MARCHAND DE CASQUETTES PAR AMOUR
Conte
Alphonse Allais
Je ne sais quel moraliste s’avisa de compléter le dicton connu : Les voyages forment la jeunesse, mais ils déforment les chapeaux hauts de forme (ou de haute forme).
On nous permettra de n’éprouver pour la couvre-chefferie de cet observateur qu’un pâle attendrissement, le touriste en tuyau de poêle nous ayant toujours paru indigne de pitié, prin-cipalement de la part des marchands de casquettes, dont nous ne rougissons aucunement d’avoir fait partie jadis.
(C’est vrai, pourtant, qu’il fut un léger laps de ma vie où j’en fus réduit à débiter des casquettes ambulantes, ou, pour dire plus clairement, à vendre des casquettes dont l’absence de tout magasin fixe me contraignit à trafiquer tantôt à un endroit, tantôt à un autre, et parfois même ailleurs. Touchante histoire d’amour que je conterai plus tôt, peut-être que vous ne croyez. Et pourquoi pas tout de suite ?)
Allons-y donc, parenthétiquement, de notre histoire d’amour.
L’éternelle histoire du coup de foudre !
Je passais bien tranquillement, songeant à rien, boulevard de Magenta.
Un grand choc soudain.
Me voilà subito bouleversé d’amour pour une toute jeune femme beaucoup trop forte, mais fraîche, tel un british baby, et je vous laisse à penser quels yeux de pervenche !
Armée d’un plumeau, mon adorée époussetait, à la devanture d’une boutique de soldes, un lot de casquettes dont une étiquette indiquait le prix vraiment dérisoire : soixante centimes.
Aussitôt que mes sentiments tempestueux — avez-vous jamais vu sourdre une lame de fond ? — eurent recouvré l’aspect du calme relatif :
— Madame, s’étrangla ma voix, je voudrais acquérir l’une de ces casquettes.
Comment ne m’évanouis-je pas, alors que ses mains, ses mains divines, ses ma-ins meetings des plus affriolantes fossettes du monde, ses mains frôlèrent mes cheveux (que je portais fort longs à cette époque et si fournis que Thérèse Humbert prétendait sans cesse que c’était une botte de foin que j’avais sur la tête) !
Je me retirai littéralement ivre mort de félicité.
Ce serait méconnaître les sentiments de l’auteur de ces lignes que s’imaginer qu’il de-meura plus d’une heure sans revenir où vous devinez.
Seconde casquette.
Second frôlement.
Second délicieux ravage.
Il en fut ainsi soixante-quatre fois consécutives, au cours de toute une semaine.
Dès l’ouverture de la boutique, c’était moi.
La fermeture odieusement grinçait que j’essayais, du noir à l’âme, ma dernière casquette de la journée.
Soixante-quatre casquettes à soixante centimes l’une, cela produit, si Pythagore n’est pas un serin, trente-huit francs quarante centimes, somme qui paraîtrait énorme pour l’époque, si l’on ne tenait compte que, durant tout ce temps mes besoins alimentaires me ca-usaient d’infimes déboursés, tant mon cœur dilaté me comblait l’estomac !
Puis, ce fut une minute tragique : dans le lot des casquettes, plus une seule à ma pointu-re ! les unes, infiniment trop spacieuses, s’enfonçant jusqu’à mes pauvres oreilles, les autres, un peu justes.
Homme de tous les sacrifices, l’amoureux ne songe point à perdre un temps précieux en vains balbutiements.
J’ai dit plus haut combien longue et fournie ma tignasse d’éphèbe blond : quelques cou-pes sombres et voilà ma tête idoine à la pointure au-dessous.
Quarante-huit casquettes purent ainsi coiffer mon chef diminué.
D’autres coupes sombres, hélas ! s’imposèrent bientôt. Et d’autres ensuite plus sombres encore ! Si bien qu’au bout de quinze jours, mon jeune crâne raclé, rasé, battait le record des plus polis éburs.
Un temps alors d’arrêt, car, à moins de me faire varloper le ciboulot…
Ou de me le faire gonfler avec une pompe à pneu !
Je persistai néanmoins dans mes acquisitions répétées, mais comme mon cœur saig-nait cruellement à son éclat de rire de panthère, chaque fois qu’elle m’essayait, ou faisait semblant de m’essayer, une de ces casquettes au sein desquelles trois crânes tels que le mien auraient pu valser à l’aise !
Avec tout cela, jamais un mot, un regard significatif entre nous !
Sûr qu’elle me prenait pour un doux maboul.
Un beau soir, je pris une résolution que je n’hésite pas à qualifier de virile :
— Demain, je lui parlerai !
Le lendemain, je trouvai la boutique fermée.
Affreux réveil !
D’autant plus affreux que sans argent, brouillé avec ma famille, dans l’impossibilité — j’aurais bien voulu vous voir à ma place — de gagner un sou !
C’est alors que, talonné par la faim, je me décidai, le rouge d’abord au front, puis bientôt cynique, à écouler mon stock de casquettes aux jeunes gens du quartier Latin, dont bea-ucoup croient encore qu’il s’agissait d’un pari.