Henry-Raymond Casgrain

(1831-1904)

Pionnier

Fondé en l’année 1700 par M. de la Mothe-Cadillac, le Détroit demeura longtemps attaché au Canada.

Les Anglais en firent la conquête en 1760 et le conservèrent jusqu’à la guerre de 1812.

Depuis lors les États-Unis sont devenus les heureux possesseurs de toute cette charmante contrée que le Père Charlevoix appelait, à juste titre, le « jardin du pays. »

* * *

« Le Détroit, dit l’historien du Canada, a conservé, malgré toutes ces vicissitudes, le caractère de son origine et la langue française y est toujours en usage. Comme toutes les cités fondées par le grand peuple d’où sortent ses habitants et qui a jalonné l’Amérique des monuments de son génie, le Détroit est destiné à devenir un lieu considérable à cause de sa situation entre le lac Huron et le lac Érié. »1

* * *

Vers les années 1770 ou 80, le Détroit était loin de présenter l’aspect florissant qu’il offre aujourd’hui.

Ce n’était qu’un petit fort, entouré de faibles remparts et de palissades, peuplé par quelques centaines de colons canadiens.

Véritable tente au milieu du désert, ce fort était la sentinelle avancée de la colonie et, par suite, exposé sans cesse aux incursions des Sauvages.

Autour des fortifications s’étendaient quelques champs conquis sur la forêt, que les habitants ne pouvaient cultiver qu’au risque de leur vie, tenant la pioche d’une main et le fusil de l’autre; et au-delà, en avant, en arrière, à droite, à gauche, partout le désert, partout l’immense océan de la forêt, autre ténébreux dont les sombres voûtes recelaient une multitude d’êtres mille fois plus cruels, mille fois plus formidables que les tigres et les reptiles.

Il est facile d’imaginer de quel courage indomptable devaient être trempés ces hardis pionniers qui avaient osé venir planter le drapeau de la civilisation au milieu de ces lointaines solitudes, malgré des dangers sans nombre.

* * *

Une des plus grandes figures qu’offre l’histoire du nouveau monde après la sublime figure du Missionnaire, c’est, à mon avis, celle du Pionnier canadien.

Il est le père de la plus forte race qui se soit implantée sur le continent américain : la race canadienne.

Le sang le plus noble qui ait jamais coulé dans les veines de l’humanité, circule dans ses veines : le sang français.

Partout on retrouve le pionnier canadien sur ce continent, et partout on peut le suivre à la trace de son sang.

Parcourez toute l’Amérique du Nord, depuis la Baie d’Hudson jusqu’au Golfe du Mexique, depuis Halifax jusqu’à San Francisco, partout vous retrouverez l’empreinte de ses pas, et sur les neiges du pôle, et sur les sables d’or de la Californie ; sur les grèves de l’Atlantique et sur la mousse des Montagnes Rocheuses.

Un insatiable besoin d’activité le dévore.

Il lui faut toujours, toujours avancer vers de nouvelles découvertes jusqu’à ce que la terre manque sous ses pas.

Mais ce n’est pas le seul amour des aventures, ni l’âpre soif de l’or qui le pousse ; une plus noble ambition le travaille ; un mobile plus légitime le dirige et l’anime.

On sent qu’il a la conscience de remplir une véritable mission, un mystérieux apostolat.

Feuilletez un moment les pages de notre histoire et surtout les Relations des Jésuites, et partout vous verrez le pionnier canadien, animé d’un zèle admirable pour la conversion des Sauvages, frayant, avec d’héroïques efforts, le chemin aux missionnaires et opérant souvent lui-même de merveilleuses conversions.

Je retrouve, réunis en lui, les trois plus grands types de l’histoire humaine.

Il est à la fois prêtre, laboureur et soldat.

Prêtre ! sa piété ardente, sa foi vive, son zèle pour le salut des âmes amollissent les coeurs les plus durs, et entraînent vers la foi des peuplades entières.

Fut-il jamais un plus beau sacerdoce ?

Laboureur ! devant sa hache puissante, la forêt tombe avec fracas autour de lui et sa charrue trace, à travers les troncs renversés, le sillon où frémira bientôt le vert duvet de la future moisson.

Soldat ! c’est par des siècles de combats qu’il a conquis le sol que sa main cultive.

* * *

Ah ! si j’étais peintre, je voudrais retracer sur la toile cette noble figure avec son triple caractère de Prêtre, de Laboureur et de Soldat.

Au fond du tableau, je peindrais l’immense forêt dans toute sa sauvage majesté.

Plus près, de blonds épis croissent parmi les troncs calcinés.

Sur l’avant-scène un pan du Grand Fleuve avec ses vagues d’émeraude étincelantes aux rayons du soleil.

On verrait d’un côté, avec ses remparts et ses palissades, l’angle d’un fort d’où surgirait un modeste clocher, surmonté de la croix ; de l’autre côté, une bande de Sauvages fuyant vers la lisière du bois.

Au centre du tableau apparaîtrait, les cheveux au vent, un éclair dans les yeux, le front sanglant sillonné d’une balle, mon brave pionnier, près de sa charrue, tenant de la main gauche son fusil dont la batterie fumerait encore ; de la droite, versant l’eau du baptême sur le front de son ennemi vaincu et mourant qu’il vient de convertir à la foi.

Oh ! comme j’essayerais de peindre sur cette mâle figure, dans toutes les attitudes de ce soldat laboureur aux muscles de fer, et la force calme et sereine de l’homme des champs, et le courage invincible du soldat et le sublime enthousiasme du prêtre.

Certes, ce tableau ne serait pas indigne du pinceau de Michel-Ange ou de Rubens.

* * *

Foi, travail, courage ; prêtre, laboureur, soldat : voilà le pionnier canadien.

C’est Cincinnatus, le soldat laboureur, devenu chrétien.

C’est le guerrier de Sparte qui a passé par les Catacombes.

* * *

Lecteur canadien qui parcourez ces lignes, vous pouvez lever la tête avec un noble orgueil, car le sang qui coule dans vos veines est le sang de ce héros.

Regardez attentivement la paume de votre main et vous y verrez encore l’onction de la terre, de la poudre et du sacerdoce.

Il a rempli noblement sa mission ; la vôtre reste à accomplir.

Le peuple à qui la Providence a donné de tels ancêtres, s’il est fidèle aux desseins de Dieu, est nécessairement destiné à de grandes choses.

Mais laissons ces enseignements qui ne séent qu’aux cheveux blancs et revenons à notre récit.

  1. Histoire du Canada, par M. F. X. Garneau, vol. 2, page 23.

La vesprée

À l’époque reculée que nous décrivons, le commerce des pelleteries était immense au Détroit.

Attirés par la facilité d’y parvenir, les Sauvages venaient en foule y vendre les produits de leurs chasses.

On y voyait affluer tour à tour les diverses nations des Iroquois, des Potowatomis, des Illinois, des Miamis et une foule d’autres.

* * *

  1. Jacques Du Perron Baby était alors surintendant des Sauvages du Détroit.

On conçoit facilement quelle devait être l’importance de ce poste à cette époque. Aussi M. Baby avait-il réalisé en peu d’années une brillante fortune.

Presque tout le terrain sur lequel s’élève aujourd’hui le Détroit lui appartenait en société avec M. Macomb, père du général Macomb qui commandait une partie des troupes américaines pendant la guerre de 1812.

C’est à la suite de cette guerre que M. Baby, pour s’être déclaré en faveur du Canada, sa patrie, perdit toutes les propriétés qu’il avait acquises au Détroit.

* * *

Au centre du fort, s’élevait, comme une charmante oasis au milieu du désert, une élégante maison entourée de jardins.

C’était la demeure du surintendant.

Aimant le luxe, il avait prodigué tous ses soins pour l’embellir.

Le jardin, exhaussé au-dessus du sol, était entouré d’une terrasse de gazon.

Au centre, la maison élégamment peinte, à demi-cachée derrière un rideau de branches d’érables, de poiriers, d’acacias, qui balançaient leur feuillage chatoyant jusqu’au-dessus du toit, ressemblait à une escarboucle enchâssée dans une guirlande d’émeraudes.

Une nuée d’oiseaux, tantôt cachés sous la feuillée, tantôt voltigeant dans l’air, se croisant, se poursuivant, décrivant mille chemins tortueux avec une prestesse admirable, abandonnaient aux vents leurs joyeuses chansons, tandis que le petit ramoneur,1 planant au-dessus des cheminées, mêlait à leurs voix ses petits cris aigres et saccadés.

C’était le soir.

Les derniers rayons du soleil couchant coloraient de teintes roses et safranées le dôme de la forêt.

La chaleur avait été étouffante pendant tout le jour.

La brise du soir, gazouillant parmi les rosiers, les dahlias et les églantiers en fleur, rafraîchissait la nature embrasée et parfumait l’air d’enivrantes senteurs.

* * *

Réunis autour d’une table dressée, en plein air, au milieu du jardin et chargée de mets et de bouquets de fleurs dérobés au parterre, le surintendant et toute sa famille prenaient le repas du soir.

Un jeune officier, arrivé depuis quelques mois au Détroit, avait été invité à se joindre à la famille.

Des esclaves noirs, occupés du service de la table, se tenaient debout derrière les convives, attentifs à leurs moindres signes.

* * *

– Quelle charmante soirée ! – s’écriait le jeune officier, beau jeune homme, aux cheveux blonds, aux traits nobles et expressifs, au front haut, intelligent et fier, à l’oeil vif, mais un peu rêveur ; – en vérité, je n’ai vu qu’en Italie un climat aussi doux, une nature aussi délicieuse, d’aussi beaux effets de lumière !

Voyez donc à l’horizon, ces flocons de nuages qui nagent dans l’azur du ciel. Ne dirait-on pas une superbe écharpe à frange de pourpre et d’or flottant à l’horizon ?

– Cette soirée est magnifique, en effet, répondit le surintendant.

Nous jouissons dans ce pays, d’un bien beau climat.

Nulle part je n’ai vu un ciel plus pur, une lumière plus limpide, une nature plus grandiose ; mais, d’un autre côté, nous sommes privés de bien des jouissances accordées aux vieux pays.

Exilés aux dernières limites de la civilisation, à combien de dangers ne sommes-nous pas exposés de la part des Sauvages!

Vous, qui venez à peine de quitter les rivages civilisés de l’Europe, vous ne pouvez vous former une idée de la cruauté de ces peuples barbares.

Ah ! la vie est encore bien dure dans ce pays.

– Oui, repartit la femme du Surintendant dont la belle et mâle physionomie indiquait une nature fortement trempée, il y a à peine quelques années, j’étais encore obligée de faire la sentinelle, le fusil au bras, à la porte du fort, pendant que tous les hommes étaient occupés aux environs à la culture des champs.2

La conversation fut ici interrompue par un des esclaves noirs qui vint avertir M. le Surintendant et sa femme qu’une personne étrangère désirait les entretenir.

Tous les convives se levèrent alors de table.

* * *

– Vous m’avez l’air bien triste ce soir, Mademoiselle, dit le jeune officier en s’adressant à une jeune fille de seize à dix-huit ans, qu’à ses traits on reconnaissait facilement pour la fille du Surintendant. Quel malheur peut donc jeter ce voile de tristesse sur votre front ?

Tandis que tout sourit autour de vous, votre coeur seul est triste.

Il me semble cependant qu’il est impossible de contempler cette soirée si sereine, cette nature si ravissante sans éprouver un sentiment de calme et d’intime sérénité.

Rien ne m’éblouit comme l’aspect d’un beau soir.

Cette gracieuse harmonie de l’ombre et de la lumière est pour moi pleine de mystère et d’ivresse.

– Hélas ! répondit la jeune fille, j’aurais pu, il y a quelques jours, jouir avec vous de ce beau spectacle de la nature.

Mais aujourd’hui, tous ces objets m’apparaissent à travers un crêpe funèbre.

Ce beau ciel, ces champs de verdure, ces fleurs, ces fruits, ces bosquets vermeils, qui charment vos regards, me font frissonner ; j’y vois partout du sang.

– Mon Dieu ! s’écria le jeune officier, vous serait-il donc arrivé quelqu’affreux malheur ?

– Hélas ! il y a à peine quelques heures, je viens d’être témoin de la scène la plus déchirante qu’il soit possible d’imaginer.

Je ne saurais distraire ma pensée de ce navrant spectacle.

Mais pourquoi vous attrister inutilement par ce funeste récit ?

Jouissez plutôt paisiblement de ces heures qui vous paraissent si délicieuses.

– Continuez, continuez, s’écria le jeune officier, racontez-moi ce tragique événement.

Le bonheur est souvent égoïste, mais il faut apprendre à compatir aux douleurs d’autrui.

* * *

La jeune fille reprit :

– Avant-hier au soir, une bande de Sauvages, à moitié ivres, arrivèrent chez mon père.

Ils emmenaient avec eux une jeune fille qu’ils avaient fait prisonnière quelques jours auparavant.

Ah ! si vous aviez vu quelle désolation était peinte sur ses traits!

Pauvre enfant ! Ses vêtements étaient en lambeaux, ses cheveux en désordre, sa figure meurtrie et couverte de sang.

Elle ne se plaignait pas ; elle ne pleurait pas ; elle était là, muette, immobile comme une statue, les yeux fixes ; on aurait pu la croire morte, si un léger tremblement de ses lèvres n’eût trahi un reste de vie.

Cela faisait mal à voir.

Je n’avais jamais vu une grande infortune.

Les grands malheurs ressemblent aux grandes blessures.

Ils tarissent les larmes, comme ces blessures terribles et subites qui arrêtent le sang tout à coup dans les veines.

Touchées de compassion, ma soeur et moi, nous la fîmes coucher dans notre chambre.

Nous ne pouvions nous faire illusion sur le peu de chance de salut qui lui restait ; car nous connaissions le caractère des Sauvages.

Cependant nous essayâmes de faire renaître quelqu’espoir dans son âme.

Peut-être notre père parviendrait-il à gagner les Sauvages et à la tirer de leurs mains.

Enfin, elle parut sortir de sa stupeur et nous fit le récit de son malheur.

  1. L’hirondelle de cheminées.
  2. Historique.

Agonie

– Je demeurais, dit-elle, depuis quelque temps près du fort Waine,1 avec ma soeur, lorsqu’un matin pendant que son mari travaillait dans son champ, plusieurs Sauvages entrèrent tout à coup dans la maison.

– Où est ton mari ? demandèrent-ils brusquement à ma soeur.

– Il est au fort Waine, répondit-elle effrayée de leur aspect sinistre.

Et ils sortirent.

Pleines d’anxiété, nous les suivîmes des yeux pendant quelque temps.

– Mon Dieu ! ma soeur, lui dis-je toute tremblante, j’ai peur, j’ai peur, sauvons-nous…. Ces Sauvages m’ont l’air de méditer quelques mauvais desseins ; ils vont revenir.

Sans écouter mes paroles, elle continuait à les regarder s’éloigner dans la direction du fort.

Le chemin qu’ils suivaient passait à peu de distance de l’endroit où son mari travaillait tranquillement sans soupçonner le péril qui le menaçait.

Heureusement qu’une touffe d’arbres le dérobait à leurs regards.

* * *

Nous commencions à respirer un peu.

Déjà ils l’avaient dépassé et s’éloignaient paisiblement, lorsque l’un d’eux se détourna un moment.

– Ils l’ont découvert ! ils l’ont découvert ! s’écria tout à coup ma soeur, saisie d’épouvante.

En effet, ils s’étaient tous arrêtés, et se dirigeaient vers l’endroit où Joseph, courbé vers la terre, ramassait les branches d’un arbre qu’il venait de renverser.

Il n’avait aucun soupçon du danger.

Les Sauvages, abrités derrière les arbres, n’étaient plus qu’à une petite distance, lorsqu’on entendit un coup de fusil et Joseph tomba à la renverse.

Le croyant mort, ils s’avançaient triomphants pour le dépouiller ; mais Joseph, que la balle en effleurant la tête n’avait fait qu’étourdir, se redressant tout à coup et se faisant un rempart de l’arbre près duquel il était, saisit son fusil et en étendit deux raides morts sur la place.

Les autres, effrayés, se retirèrent précipitamment vers la lisière du bois et alors une vive fusillade commença de part et d’autre.

* * *

Joseph était un habile tireur.

À chaque coup il abattait un ennemi.

Trois avaient déjà succombé.

Nous attendions dans les transes de l’agonie, l’issue du combat qui n’aurait pas été douteux si les Sauvages avaient eu affaire à un ennemi ordinaire.

Mais Joseph était un terrible adversaire.

Blotti derrière son arbre, à peine avait-il tiré un coup, qu’en une seconde il avait rechargé son fusil.

Alors, avec un sang-froid admirable, pendant que les balles sifflaient autour de lui et balayaient les feuilles de l’arbre qui l’abritait, il passait tout doucement le canon de son fusil à travers les branches, et, au moment de viser, faisait un grand signe de croix ; puis il ajustait et pressait la détente ; le coup partait et nous pouvions compter un ennemi de moins.

Chaque fois que je voyais tomber une nouvelle victime, je ne pouvais réprimer un indicible tressaillement d’ivresse.

Le plomb de Joseph venait de frapper un quatrième ennemi.

Nous commencions à avoir quelqu’espérance, lorsque nous vîmes un des Sauvages se glisser en rampant derrière lui.

Le serpent ne s’avance pas vers son ennemi avec plus de ruse et d’adresse.

Sans faire rouler un caillou, sans froisser une feuille, il s’approchait lentement, se cachant tantôt derrière une petite élévation, tantôt derrière une touffe de broussailles, ne se hasardant qu’au moment où il voyait Joseph tout entier occupé à viser.

Enfin il arriva à deux pas de lui sans avoir été découvert.

Alors il s’arrêta et attendit que Joseph eût rechargé son arme.

Sans rien soupçonner, celui-ci élevait, un moment après, son fusil à son épaule pour viser, lorsque nous le vîmes abaisser tout à coup son arme et se retourner.

Il avait cru entendre un léger frôlement derrière lui.

Élevant un peu la tête, il écouta un instant ; puis se pencha à droite et à gauche ; mais sans rien apercevoir, car le Sauvage était couché à plat ventre derrière un tas de branches.

Entièrement rassuré de ce côté, il se retourna et appuya de nouveau la crosse de son fusil sur son épaule. Mais en même temps le Sauvage, avec un sourire infernal, se redressait de toute sa hauteur.

Au moment où Joseph s’apprêtait à immoler un nouvel ennemi, l’Indien brandissait son couteau.

Un dernier coup de fusil retentit, une dernière victime tomba ; mais Joseph tomba aussi, frappé au coeur par son lâche ennemi.

Après lui avoir enlevé la chevelure, il le dépouilla de ses vêtements et s’en revêtit.

  1. Je ne suis pas bien sûr de l’orthographe de ce nom; je l’écris tel que je l’ai entendu prononcer.

Lamentation

Glacées d’horreur et d’épouvante, nous ne songions pas même à prendre la fuite.

Dans son désespoir, ma soeur, serrant son enfant entre ses bras, se précipita au pied du crucifix et le saisissant entre ses mains, muette, elle le couvrait de ses baisers et de ses larmes.

Anéantie, hors de moi, je me tenais à genoux près d’elle, mêlant mes prières et mes larmes aux siennes.

Pauvre mère ! elle ne tremblait pas seulement pour elle ; mais pour son enfant, ce cher petit ange, qu’elle aimait tant, qu’elle adorait. Il était si beau. Il avait à peine dix-huit mois.

Déjà il commençait à bégayer son nom.

– Ô mon Dieu ! s’écriait-elle à travers ses sanglots, s’il faut mourir, je vous offre volontiers ma vie, mais sauvez mon enfant !

Et l’embrassant, et l’arrosant de larmes, et le pressant contre son coeur, elle s’affaissa sur elle-même, privée de sentiment.

Quoique je fusse plus morte que vive, j’essayais cependant de la soutenir, quand l’assassin de Joseph entra tout à coup, suivi de ses cruels compagnons.

Sans proférer une parole, il s’avança vers nous et arracha violemment l’enfant des bras de sa mère.

Elle ne s’était pas aperçue de leur arrivée, mais dès qu’elle sentit son enfant lui échapper, elle tressaillit et parut revenir tout à coup à la vie.

Exaspérée d’avoir perdu sept de leurs compagnons, les Sauvages ne respiraient que la rage et la vengeance.

L’assassin de Joseph, élevant l’enfant au bout de ses bras, le contempla un instant avec ce regard infernal du serpent qui savoure des yeux sa victime avant de la frapper.

On eût dit un ange entre les griffes d’un démon.

Le monstre ! il souriait.

Satan doit rire ainsi.

Comme pour implorer sa pitié, l’enfant souriait aussi de ce rire de candeur et d’innocence, capable d’attendrir les entrailles les plus endurcies.

Mais lui, le saisissant par une jambe, le fit tournoyer un moment au bout de son bras et… ô horreur !… il lui brisa le crâne sur l’angle du poêle.

La cervelle rejaillit sur le visage de sa mère.

Comme un tigre, elle bondit sur le meurtrier de son enfant, et l’amour maternel lui prêtant une force surhumaine, elle le saisit à la gorge ; ses doigts crispés s’enfoncèrent dans son cou ; il chancela ; ses yeux s’injectèrent de sang, sa figure devint noire, et il tomba lourdement, étouffé par son étreinte désespérée.

Elle l’eût infailliblement étranglé, si en ce moment un autre Sauvage ne lui eût fendu la tête d’un coup de hache.

* * *

Pauvre soeur ! sa mort a été bien cruelle, bien lamentable ; mais ses angoisses n’ont duré qu’un moment ; ses maux sont finis ; elle est maintenant heureuse au ciel.

Mais moi, mon Dieu ! que vais-je devenir ?…

Vous voyez dans quel affreux état ils m’ont mise…

Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !…

Et l’infortunée jeune fille, se tordant dans l’agonie du désespoir, se jeta, en sanglotant, dans nos bras, nous pressant contre son coeur, et nous suppliant d’avoir pitié d’elle, de ne pas l’abandonner, de l’arracher des mains de ses bourreaux.

Ah ! qu’il est triste, qu’il est déchirant d’être témoin d’un malheur qu’on se sent incapable de consoler !

Nous passâmes toute la nuit à pleurer avec elle, cherchant à l’encourager, et à lui donner quelqu’espoir.

Je sentais qu’il y avait une sorte de cruauté à lui inspirer une confiance que je n’avais pas ; car je connaissais les Sauvages.

Je savais que ces monstres n’abandonnent jamais leurs victimes.

* * *

Le lendemain, mon père, après avoir longtemps caressé les Sauvages, intercéda auprès d’eux en faveur de la jeune captive, et leur offrit toutes espèces de présents pour la racheter ; mais rien ne put les tenter.

Ils étaient encore à moitié ivres.

Il employa tour à tour les prières et les menaces pour les toucher.

Mais ni les présents, ni les prières, ni les menaces ne purent l’arracher de leurs mains.

L’infortunée jeune fille se jeta même à leurs pieds embrassant leurs genoux pour les fléchir ; mais, les monstres ! ils répondaient à ses supplications par des éclats de rire.

Et malgré ses prières, malgré ses sanglots, malgré ses supplications, ils l’entraînèrent avec eux.1

* * *

Hélas ! Monsieur, s’écria alors Mademoiselle Baby en jetant un regard baigné de larmes sur le jeune officier, peut-on avoir le courage de sourire et d’être gai après avoir été témoin de pareilles scènes ?

– Les démons ! vociféra le jeune homme en trépignant d’horreur et d’indignation.

Ne devrait-on pas exterminer jusqu’au dernier cette race infâme qui n’est altérée que de carnage et de sang ?

Que n’ai-je su cela plus tôt !

Hier un Potowatomis est entré chez moi pour me vendre quelques pelleteries.

Comme je n’en avais nul besoin, qu’il me les faisait le triple de leur valeur et qu’il me tourmentait déjà depuis assez longtemps, je lui signifiai de se retirer.

Il osa me résister.

Alors impatienté, je me levai de mon siège et le conduisis jusqu’à la porte à coups de pied. Il s’éloigna en me menaçant et me montrant son poignard.

J’avais un bâton à la main.

Je regrette maintenant de ne pas l’avoir assommé.

* * *

– Imprudent ! s’écria la jeune fille, vous n’auriez jamais dû provoquer cet Indien.

Ne savez-vous pas qu’un Sauvage n’oublie jamais une injure?

Il peut rôder toute une année autour du fort pour vous suivre des yeux, observer tous vos mouvements, épier toutes vos démarches, flairer toutes vos traces, se cacher parmi les taillis, parmi les joncs de la rivière, s’approcher de vous avec toute la ruse et la finesse du serpent, s’élancer comme un tigre, et vous frapper au coeur au moment où vous vous y attendrez le moins.

Je vous vois tous les jours sortir du fort pour aller pêcher sur les bords de la rivière ; je vous conseille de n’y plus retourner. Il vous arrivera malheur.

* * *

– Bah ! fit le jeune homme, vous êtes trop craintive.

Je l’ai vu repartir ce matin avec une troupe de guerriers de sa nation.

Ils descendent à Québec pour y vendre leurs pelleteries dont ils n’ont pu se débarrasser ici.

 

1 Jamais on n’en a entendu parler depuis.

Rêve

Assise, avec sa fille, dans l’embrasure de la fenêtre ouverte, Madame Baby est occupée à coudre devant une petite table à ouvrage.

Monsieur Baby est parti ce matin pour aller visiter quelques propriétés qu’il vient d’acquérir de l’autre côté de la rivière.

Les rues sont désertes.

Presque tous les habitants du fort sont occupés aux alentours à cultiver leurs terres.

La chaleur est étouffante.

Au-dessus des toits et des coteaux, on voit ondoyer l’air embrasé par les rayons du soleil.

Pas un souffle n’agite les arbres du jardin dont les rameaux et les feuilles immobiles et languissantes se penchent vers la terre comme pour implorer un peu de fraîcheur, une goutte de rosée.

Une esclave noire se promène le long des allées, étendant sur les buissons du linge blanc qu’elle fait sécher, et met en fuite à son passage quelques poules qui baillent de chaleur à l’ombre du feuillage.

Le silence est complet.

On n’entend que le bourdonnement des insectes et le bruit saccadé que font les sauterelles en voltigeant parmi des flots de soleil.

De l’extérieur, on aperçoit dans l’ouverture de la fenêtre, garnie de bouquets, la tête de la jeune fille qui, pâle, silencieuse, mélancolique, se penche sur une fleur épanouie et semble se mirer dans sa corolle odorante.

* * *

– Maman, – dit-elle enfin en relevant doucement la tête, – pensez-vous que papa soit longtemps dans son voyage ?

– Je crois qu’il sera de retour dans quatre ou cinq jours, au plus ; mais pourquoi me fais-tu cette question ?

– Ah ! c’est que j’ai bien hâte qu’il soit revenu. Je veux lui demander que nous descendions immédiatement à Québec, au lieu d’attendre au mois prochain.

Ce voyage me distraira un peu.

Tenez, depuis que les Sauvages sont venus l’autre jour ici avec la pauvre enfant qu’ils avaient fait prisonnière, je n’ai pas un moment de repos.

Je l’ai toujours devant les yeux.

Il me semble toujours la voir. Elle me suit partout.

Je l’ai encore vue en rêve cette nuit.

* * *

Je croyais être assise au milieu d’une forêt sombre et immense, près d’un torrent impétueux qui s’abîmait à quelques pas de moi dans un gouffre sans fond.

Sur l’autre rive, qui m’apparaissait toute riante, émaillée de bosquets fleuris, et éclairée par une lumière douce et sereine, la jeune captive se tenait debout, pâle, mais calme.

Elle me semblait habiter un monde meilleur.

Tenant entre ses mains un livre ouvert et tourné vers moi, elle le feuilletait lentement.

Elle tourna ainsi seize feuillets.

Alors elle s’arrêta, jeta sur moi un regard plein de tristesse et de compassion et fit signe à quelqu’un qui se tenait près de moi de traverser le torrent.

À ce signal, il trembla de tous ses membres, ses genoux s’entrechoquèrent, ses yeux se dilatèrent, sa bouche s’entr’ouvrit de terreur, une sueur froide ruissela sur son front.

Il essaya de reculer, mais une force invincible l’entraînait vers l’abîme.

Se tournant vers moi, il me suppliait, avec d’amères gémissements, de lui porter secours.

J’éprouvais pour lui une profonde compassion.

Mais en vain essayais-je de lui tendre les mains pour le secourir ; d’invisibles liens enchaînaient tous mes membres et m’empêchaient de faire aucun mouvement.

En vain essayait-il de ce cramponner aux rochers du rivage ; il se sentait toujours poussé vers l’abîme.

Déjà il s’était avancé jusqu’au milieu du torrent dont les eaux profondes et écumantes bondissaient et mugissaient autour de lui comme impatientes de l’engloutir.

À chaque pas, il chancelait et venait près de perdre l’équilibre ; mais il se raffermissait bientôt et avançait toujours.

Enfin, une vague plus impétueuse vint se déchaîner contre lui et le fit chanceler de nouveau. Ses pieds glissèrent ; il jeta sur moi un regard d’inexprimable angoisse et tomba.

En un instant, il fut entraîné jusqu’au bord du précipice où il allait être englouti, lorsque sa main rencontra l’angle d’un rocher qui sortait de l’eau.

Ses doigts crispés s’enfoncèrent dans la mousse verdâtre et limoneuse de la roche ; un instant il s’y cramponna avec toute la suprême énergie du désespoir.

Son corps, arrêté tout à coup dans son élan précipité, parut un moment hors des flots.

L’écume et la vapeur d’eau l’enveloppaient d’un nuage, et le vent de la chute agitait violemment sa chevelure humide.

Ses yeux dilatés étaient fixés sur la roche qui, peu à peu, cédait sous son étreinte convulsive.

Enfin, un cri terrible retentit et il disparut dans le gouffre.

Transie d’angoisse et d’épouvante, je regardais la jeune captive.

Mais elle, essuyant une larme, m’indiqua, sans proférer une parole, le dernier feuillet du livre qui m’apparut tout dégouttant de sang.

Je jetai un cri d’horreur et m’éveillai en sursaut… Mon Dieu ! serait-ce une page de ma vie.

Sang

C’était le jeune officier.

Il avait le bras droit cassé et pendant.

– Vite ! vite ! s’écria-t-il, cachez-moi ! je suis poursuivi par les Sauvages.

– Montez au grenier, lui dit Madame Baby, et ne bougez pas, autrement vous êtes mort.

* * *

Un moment après, les Sauvages entraient.

Avant qu’ils eussent proféré une parole, Madame Baby leur indiqua du doigt la rue voisine.

Et ils sortirent aussitôt, persuadés que le jeune homme s’était évadé par ce côté.

L’admirable sang-froid de Madame Baby les avait complètement trompés. En effet, pas un muscle de son visage n’avait trahi son émotion.

Et, par bonheur, ils n’avaient pas eu le temps de remarquer la pâleur mortelle empreinte sur les traits de la jeune fille qui, le coude appuyé sur la fenêtre, la figure à demi-cachée derrière les bouquets de fleurs, se sentait près de défaillir.

Il y eut alors un de ces moments d’inexprimable angoisse qui fait subitement monter au coeur le froid de la mort.

Madame Baby espérait bien que les Sauvages, par crainte du Surintendant, n’oseraient pas s’introduire malgré elle dans la maison. Mais encore, qui pouvait prévoir où s’arrêteraient ces barbares une fois alléchés par l’odeur du sang ?

Elle avait l’espoir que, fatigués bientôt de leurs inutiles recherches, ils abandonneraient leur ennemi, ou que, du moins, s’ils persistaient à vouloir le découvrir, elle aurait le temps d’obtenir quelques secours pour les repousser, s’ils osaient revenir sur leurs pas.

Faisant un signe à l’esclave qui travaillait au jardin, elle lui ordonna de courir en toute hâte avertir quelques hommes du fort du danger qui les menaçait.

* * *

Quelques minutes pleines d’alarme et d’anxiété s’écoulèrent encore et les Sauvages ne reparaissaient pas.

– Croyez-vous qu’ils se soient éloignés, murmura tout bas la jeune fille dont la figure commençait à s’illuminer d’un rayon d’espoir ?

– Quand même ils reviendraient, répondit Madame Baby, ils n’oseront…

Elle n’acheva pas.

Penchée vers la fenêtre, elle prêtait l’oreille et cherchait à distinguer un bruit de voix humaines qui se faisait entendre dans le lointain.

Était-ce le secours qu’elle avait demandé ?

Était-ce la voix des Sauvages qui revenaient sur leurs pas ?

Elle ne put le distinguer.

Cependant les voix se rapprochaient toujours et devenaient de plus en plus distinctes.

– Ce sont nos hommes, s’écria enfin Mademoiselle Baby ; entendez-vous les aboiements de notre chien ?

Et elle respira plus librement comme soulagée d’un poids immense.

Madame Baby ne répondit pas.

Un faible sourire effleura sa lèvre.

Elle avait bien entendu les aboiements du chien, mais un autre bruit, qu’elle ne connaissait que trop, retentissait aussi à son oreille.

Bientôt les voix devinrent si distinctes qu’il fut impossible de se faire illusion.

– Les voilà ! les voilà ! s’écria tout à coup la jeune fille, pâle comme la mort et se laissant glisser sur un siège près de la fenêtre.

En effet, on voyait ondoyer à travers les arbres les panaches de diverses couleurs que les Sauvages ont coutume de porter sur le sommet de leur tête.

– Ne tremble donc pas ainsi, dit tout bas Madame Baby à sa fille ; tu vas nous trahir. Tourne-toi vers la fenêtre et prends garde que les Sauvages ne s’aperçoivent de ton émotion.

* * *

Le courage et le sang-froid dans un moment critique est toujours admirable ; mais chez une femme il est sublime.

Calme, impassible, sans même se lever de son siège, Madame Baby continua tranquillement son ouvrage.

L’oeil le plus exercé n’aurait pu distinguer la moindre trace d’émotion, la moindre agitation fébrile sur cette fière et mâle physionomie.

C’est que dans cette poitrine de femme battait le coeur d’une héroïne.

Elle attendit ainsi l’arrivée des Sauvages.

* * *

– Dis-nous où tu as caché le guerrier blanc, s’écria en entrant le premier qui pénétra dans l’appartement.

C’était le Potowatomis que le jeune officier avait eu l’imprudence de provoquer.

Encore tout haletant de la course qu’il venait de faire, sa figure était toute ruisselante de sueur.

Sur ses sourcils froncés, dans ses regards fauves et menaçants, sur tous ses traits que faisait trembler une agitation fiévreuse, on lisait la rage et l’exaspération du désappointement.

– Camarade, répondit Madame Baby d’un ton sévère, tu connais le Surintendant.

Si tu as le malheur de te mal comporter dans sa maison, tu sais à qui tu auras affaire.

Le Sauvage parut hésiter un moment, et d’une voix qu’il feignit d’adoucir :

– Ma soeur sait bien que le Potowatomis aime la paix, et qu’il n’attaque jamais le premier.

Le guerrier blanc a marché contre le Potowatomis sur le sentier de la guerre, autrement le Potowatomis ne le poursuivrait pas.

– Je n’ai point caché le guerrier blanc, reprit Madame Baby ; c’est inutile pour toi de le chercher ici.

Hâte-toi de courir après, si tu ne veux pas qu’il t’échappe.

Le Potowatomis ne répondit pas ; mais regardant avec un sourire Madame Baby, il indiqua du doigt une petite tache sur le plancher que tout autre qu’un Sauvage n’eût jamais remarquée. Mais l’oeil subtil de l’Indien venait d’y découvrir la trace de son ennemi.

C’était une goutte de sang que Madame Baby avait cependant eu la précaution d’essuyer soigneusement.

* * *

– Ma soeur dit vrai, reprit le Sauvage d’un ton d’ironie, le guerrier blanc n’est point passé par ici.

Cette tache de sang, c’est elle qui l’a jetée là pour faire accroire au Sauvage qu’elle avait caché le guerrier blanc.

Puis reprenant un ton plus sérieux.

– Que ma soeur nous indique seulement où il est et nous nous retirerons aussitôt.

Ma soeur sait bien que le Potowatomis ne veut pas faire de mal au guerrier blanc ; le Potowatomis veut seulement le faire pris…

Il s’arrêta, inclina un peu la tête pour regarder par une fenêtre ouverte à l’extrémité de la chambre et, poussant un cri rauque et guttural, il bondit à l’autre bout de l’appartement et s’élança par la fenêtre ouverte dans le jardin.

Ses féroces compagnons le suivirent en hurlant, comme une troupe de démons.

* * *

Avant d’avoir rien vu, Madame Baby avait tout compris.

Le jeune officier, en entendant de nouveau les Sauvages, s’était cru perdu, et avait eu l’imprudence de sauter, par une des fenêtres, dans le jardin.

Il se dirigeait vers une fontaine couverte, creusée au milieu du parterre, pour s’y cacher, quand les Sauvages l’aperçurent.

Je renonce à retracer la scène atroce qui se passa alors.

La plume me tombe des mains.

En deux bonds ils l’eurent rejoint, et l’un d’eux lui asséna un coup de poing terrible et le renversa.

Il tomba sur son bras cassé, et la douleur lui fit pousser un long gémissement.

Ils se saisirent alors de lui et lui lièrent les mains et les pieds.

Pauvre jeune homme ! quelle résistance pouvait-il opposer à ses ennemis, – le bras cassé, affaibli par la perte de son sang et désarmé.

Il appelait du secours avec des plaintes lamentables.

Et les échos du jardin, répétant ses gémissements, redoublaient encore l’horreur de cette scène.

Mademoiselle Baby, folle de terreur, se précipita aux pieds de sa mère, se cachant le visage sur ses genoux, et se bouchant les oreilles de ses mains, afin de ne voir ni d’entendre cette épouvantable tragédie.

Pendant que les autres Sauvages étreignaient leur victime, le Potowatomis saisit son couteau, et se mit à l’aiguiser tranquillement sur un caillou.

Sa figure ne trahissait alors aucune émotion, pas même l’horrible plaisir de la vengeance qui faisait palpiter son coeur d’une infernale joie.

* * *

– Mon frère le guerrier blanc, dit-il en continuant d’aiguiser son couteau avec insouciance, sait bien qu’il peut insulter impunément le Potowatomis, car le Potowatomis est un lâche qui aime mieux fuir que d’attaquer son ennemi…

Mon frère veut-il maintenant faire la paix avec son ami le Potowatomis ? Il peut parler et poser les conditions, car il est libre…

Puis, reprenant tout à coup son air féroce, il se redressa et fixant son oeil enflammé sur le jeune officier :

– Mon frère le guerrier blanc, s’écria-t-il, peut maintenant entonner sa chanson de mort, car il va mourir.

Et, brandissant son couteau, il le lui enfonça dans la gorge, pendant qu’un autre de ces monstres à face humaine recevait le sang dans une petite chaudière.

Deux ou trois autres Sauvages piétinaient sur le cadavre, avec des contorsions et des cris d’enfer.

Les râlements d’agonie de la malheureuse victime, mêlés à ces hurlements, parvenaient aux oreilles de la jeune fille qu’un tremblement convulsif faisait à chaque fois tressaillir d’horreur.

* * *

Enfin ces cris et ces hurlements cessèrent.

La victime était immolée.

Repoussant alors du pied le cadavre inerte, le Potowatomis, suivi de ses compagnons, se dirigea de nouveau vers la maison.

* * *

– Ah ! tu n’as pas voulu nous dire où était ton ami le guerrier blanc, s’écria le Potowatomis en entrant.

Eh bien ! maintenant, puisque tu l’aimes tant, tu vas boire de son sang.

Madame Baby, pâle comme une statue de marbre, se redressa fièrement :

– Vous pouvez me tuer, s’écria-t-elle, mais vous ne m’en ferez jamais boire.

La jeune fille évanouie était étendue à terre à ses pieds.

Ils se saisirent alors de Madame Baby et essayèrent de lui ouvrir la bouche ; mais ne pouvant réussir, ils lui barbouillèrent le visage de sang et l’abandonnèrent dans cet état.1

  1. Quelque horrible que soit cette scène, je puis cependant affirmer qu’elle est parfaitement vraie, jusque dans ses plus petits détails.

Serpent

Plusieurs mois se sont écoulés sur les événements que nous venons de retracer.

Il fait nuit.

Au milieu du jardin, à l’endroit même où fut massacré l’infortuné jeune homme, s’élève une croix noire, simple, sans ornement.

Aucune inscription ne révèle au passant le nom de la victime, ni la fatale histoire.

Hélas ! elle est écrite pour jamais en sanglants caractères au coeur de la famille.

* * *

Chaque soir le Surintendant, entouré de sa femme, de ses enfants et de ses esclaves, vient réciter, au pied de cette croix, une prière pour le repos de l’âme de son infortuné ami.

* * *

Ce soir-là, toute la famille venait de se retirer.

Seule, une jeune fille, vêtue de noir, priait encore à genoux au pied du funèbre monument.

Elle était très pâle ; sa figure avait une expression d’ineffable tristesse.

La rosée du soir avait allongé les boucles de ses cheveux qui retombaient en désordre le long de ses joues.

On eût dit la statue de la mélancolie.

* * *

À la cime des cieux, la pleine lune versait de son urne d’albâtre les flots de sa limpide et mélancolique lumière.

Le rayon rêveur venait effleurer le gazon au pied de la croix et remontait à la paupière de la jeune fille, comme une pensée d’outre-tombe, comme un soupir silencieux et reconnaissant de l’innocente victime dont le souvenir avait laissé dans son âme une empreinte si pleine de charme et de poignante amertume.

Sa lèvre murmurait une ardente prière.

La prière ! Oh ! pour le coeur endolori, c’est le céleste dictame ; c’est le sourire des anges à travers les larmes de la terre.

Longtemps elle s’entretint avec son Dieu, exhalant sa prière avec ses soupirs et ses larmes, agenouillée au pied de cette croix, sur ce gazon encore humide du sang de l’innocente victime.

Enfin, au moment où elle allait se relever pour s’éloigner, elle leva un instant la vue, et crut apercevoir comme une ombre qui s’agitait à l’ouverture d’un soupirail percé dans le mur d’une sorte de petit hangar qui s’élevait à quelques pas devant elle.

Un nuage vint alors à passer sur la lune et l’empêcha de distinguer quel pouvait être cet objet.

Elle attendit un instant et, quand le nuage fut passé, le rayon illumina une face humaine.

– Ce ne peut être qu’un voleur, se dit-elle à elle-même.

Pourtant la porte est certainement bien fermée.

Il se sera trouvé pris quand le domestique est venu la mettre à la clef.

* * *

Cependant cette tête sortait toujours davantage du soupirail, se détachant toujours de plus en plus de l’obscurité.

Un moment les rayons de la lune tombèrent en plein sur cette figure.

La jeune fille tressaillit.

Elle venait de reconnaître cette figure.

Impossible de s’y tromper.

C’était bien lui.

Elle le reconnut parfaitement à son teint enivré, à ses traits durs et féroces, à ses yeux fauves et roulant dans leurs orbites.

C’était… C’était… le Potowatomis, l’assassin du jeune officier!1

Sa première pensée fut de fuir ; mais une invincible curiosité la retint.

* * *

Cependant le Sauvage s’agitait toujours dans l’ouverture.

Un de ses bras était sorti en dehors du soupirail et il tenait dans sa main un objet que la jeune fille ne put distinguer.

Longtemps il essaya de se faire jour à travers l’ouverture trop petite pour le laisser passer.

Enfin, au moment où il faisait un dernier effort pour s’échapper, il tourna brusquement la tête et fixa d’un air inquiet ses regards vers un petit buisson voisin.

Il parut alors hésiter ; puis lâchant l’objet qu’il tenait dans sa main, il s’appuya avec cette main contre le sol et s’efforça de reculer ; mais ses épaules, resserrées de chaque côté par le mur, le tinrent cloué dans l’ouverture.

Alors son inquiétude sembla augmenter et il jeta un nouveau coup d’oeil sur le buisson.

Un léger froissement de feuilles se fit alors entendre, et de l’ombre du buisson sortit une petite tête qui se dirigeait lentement vers le Sauvage.

C’était la tête d’un serpent à sonnettes.2

Immobile, les yeux dilatés, le Sauvage observait les moindres mouvements du reptile qui s’avançait tout doucement et avec précaution, comme s’il eût eu la conscience de la force et de l’adresse de son redoutable adversaire.

Quand il fut à quelques pas du Sauvage, il s’arrêta, se redressa et, la gueule béante, il s’élança vers son visage.

Mais avant qu’il l’eût touché, l’Indien, de sa main restée libre, lui donna un violent soufflet et l’envoya retomber à plusieurs pas de lui.

Aussitôt après, il tenta un nouvel effort pour se dégager ; mais ce fut en vain.

Le reptile furieux s’avança une seconde fois et recommença l’attaque ; mais cette fois avec plus de précaution encore.

Après s’être approché plus près qu’auparavant de son ennemi, il s’élança avec une nouvelle fureur ; mais sans plus de succès, car la main du Sauvage l’envoya rebondir encore plus loin qu’auparavant.

Le Potowatomis fit alors un effort suprême pour se délivrer ; mais ce fut encore inutilement; il resta cloué dans l’ouverture du soupirail.

Prompt comme l’éclair, le reptile, l’écume aux lèvres, le regard en feu, la gueule gonflée par la rage, et sortant une langue bifurquée et sanglante, revint de nouveau en rampant vers sa proie.

Les écailles de sa peau, que la rage faisait étinceler des plus vives couleurs, miroitant sous les rayons argentés de la lune, et le léger bruit des anneaux de sa queue, semblable au bruit du parchemin froissé, troublait seul le silence de la nature.

Cette lutte silencieuse, au milieu du silence de la nuit entre un serpent et un Sauvage encore plus subtil qu’un serpent, avait quelque chose de si fantastique qu’on eût dit deux mauvais génies se disputant dans l’ombre quelque malheureuse victime.

* * *

Le serpent s’avança si près de l’Indien que celui-ci aurait pu presque le saisir de la main.

Il se redressa une dernière fois et renvoyant sa tête en arrière, il prit son élan.

Le Sauvage le guettait toujours de la main, suivant des yeux les moindres oscillations de son corps.

Il était facile de voir que la lutte suprême allait commencer et se terminerait bientôt par la mort de l’un des deux adversaires.

À l’instant où le serpent se précipitait comme un dard sur son ennemi, le Sauvage leva encore la main ; mais cette fois l’élan du serpent avait été si rapide et instantané, qu’il ne put l’attraper, et le reptile le mordit à la joue.

Un cri rauque mourut dans la gorge du Sauvage qui saisit de la main le serpent avant qu’il eût pu s’échapper, et, l’approchant de sa bouche, dans sa rage, il le déchira avec ses dents et le mit en lambeaux.

Vaines représailles ; car le coup était porté.

Quelques minutes après, d’horribles convulsions et des cris affreux annoncèrent que le venin mortel avait produit son effet.

La victime se tordait avec désespoir au milieu d’atroces douleurs.

* * *

On crut d’abord qu’il était à la fin parvenu à s’évader ; mais plus tard on trouva le cadavre, énormément enflé, encore pris dans l’ouverture du soupirail.

Ses yeux injectés de sang étaient sortis de leurs orbites ; sa figure était noire comme du charbon, et sa bouche entr’ouverte laissait voir deux rangées de dents blanches, d’où pendaient encore quelques lambeaux du reptile et des flocons d’écume mêlée de sang.

La Providence elle-même avait pris le soin de venger l’assassinat du jeune officier.

* * *

  1. Ceux qui connaissent le caractère des Sauvages savent combien ils sont toujours enclins à voler.
  2. Ces reptiles étaient encore si nombreux dans toute cette contrée, il n’y a pas bien des années, qu’il était très dangereux de laisser les fenêtres ouvertes le soir. Ma mère me racontait que pendant qu’elle demeurait à Sandwich, chez son père, un des domestiques eut l’imprudence de laisser la fenêtre ouverte. Pendant la veillée, quelqu’un recula par hasard un buffet accolé au mur et aperçut, étendu derrière, un énorme serpent endormi.

Un autre jour pendant qu’elle faisait l’école buissonnière avec ses compagnes, un serpent s’élança sur elle et la mordit à la ceinture. Heureusement que ses dents s’embarrassèrent dans ses vêtements. Pendant qu’elle s’enfuyait éperdue, ses compagnes lui crièrent de détacher son jupon. Et c’est ce qui lui sauva la vie.

Épilogue

Voici quelques détails sur la famille qui a été témoin de la tragique histoire que nous venons de raconter et qui seront une nouvelle preuve de la véracité de notre récit.

  1. Du Perron Baby vécut encore plusieurs années après ces événements.

J’extrais ce qui suit de l’inventaire de ses biens :

« M. Jacques Du Perron Baby décéda au Détroit vers le 2 août 1789.

« En l’an 1796, Madame Susanne Du Perron Baby descendit avec plusieurs de ses enfants pour résider à Québec, laissant M. Jacques Du Perron Baby, son fils aîné, gérer le commerce, et les terres, moulins et autres affaires au Détroit. »

Ce dernier commanda longtemps les milices canadiennes du Haut-Canada et fut élu plus tard orateur de la Chambre d’Assemblée.

Madame S. Du Perron Baby mourut à Québec, en 1813, dans un âge très avancé.

* * *

Quant à Mademoiselle Thérèse Du Perron Baby, elle termina ses jours à Québec, en 1839, chez Monsieur De Gaspé.

Jamais elle ne put oublier la sanglante tragédie qui mit une si cruelle fin à son premier rêve.

La plaie une fois ouverte ne se referma plus.

Ce souvenir funèbre promenait sans cesse sur son front et dans son âme d’immortelles tristesses.

Le rayon s’éteignit et sa mourante flamme

Remonta vers le ciel pour n’en plus revenir.

Son sourire, comme celui d’Andromaque, était toujours mêlé de larmes.

Et quand ses amis cherchaient à faire refleurir cette âme désenchantée :

– Ah ! s’écriait-elle tristement, laissez-moi pleurer en silence mes rêves évanouis.

Les larmes sont l’ivresse du malheur.

Le passé a été pour moi trop plein d’amertumes pour que je puisse sourire à l’avenir.

Avant que ma couronne d’adolescence eût fleuri sur mon front, déjà la main glacée du malheur y avait posé son crêpe fatal.

La fleur de l’illusion ne croit pas sur les ruines du coeur.

Québec, mars 1860.

Nous avons retiré les nombreux épigraphes de ce récit et son introduction ; ils desservaient la narration. NDLR.