J’ai connu un homme-volant, — la race des hommes-volants n’est pas près de disparaître de ce monde ! — il s’appelait Siffroy (d’Antonaves), il était berger de son état.

La nuit, menant les moutons sur la montagne, Siffroy regardait toujours en l’air. Depuis son enfance, l’espace l’inquiétait : l’espace, l’infini du bleu piqué d’étoiles. Il aurait voulu monter là-haut, comme les jean-le-blanc et les aigles, comme la fumée de son feu. Pourquoi ? pour rien… Du moins, il ne savait pas.

Un jour, à l’auberge, c’est la première fois qu’il y entrait, Siffroy remarqua une vieille image représentant un homme dans un grand panier qu’emportait vers le ciel un globe immense. Le globe planait au-dessus des nuages ; en bas, la terre semblait une fourmilière, avec des villes, des champs de blé, des ponts, des rivières, des routes ; l’homme du panier tenait un drapeau. Siffroy se fit expliquer ; et depuis il se voyait toujours en rêve, lui Siffroy (d’Antonaves) tenant un drapeau, au-dessus des nuages, dans un grand panier.

Certain samedi, jour de marché, Siffroy descendit à la ville. Il avait deux écus en poche. Arrivé au Portail peint, il s’informa auprès du préposé de l’octroi : « si l’on ne connaîtrait pas quelqu’un, par hasard qui pourrait lui faire un joli ballon pour deux écus ? » Le préposé de l’octroi, ayant dévisagé notre homme ; répondit : — « Pour un travail comme celui-là, il faut du papier peint, de la colle… je ne vois guère que Castarini. » Or, il faut savoir que ce Castarini, peintre et colleur de papier peint à ses moments perdus, avait pour occupation principale d’amuser les gens de la ville en ourdissant à l’encontre des naïfs villageois toute sorte de farces et de méchants tours.

Siffroy trouva Castarini devant sa boutique, sur la Placette, en train de barbouiller de beau jaune cadmium, imitant l’or, une enseigne pour un café. — « Qu’y a-t-il à votre service ? » — « Excusez si je vous dérange, mais je m’appelle Siffroy (d’Antonaves) et je voudrais que vous me fissiez un joli ballon de deux écus. C’est le préposé qui m’envoie. » A ces mots, Castarini détourna la tête et, voyant la bonne figure doucement candide et le crâne en ogive de son interlocuteur, il cligna de l’œil avec un air de profonde satisfaction, tandis qu’un frémissement scélérat (le tigre en a de tels quand il flaire sa proie !) lui bridait les muscles des joues. — « Un ballon ? ainsi vous voudriez un ballon, fit-il en reposant son pinceau sur sa boîte à couleurs ; un ballon pour monter dedans ? » — « Oui, monsieur, en papier bleu autant que possible, avec la lune et les étoiles. » — « On peut vous en faire un si vous y tenez ; moi, il me semble que je préférerais un cerf-volant, solide, bien bâti, un beau cerf-volant à deux places. » — « Je n’en ai jamais vu ! » dit Siffroy. — « C’est que dans un ballon il y a de l’esprit de vin, des étoupes ; rien qu’un coup de vent et tout s’enflamme !… aimeriez-vous brûler en l’air ? » Siffroy était devenu perplexe. Castarini, lui, comptait sur ses doigts, réfléchissait. Puis, tout à coup, comme subitement inspiré : — « Que diriez-vous d’une paire d’ailes ? » — « Des ailes ! J’y avais pensé, » répondit Siffroy qui, en effet, avant sa découverte du ballon, avait plus d’une fois rêvé aux moyens de se fabriquer des ailes, tout en suivant du regard, là-haut dans le bleu, le vol des aigles et des jean-le-blanc.

Marché conclu, jour pris : Siffroy remonte vers Antonaves, et Castarini se met résolument au travail.

Ce fut un émoi dans la ville quand on apprit qu’à la foire prochaine Siffroy (d’Antonaves) volerait et que Castarini lui fabriquait ses ailes. Trois semaines durant, les curieux assiégèrent la boutique de la Placette ; trois semaines, Castarini demeura enfermé chez lui, négligeant les peintures en train, refusant les commandes les plus pressées, peu visible, silencieux et tout entier à son chef-d’œuvre.

Enfin, le grand jour arriva. Dès la première heure, les gens de la ville allèrent se poster sur le pont, guettant la caravane d’Antonaves. — « Et Siffroy ? » Pas de Siffroy ! On apprit que Siffroy était descendu chez Castarini depuis la veille pour essayer les ailes et s’exercer.

Tranquille comme si de rien n’était, Castarini fumait sa pipe à sa fenêtre.

Il se fit peu d’affaires à cette foire-là ; légumes, paniers d’œufs, sacs de blé restèrent à l’abandon. Hommes et femmes, tout le monde attendait sous la fenêtre de Castarini.

A midi sonnant, Castarini éteignit sa pipe. Un instant après, il apparaissait sur la porte, tenant par la main Siffroy (d’Antonaves), rouge d’orgueil et décoré d’une immense paire d’ailes. Quatre mètres d’ailes pour deux écus, tout en papier d’argent et d’or ! Castarini évidemment en était du sien, Castarini avait bien fait les choses !

Aussi quelle joie quand, sur le vieil orme étêté dont la fourche formait plate-forme, on vit Siffroy (d’Antonaves) apparaître en costume de chérubin ! Siffroy n’était pas beau naturellement ; représentez-vous-le avec des ailes d’argent et d’or sur sa veste de droguet.

— « Du large, vous autres ! cria Castarini ; et toi, Siffroy, aie bien soin de te lancer au troisième coup… Je compte : une, deux, trois ! » Siffroy gonfla ses ailes, qui battirent au vent et frémirent ; il prit son élan, mais ne se lança point. Tant de têtes d’hommes et de femmes, tant d’yeux levés vers lui, tant de bouches ouvertes l’interloquaient, et puis l’ormeau maintenant, lui semblait haut comme une montagne. — « Recommençons : une, deux… » les ailes retombèrent affaissées, et Siffroy déclara qu’il n’avait pas envie d’aller se noyer dans la mer. A cette réponse, la foule se fâcha et quelques-uns voulurent jeter des pierres. Mais Castarini les arrêta. Castarini était psychologue et avait appris à connaître l’âme chimérique et fantasquement imaginative de Siffroy : — « Il va voler, vous allez voir ! » Puis, de sa voix la plus douce : — « Dis-moi, Siffroy, c’est donc partir qui t’embarrasse ? » — « Oui, c’est partir ; après, cela irait tout seul ! » — « Je vais te donner le moyen, ferme les yeux, remue les ailes, et figure-toi que tu es petit oiseau. » — « Je me le figure, » dit Siffroy. — « Maintenant, attention : je vais t’effaroucher. » Et s’approchant de l’arbre sur la pointe des pieds, Castarini claqua doucement dans ses mains en faisant : pchit ! pchit ! pchit !!! comme pour faire s’envoler une fauvette.

La fauvette… non : Siffroy s’envola ; il tourbillonna un instant dans un nuage d’argent et d’or, tomba par terre et se rompit la jambe droite. Et l’on parle encore dans le pays de ce bon Siffroy (d’Antonaves) qui, perché sur un orme, croyait être petit oiseau.