MAUVAIS VERNIS

Conte

Alphonse Allais

— Comment, vous saluez ce type-là ? me demanda le personnage sérieux qui m’accompagnait.

— Mais parfaitement ! Je salue ce type-là, qui est un de nos bons amis.

— Eh bien ! vous n’avez pas la trouille !

(La trouille sera l’objet, sur l’instigation d’un de nos lecteurs, d’une prochaine causerie.)

— La trouille ! Pourquoi aurais-je la trouille ? Ce type-là, comme vous traitez un peu dédaigneusement, est mon camarade Henry Bryois, que je connus au Quartier Latin, où nous faisions partie de la vacarmeuse jeunesse des Écoles, voilà une belle pièce de quinze ans.

— Ce type-là, je vais vous dire qui c’est.

Et après un léger silence, assez analogue au recul de l’acrobate pour mieux sauter, le personnage sérieux ajouta :

— Ce type-là, c’est un individu payé par l’Angleterre pour jeter un mauvais vernis sur les hautes sphères diplomatiques françaises !

— Allons donc ! m’atterrai-je.

— C’est comme je vous le dis.

Et je demeurai là, fou d’épouvante et muet d’horreur.

Au jour d’aujourd’hui, comme dit ma femme de ménage, l’homme ne doit s’effrayer de rien, même des pires délations… Mais Bryois, mon vieux Bryois, à la solde de l’Angleterre ! Proh pudor lui-même s’en serait voilé la face !

… C’est avec Bryois que, jadis, nous organisâmes, rue Cujas, une grande représenta-tion au bénéfice des rimes pauvres du poète X…

Encore avec Bryois, nous fondâmes la Société protectrice des minéraux, en vue d’assurer une petite situation aux cailloux, lesquels, ainsi que chacun sait, sont malheureux comme les pierres.

Toujours avec Bryois, nous menâmes à bien le fameux concours de circonstances qui se tint, bien entendu, dans le champ des Conjectures, et avec, on s’en souvient, quel éclat !

Renier un tel passé pour un peu d’or anglais ! Shame !

Et durant ma stupeur, le personnage sérieux semblait se gargariser encore des derniers glouglous de sa révélations.

— Alors vraiment, me cramponnai-je, Bryois est payé par l’Angleterre…

— … Pour jeter un mauvais vernis…

— … Sur les hautes sphères…

— … Diplomatiques.

— … Françaises… Ah, la crapule !

Sur mon geste pourtant de vague dénégation, le personnage sérieux insista :

— Demain, trouvez-vous, à neuf heures, au Horse-Shoe, près de la gare du Nord, et vous serez fixé sur la complexion de votre ami.

Je n’eus garde de manquer un tel rendez-vous.

Muni d’une fausse barbe et d’un manteau couleur muraille, à l’heure et à l’endroit in-diquées, je dégustais un soigneux John Collins.

Un couple pénétra.

Je reconnus tout de suite les étranges personnages dont il me fut donné l’occasion de causer naguère :

Miss Jane Dark et Henry Katt.

Puis, peu après, l’incriminé Bryois.

Tous les trois, ils eurent une conversation de fantômes en un grand parc solitaire et glacé.

Et Bryois sortit.

Nous le suivîmes.

Ils se dirigea vers l’enclos bien parisien où gît la douane de la gare du Nord.

Familièrement et comme d’habitude, il tendit un petit papier, une menue somme conve-nue d’avance ; alors, un employé lui délivra une bonbonne jaugeant deux ou trois gallons et dont l’étiquette portait ces mots : English Bad Varnish (mauvais vernis anglais).

Deux heures après, nous étions quai d’Orsay, au ministère des affaires étrangères.

À la suite de Bryois (qui ne s’en doutait guère), nous gravissions des degrés sans nombre et nous arrivions jusqu’en un vaste hall, situé sous les combles, entièrement garni d’assez gros ballons à tendances ambassadrices.

— Les voilà bien, nos hautes sphères diplomatiques ! ricana le personnage sérieux.

Cependant Bryois, se croyant seul, aspergeait, grâce à une sorte de vaporisateur, le contenu de sa dame-jeanne sur les ballons tricolores.

Quand nous redescendîmes, mon ancien camarade du Quartier Latin était attablé à je ne sais quelle terrasse de marchand de vins, sur le quai, en compagnie de Jane Dark et de Henry Katt qui le gorgeaient d’or.

Je ne crus point devoir saluer ces gens.