmund n’avait plus besoin d’elle, et son enfant, à elle, sa mère l’avait fait sien. C’est à peine si on lui accordait de le regarder.

Elle se disait qu’il fallait se lever pour rentrer. Mais les côtes lui paraissaient longues et pénibles. Elle ne savait pas où elle trouverait la force de les monter.

Une voiture s’approcha du côté de Närlunda. Elle crut y découvrir, assis côte à côte, Gudmund et Hildur. Sans doute, ils s’étaient déjà mis en route pour porter à Elvokra la nouvelle de leur réconciliation. Et demain le mariage aurait lieu.

En découvrant Helga, ils arrêtèrent le cheval. Gudmund remit les rênes à Hildur, et sauta à bas. Hildur salua Helga de la tête et repartit.

Gudmund resta sur la route devant Helga.

—Je suis heureux que tu sois là, Helga, dit-il. Je croyais que j’allais être obligé de grimper jusqu’au Grand-Marais pour te retrouver.

Il dit cela sur un ton brusque, presque dur, et, d’un geste résolu, il la saisit par le bras. Et elle lut dans ses yeux que maintenant il savait à quoi s’en tenir. Maintenant, elle ne voyait plus moyen de lui échapper.