MALDONNE
Conte
Alphonse Allais
— Quant à moi, ajoutai-je, il y a bien longtemps, bien longtemps que je n’ai passé le pre-mier de l’An à Paris.
— Vous regrettez de vous y trouver, cette année ?
Un regard — mais quel regard ! — fut ma réponse.
— Où étiez-vous l’année dernière ?
— À Cannes.
— Et l’autre année dernière ?
— L’autre année dernière !… j’étais à Anvers ?
— À Anvers !… Que faisiez-vous donc à Anvers?
— Ah ! voilà ! je ne saurais pas vous narrer cette histoire à la fois comique follement et sinistrement ridicule… D’ailleurs, à proprement parler, ce n’est pas à Anvers que j’ai passé le premier de l’An, mais à Bruxelles. Seulement, j’étais parti de Paris à destination d’Anvers ; je vous raconterai ça un de ces jours.
Ne faisons point poser davantage ma sympathique interlocutrice et disons-lui tout de sui-te ma pénible mésaventure.
C’était le 30 décembre 1892.
Il pouvait être dix heures.
Je procédais aux premiers détails de ma toilette, quand un coup de sonnette déchira l’air de mon vestibule.
Ma femme de chambre était profondément endormie.
Mon groom, complètement ivre, ronflait dans les bras de la cuisinière, très prise de bois-son elle-même.
Quant à mon cocher et mon valet de pied, j’avais perdu l’habitude de leur commander quoi que ce fût, tant ils recevaient grossièrement la plus pâle de mes suppliques.
Je me décidai donc à ouvrir ma porte de mes propres mains.
Le sonneur était un monsieur dont le rôle épisodique en cette histoire est trop mince pour que je m’étale longuement sur la description de son aspect physique et de sa valeur morale.
Du reste, je l’ai si peu aperçu, que si j’écrivais seulement quatre mots sur lui, ce seraient autant de mensonges.
— Monsieur Alphonse A… ? fit-il.
— C’est moi, monsieur.
— Eh bien ! voilà, je suis chargé par Madame Charlotte de vous remettre une lettre…
— Madame Charlotte ? m’inquiétai-je.
— Oui, monsieur, Madame Charlotte, une ancienne petite amie à vous, de laquelle ma femme et moi sommes les voisins. Cette dame, ignorant votre adresse actuelle, m’a prié de vous retrouver coûte que coûte et de vous remettre cette missive.
Je pris la lettre, remerciai le monsieur et fermai ma porte.
Charlotte ! Était-ce possible que Charlotte pensât encore à moi ! Oh ! cette Charlotte, comme je l’avais aimée ! Et — ne faisons pas notre malin — comme je l’aimais encore !
(Pas un mot de vrai dans cette passion, uniquement mise là pour dramatiser le récit.)
Charlotte ! Ce ne fut pas sans un gros battement de cœur que je reconnus son écriture, une anglaise terriblement cursive, virile, presque illisible mais si distinguée !
« Mon chéri, disait-elle, mon toujours chéri, mon jamais oublié, je m’embête tellement dans ce sale cochon de pays que la plus mince diversion, fût-ce une visite de toi, me ferait plaisir. Viens donc enterrer cette niaise année 92 avec moi. Nous boirons à la santé de nos souvenirs ; j’ai comme un pressentiment qu’on ne s’embêtera pas.
» Celle qui n’arrêtera jamais d’être Ta
» CHARLOTTE.
» 158, rue de Pontoise, Anvers. »
— Anvers ! me récriai-je. Qu’est-ce qu’elle peut bien fiche à Anvers, cette pauvre Char-lotte ? À la suite de quelles ténébreuses aventures s’est-elle exilée dans les Flandres ?
Oui, mais faut-il qu’elle m’adore tout de même, pour n’hésiter point à me faire exécuter cette longue route, dans sa joie de me revoir !
Le lendemain, à midi quarante, je m’installais dans un excellent boulotting-car du train de Bruxelles.
À sept heures trente-neuf, je débarquais à Anvers, salué par l’unanime rugissement des fauves du Zoologique, sans doute avisés de ma venue par l’indiscrétion d’un garçon.
— Cocher, 158, rue de Pontoise !
Après un court silence, le cocher me pria de réitérer mon ordre :
— 158, rue de Pontoise.
Une mimique expressive m’avertit de l’ignorance où croupissait l’automédon anversois relativement à la rue de Pontoise. Et même il ajouta :
— Ça existe pas !
Ses collègues, consultés, branlèrent le chef d’un air qui ne me laissa aucun doute.
Un garde-ville (c’est leur façon de baptiser là-bas les gens de police), m’assura que la rue de Pontoise n’existait pas à Anvers, ou que, si elle existait, elle n’avait jamais porté ce nom-là, et alors, c’est comme si, pour moi, elle n’existait pas, savez-vous !
Moi, je m’entêtais ! Pourquoi la rue de Pontoise n’existerait-elle pas à Anvers ? Nous avons bien, à Paris, la place d’Anvers et la rue de Bruxelles.
Il fallut bientôt me rendre à la cruelle réalité, et je réintégrai le train de Bruxelles, métropo-le où je comptais, à ce moment, plus d’amis qu’à Anvers. (Mes relations anversoises se sont, depuis lors, singulièrement accrues.)
Pas plutôt débarqué à Bruxelles, voilà que je tombe sur les frères Lynen, les braves et charmants qui m’emmènent chez l’un d’eux, où nous dînâmes et soupâmes en tant bonne et cordiale compagnie, jusqu’au petit jour. Cette nuit demeure un de mes bons souvenirs.
Oui, mais Charlotte !
Charlotte, je la revis, quelques mois plus tard, au vernissage du Champ-de-Mars.
Une Charlotte méprisante, hautaine, mauvaise et pas contente.
— Vous auriez pu m’écrire, au moins, mon cher.
— Mais pourquoi écrire, puisque je suis venu ?
— Vous êtes venu, vous ?
— Bien sûr, je suis venu, et personne ne connaissait la rue de Pontoise.
— Personne ne connaissait la rue de Pontoise ?
— Personne ! J’ai demandé à tous les cochers d’Anvers…
— À tous les cochers… d’où ?
— À tous les cochers d’Anvers.
Je n’avais pas fini de prononcer ces mots, que j’éprouvai une réelle frayeur.
Charlotte s’appuya contre une statue de Meunier et devint la proie d’un spasme.
Et ce ne fut que bien longtemps par la suite qu’elle put articuler :
— Alors, espèce de grand serin, tu es allé à Anvers, en Belgique ?
— Dame !
— Et moi qui t’attendais à Auvers, à Auvers-sur-Oise, à une heure de Paris !
Elle ajouta, narquoise :
— Tu as eu tort de ne pas venir, tu sais !… Tu ne te serais pas embêté une minute !
Si jamais je remplace mon vieux camarade Leygues à l’Instruction publique, j’insisterai pour que, dans les maisons d’éducation de jeunes filles, on leur apprenne à faire des u qui ne ressemblent pas à des n.