Conte de Cristoforo Armeno

L’AMOUR est une passion violente, qui n’écoute point les conseils de la raison ; mais quelque rapide que soit ce torrent, il n’est pas toujours impossible de l’arrêter, pouvu que l’on s’y conduise avec délicatesse : c’est ce qu’on verra dans l’histoire que je vais rapporter. Il y avoit à Jérusalem un gentilhomme fort accompli, soit pour son esprit, soit pour sa personne, qui se nommoit Raphane. Après avoir passé plusieurs années agréablement dans le commerce des dames, sans aucun attachement remarquable, il donna enfin tous les soins à une jeune demoiselle nommée Amazonte. Elle étoit belle, fort riche, & d’une naissance assez distinguée, mais ce qui faisoit son principal caractère, c’est qu’elle avoit l’espit bien fait, & une douceur charmante, qui lui attiroit l’estime de tous ceux qui la voyoient. Avec un mérite si essentiel, on peut juger qu’elle ne manquoit pas d’amans. Ainsi, il s’agissoit, pour Raphane, de lui plaire assez, afin de l’emporter sur ses rivaux. Comme il savoit qu’elle aimoit les fleurs, il lui envoya un bouquet, avec ces vers :

Allez, aimables fleurs, allez vers Célimène,

Où votre heureux destin vous mène,

Destin trop charmant & trop doux,

Dont les dieux vont être jaloux,

Allez parer son sein d’albâtre

Que j’adore & que j’idolâtre :

Dépêchez, courez promptement,

Ne perdez pas un seul moment,

Pour être, en arrivant, jeunes, fraîches & belles ;

Car Célimène vous veut telles :

De vos douces odeurs respectez sa beauté,

Assurez-la de ma fidélité,

Et lui consacrez votre vie ;

Quoi qu’elle soit bien courte, elle va faire envie ;

Et puis, en attendant un glorieux trépas

Auprès de ses divins appas,

Dites-lui quelquefois que j’en attends un autre,

Hélas ! moins heureux que le vôtre ;

Car elle veut, par ses rigueurs,

Que, loin de ses beaux yeux, je meure misérable,

Lorsque, sur sa gorge adorable,

On vous verra mourir avec mille douceurs.

Amazonte reçut ce bouquet & ces vers avec beaucoup de plaisir. Raphane en fut ravi ; il redoubla ses assiduités auprès d’elle. Les témoignages continuels qu’il lui donnoit de l’amour le plus soumis & le plus sincère, lui acquirent dans son cœur le rang glorieux qu’il cherchoit à y tenir. Il eut pourtant à combattre l’obstacle fâcheux de quelques parens qui proposoient pour Amazonte divers partis, dont elle eût pu tirer des avantages plus grands du côté de la fortune ; mais rien ne rebuta cet amant, & continuant toujours à aimer avec une ardeur qui ne se démentoit point, sa persévérance lui fit enfin obtenir le consentement qu’on lui avoit longtemps refusé. Le mariage se fit, & il fut suivi de tout le bonheur que peut causer l’union la plus parfaite. La tendresse d’Amazonte, & sa complaisance à s’accommoder entièrement à l’humeur de son mari, le rendirent attentif à faire de son côté tout ce qu’il croyoit lui devoir être agréable, & il sembloit qu’ils combattissent ensemble à qui pourroit se donner de plus fortes marques de l’échange mutuel qui s’étoit fait de leurs cœurs.

Cependant comme avec le temps on s’accoutume au bonheur, & que l’habitude d’en jouir le rend moins sensible, Raphane commença à prendre goût à la conversation d’une assez jolie personne qui avoit pour lui un charme particulier. C’étoit celui de la voix, qu’elle accompagnoit admirablement du théorbe. Le hasard seul lui en ayant donné connoissance, il lui rendit quelques visites, d’abord d’une manière qui ne marquoit rien par delà l’amusement ; mais à force de la voir & de l’entendre chanter, il sentit son cœur touché pour elle ; & sans songer à quoi cet engagement le meneroit, il ne put s’empêcher de lui parler une langue qui lui fit connoître ce qu’elle pouvoit sur lui. La demoiselle ne fut point fâchée d’avoir fait cette conquête, & s’attacha d’autant plus à se l’assurer, que sa mère, qui avoit fort peu de bien, & qui régloit sa conduite, lui fit comprendre que raphane étant fort riche, elles en pourroient tirer d’utiles secours si elle venoit à bout de s’en faire aimer véritablement : cet amant, enflammé par les complaisances qu’on avoit pour lui s’abandonna sans réflexion à sa passion naissante ; & comme il est impossible de ne pas rêver quand on a quelque chose dans le cœur, sa femme, qui trouva quelque changement dans ses manières, se plaignit à lui du relâchement de son amour. Il lui protesta qu’il avoit toujours pour elle & le même cœur & les mêmes sentimens. Ce fut assez pour lui remettre l’esprit dans sa première tranquillité, & elle ne la perdit que quand la nouvelle passion de Raphane eut fait assez de bruit dans le monde, pour ne lui plus laisser ignorer qu’il avoit une maîtresse. Le coup lui fut très sensible ; mais comme il est dangereux d’aigrir un mari en s’opposant avec trop d’empire & d’une manière trop impétueuse à des sentimens qui flattent le cœur, elle lui parla de l’injustice de ceux qui condamnoient sa conduite, comme si elle eût été véritablement persuadée que toutes les visites qu’il rendoit étoient innocentes, & qu’elles n’avoient pour vue que le plaisir d’entendre une belle voix.

Raphane, ravi de la voir sans jalousie, lui avoua qu’il ne croyoit pas qu’on lui dût défendre d’aller quelquefois chez une personne qui avoit beaucoup de talens pour la musique qu’il avoit toujours aimée passionnément, & qu’il y avoit si peu de mystère dans l’attachement qu’on sembloit lui reprocher, qu’il n’auroit point de peine à le rompre, si elle vouloit l’exiger de lui. Sa femme lui répondit que ne cherchant qu’à le voir heureux, elle n’avoit rien à lui prescrire ; qu’elle le croyoit trop raisonnable pour vouloir permettre qu’on lui dérobât son cœur, & qu’il connoissoit mieux que personne ce que sa tendresse méritoit de lui. Cette matière ne fut pas poussée plus loin. Amazonte se contenta de s’être mise en droit de parler, & employa, pendant quelques temps, les manières les plus tendres & les plus douces pour ramener son mari à elle ; mais ayant connu que son engagement augmentoit, & que ses visites chez la demoiselle étoient plus fréquentes & plus longues, elle crut lui devoir ouvrir son cœur d’une manière un peu sérieuse. Elle l’assura que son intérêt ne l’obligeoit à aucune plainte, & que si tout le monde vouloit juger de ses sentimens aussi favorablement qu’elle faisoit, elle verroit, sans en murmurer, qu’il se fût fait un amusement qui lui faisait passer agréablement quelques heures inutiles ; mais elle le pria en même temps de considérer l’injure qu’on lui faisoit, lorsqu’on l’accusoit d’un engagement injuste, & qu’il devoit, pour lui-même, cesser de donner occasion à des bruits qui ne lui pouvoient être que désavantageux.

Quoique cette remontrance fût aussi juste qu’honnête, Raphane s’en sentit blessé, & la souffrant impatiemment, il interrompit sa femme, pour lui dire qu’il n’avoit qu’elle seule à satisfaire, sans qu’il dût s’inquiéter de ceux qui condamnoient sa conduite, & qu’il croyoit qu’elle avoit tout lieu de s’en louer, puisqu’il ne la contraignoit en aucunes choses, & qu’il l’aimoit toujours avec une très-grande tendresse, dont il ne pouvoit lui donner de meilleures marques qu’en la laissant en pouvoir de faire telle dépense qu’elle souhaiteroit, comme il le trouvoit fort juste, ayant eu beaucoup de bien d’elle en l’épousant. Cela fut dit un peu aigrement, & Amazonte, qui étoit fort douce, comprit qu’il lui seroit inutile de combattre alors plus fortement une passion qu’elle voyoit dans sa violence. Ainsi, elle résolut de fermer les yeux sur l’aveuglement où il étoit, & de tâcher de rappeler toute sa tendresse par un redoublement de marques d’amour & de complaisance. Dans ce dessein, elle sut si bien se modérer, qu’il ne lui échappa aucune chose qui donnât la moindre marque de ce que les égaremens de son mari lui faisoient souffrir.

Elle l’excusoit quand ses amies vouloient qu’elle se plaignît, & trouvoit qu’on avoit tort de blâmer le choix qu’il avoit fait d’une amie. Un procédé si touchant troubloit le bonheur de Raphane, qui, se reprochant son injustice, ne jouissoit pas tranquillement de l’entière liberté qu’elle lui laissoit de voir la personne qui avoit touché son cœur. La jalousie lui ôta bientôt après le peu de repos qu’il essayoit de se conserver. Lorsqu’il avoit commencé de lui rendre ses soins, il l’avoit trouvée presque sans meubles, & tout d’un coup il lui vit une belle tapisserie, un grand miroir, un beau sopha, & enfin tout ce qui pouvoit servir à rendre propre un appartement. Il demanda d’où cela venoit, & la demoiselle répondit qu’un inconnu avoit fait donner le tout à sa mère, & qu’il y avoit beaucoup d’apparence que c’étoit un présent qu’il avoit voulu lui faire d’une manière galante. Le chagrin qu’il marqua à l’une & à l’autre, leur fit connoître qu’il n’avoit aucune part à cette galanterie ; & sur ce qu’il prit son sérieux, la mère lui dit que la personne qui avoit envoyé ces meubles, les avoit fait laisser sans rien dire ; que, dans l’embarras de leurs affaires, sa fille ne se trouvoit point en état de refuser ces sortes de choses, à moins qu’il ne voulût lui donner moyen de s’en passer ; ce qu’il pouvoit faire, vu les grands biens qu’il avoit, sans s’incommoder aucunement. Cette déclaration lui ferma la bouche. On fit de nouveaux présens, & ce fut encore un nouveau sujet de jalousie. Le même inconnu conduisit la chose avec la mère, qui n’en put avoir d’autres éclaircissemens, sinon qu’il avoit un ordre exprès de se taire, & que le temps lui découvriroit ce qu’elle vouloit savoir. Cette réponse lui donna sujet de croire qu’un amant caché vouloit gagner le cœur de sa fille par ces libéralités, avant qu’il se déclarât ouvertement, & la demoiselle, qui croyoit la même chose ; s’applaudissoit en secret de ce prétendu triomphe. Il arriva une aventure qui les confirma dans cette pensée.

Raphane les ayant menées peu de temps après à une maison des environs de Jérusalem, qu’elles l’avoient prié de leur faire voir, à leur retour de la promenade qu’elles firent dans le jardin de cette maison, elles trouvèrent dans un salon magnifique une collation servie d’une manière fort propre. Elles ne doutèrent point qu’elles ne la dussent aux ordres de Raphane ; mais le chagrin qui l’empêcha de manger, leur ayant fait voir qu’elles se trompoient, on demande à celui qui avoit le soin de cette maison, d’où pouvoit venir la fête, & l’on devina, par sa réponse, qu’elle avoit été ordonnée par celui-là même qui avoit fait les présens. Raphane fit de longues plaintes à la demoiselle de l’insulte qu’elle souffroit qu’on lui fît, & menaça de rompre avec elle, si on lui faisoit plus longtemps mystère d’une intrigue qu’il voyoit bien qu’on se plaisoit à entretenir. Elle lui jura cent fois qu’elle n’en savoit que ce qu’il savoit lui-même, étant aussi surpise que lui de tout ce qu’elle voyoit. Comme il jugea bien qu’il ne seroit pas possible de se déguiser toujours, il résista à la jalousie dont il étoit tourmenté, & observa jusqu’aux moindres choses qui pouvoient contribuer à lui faire découvrir le rival qui se cachoit. Ses inquiétudes furent violentes, & il les sentit augmenter beaucoup un soir, qu’ayant soupé chez la demoiselle, un concert de violons & de hautbois vint la divertir sous ses fenêtres. Le concert fut accompagné d’un air qu’on chanta, fort rempli de passion ; ce qui mit Raphane dans un nouveau trouble, qui le fit sortir tout en colère, protestant qu’il se guériroit de sa passion. La demoiselle, après avoir tâché inutilement de l’appaiser, craignit d’autant moins son changement, qu’elle étoit persuadée que l’amant qui ne se déclaroit point, ne cherchoit qu’à l’éloigner, afin de prendre sa place. Cependant Raphane, qui avoit l’esprit entièrement occupé de son aventure, fut extrêmement surpris, lorsqu’il reçut un billet par lequel une femme lui faisoit savoir que tout ce qu’il imputoit à un rival, avoit été fait pour lui ; que l’on avoit fait meubler exprès un appartement, afin qu’il eût le plaisir de se voir dans un lieu propre ; que la fête dont il s’étoit plaint n’avoit nul rapport à la demoiselle, & que la chanson qui l’avoit rendu jaloux, lui marquoit les sentimens qu’une dame avoit pour lui ; que cette dame méritoit peut-être bien son entier attachement, qui ne feroit jamais tort à ce qu’il devoit d’ailleurs, par une obligation indispensable, & qu’il ne devoit point prétendre qu’elle se résolût à se déclarer, tant qu’on le verroit dans l’engagement qu’il avoit pris.

Raphane ayant relu plusieurs fois la lettre, fit cent questions à celui qui en étoit le porteur, & n’ayant pu tirer autre chose, sinon qu’on attendoit sa réponse, il se sentit entraîné, par un mouvement secret, à suivre cette aventure. Il promit, pour première marque de reconnoissance, de n’aller plus que de temps en temps chez la demoiselle, & seulement pour jouir du plaisir de voir ses espérances trompées, lorsque les soins qu’elle croyoit lui être rendus par un amant inconnu, cesseroient entièrement. La correspondance se forma par lettres, d’une manière très-vive. Il y avoit un tour d’esprit délicat dans toutes celles que l’on apportoit à Raphane ; & comme on lui déclaroit qu’on n’aspiroit avec lui qu’à une liaison étroite de cœur, qui n’auroit jamais de suite qu’on pût condamner, on ne faisoit point difficulté de l’assurer d’une tendresse éternelle, & de s’expliquer sur cette assurance dans les termes les plus forts : mais la dame s’obstinoit à demeurer invisible, & il sembloit lui suffire qu’elle lui apprît qu’il étoit aimé. Elle lui demandoit quelquefois si la demoiselle recevoit encore des soins de son amant inconnu. Il en parloit lui-même à la demoiselle, qui tantôt lui répondoit qu’elle avoit renoncé à ce commerce, pour lui ôter tout sujet de jalousie, & qui lui disoit une autre fois qu’elle conduisoit les choses avec le mystère qui lui convenoit, & qu’il ne tenoit qu’à elle qu’elles n’éclatassent.

Raphane qui voyoit de l’artifice dans cette diversité de réponses, & qui se persuada que les visites qu’il continuoit à lui rendre, empêchoient la dame inconnue de se découvrir, rompit entièrement cette intrigue, & ne chercha plus qu’à mériter qu’on le voulût éclaircir sur sa nouvelle conquête. Il pressa pourtant inutilement pour l’obtenir. La dame lui répondit, que bien qu’elle fût ravie de le voir tiré d’un engagement qui lui faisoit honte, elle ne pouvoit se résoudre qu’avec peine à lui déclarer qui elle étoit ; qu’elle se croyoit néanmoins assez bien faite, pour ne pas craindre de blesser ses yeux ; mais que ne cherchant que l’union de l’esprit, des raisons particulières & importantes pour elle, l’obligeoient à se cacher encore quelques temps. Pendant qu’elle s’obstinoit à laisser Raphane dans l’inquiétude, le jour de la naissance de celui-ci étant arrivé ; il reçut de la dame un bouquet, dont la richesse égaloit la galanterie & le bon goût. Toutes les choses qu’elle avoit faites pour lui, lui donnant lieu de penser qu’elles venoient d’une femme d’un rang distingué, & qui étoit en état de faire de la dépense, il forma différentes conjectures, & ne sachant à laquelle s’arrêter, il consulta un de ses amis sur l’embarras où il se trouvoit. Il expliqua son aventure dans toutes les circonstances, lui montra les lettres qu’il avoit reçues, & lui nomma plusieurs dames sur qui ses soupçons étoient tombés. Son ami qui étoit sage, rêva long-temps sur la chose, & après lui avoir dit que toutes les femmes que la passion entraîne, n’en sont point assez maîtresses pour se posséder, autant que faisoit celle qui avoit commencé à lui donner des marques de la sienne, dans le temps même qu’elle le voyoit dans un autre attachement, sans lui avoir demandé aucun sacrifice pour le prix du cœur qu’il vouloit lui donner, il conclut qu’il falloit absolument que ce fût sa propre femme qui jouât ce personnage. Il lui fit examiner qu’étant d’une humeur fort douce, pleine de sagesse, & l’ayant toujours aimé fort tendrement, malgré l’infidélité qu’il lui avoit faite, & dont elle avoit cessé de lui parler, dès qu’elle avoit reconnu que ses remontrances l’aigrissoient, il n’y avoit qu’elle seule qui pût être capable d’envoyer des meubles pour rendre propre un appartement où il passoit la plupart des jours.

Raphane trouva les réflexions de son ami très-justes. Il s’en senti frappé tout-à-coup, & rappelant plusieurs choses qui étoient entièrement du caractère de sa femme dans le véritable amour qu’elle avoit pour lui, il ne chercha plus ailleurs la dame qui ne vouloit point se faire connoître. Dès ce jour-là même, il alla lui dire qu’il vouloit lui faire un fort beau présent, & lui ayant montré le riche bouquet qu’on lui avoit envoyé le jour de la fête de sa naissance, il la vit assez déconcertée pour demeurer convaincu que ce beau bouquet venoit d’elle. Il l’embrassa avec toute la tendresse que méritoit une femme qui s’étoit uniquement appliquée à ne le point perdre de vue dans ses égarmemens, & après qu’il l’eut assurée cent fois qu’il n’aimeroit jamais qu’elle, elle demeura d’accord de l’innocent artifice dont elle s’étoit servie pour amortir son injuste passion, ce qu’elle étoit résolue de continuer sans lui faire aucun reproche, tant qu’il seroit demeuré dans le malheureux entêtement dont sa patience l’avoit retiré.

L’exemple d’Amazonte doit servir d’instruction aux femmes qui souhaitent de regagner l’amour de leur mari ; car comme l’on ne prend point de lièvres au bruit du tambour, ni des mouches avec du vinaigre, on ne ramène point un cœur avec des plaintes, des murmures, & des éclats continuels. Ce procédé n’est en usage que parmi les femmes du commun, qui n’ont point assez d’esprit ni d’agrément pour se faire aimer. Peu de chose fait naître l’amour, & peu de chose le fait perdre. Ce dieu ne veut point être contraint, il est libre, les duretés ne sont pas de son goût, & ce n’est qu’avec des manières nobles & délicates qu’on peut se le rendre favorable. Circé la reine de Sparte, celle d’Égypte, & tant d’autres ne se seroient pas fait aimer, si elles n’avoient suivi cette maxime. Que la douceur a de charmes ! Ceux qui la pratiquent ne s’en repentent jamais ; & s’il font des conquêtes, cette même douceur les conserve, & a le pouvoir de ramener les esprits que l’inconstance a écartés de leur devoir.

Fin des voyages & aventures des trois princes de Serendip.

 

 

Aucassin et Nicolette – Conte de Tradition Orale

Qui de vous veut entendre l’histoire de deux amants jeunes et beaux ? Il s’agit d’Aucassin et de Nicolette. Je vous dirai tout ce qu’Aucassin eut à endurer pour sa mie au teint de lis, et toutes les prouesses qu’il fit pour elle. Il n’y a nul homme, quelque triste qu’il soit, qui n’en serait charmé. Il n’y en a aucun, fût-il même au lit souffrant et malade, qui ne se trouvât guéri de l’entendre, tant le conte en est doux et touchant.

Le comte Bongars de Valence faisait depuis dix ans une guerre cruelle à Garins, comte de Beaucaire. Chaque jour, aux portes de sa ville, suivi de cent chevaliers et de mille sergents tant à pied qu’à cheval il venait lui ravager sa terre et égorger ses hommes. Garins, vieux et débile, n’était plus en état d’aller combattre. Aucassin, son fils, l’eût remplacé avec gloire, s’il l’eût voulu. C’était un jeune homme grand et bien fait, beau comme le jour ; mais l’amour qui tout surmonte l’avait vaincu, et il était tellement occupé de sa mie, qu’il n’avait voulu jusqu’alors entendre parler ni de chevalerie ni de tournois.

Souvent son père et sa mère lui disaient : « Cher fils, prends un cheval et des armes, et va secourir nos hommes. Quand ils te verront à leur tête, ils descendront avec plus d’ardeur leurs murs, leurs biens et leurs jours. — Mon père, répondait Aucassin, je vous ai déjà fait part de mes résolutions : que Dieu ne m’accorde jamais rien de ce que je lui demanderai, si l’on me voit ceindre l’épée, monter un cheval et me mêler dans un tournoi ou dans un combat, avant que vous ne m’ayez accordé Nicolette, Nicolette ma douce amie que j’aime tant. — Beau fils, reprenait le père, ce que tu me demandes ne peut s’accomplir ; cette fille n’est pas faite pour toi. Le vicomte de Beaucaire, mon vassal, qui l’acheta enfant des Sarrasins, et qui, quand il la fit baptiser, voulut bien être son parrain, la mariera un jour à quelque valet de charrue dont le travail la nourrira. Toi, si tu veux une femme, je puis te la donner du sang des rois ou des comtes. Regarde dans toute la France et choisis : il n’est si haut seigneur qui ne se fasse honneur de t’accorder sa fille, si nous la lui demandons. — Ah ! mon père, répondait Aucassin, quel est sur la terre le comte ou le royaume qui ne fut dignement occupé, s’il l’était par Nicolette, ma douce amie. »

Le père insista encore quelque temps. La comtesse elle-même joignit plusieurs fois ses sollicitations et ses menaces à celles du comte son époux. Pour toute réponse, Aucassin leur disait toujours : « Ma Nicolette est si douce ! Oui, sa beauté, sa courtoisie ont ravi mon cœur, et pour que je vive, il faut que j’aie son amour. »

Quand le comte Garins vit qu’il ne pouvait détacher son fils de Nicolette, il alia trouver le vicomte son vassal pour se plaindre à lui de cette fille, et pour exiger qu’il la chassât. Le vicomte, qui craignait le ressentiment de Garins, lui promit de l’envoyer dans une terre si eloignée, que jamais on n’entendrait parler d’elle. Mais il s’en serait voulu à lui-même de punir avec tant de rigueur une créature innocente qui ne le méritait pas. Naturellement il l’aimait, et au lieu de l’exiler, comme on le lui avait fait promettre, il se contenta de la cacher à tous les yeux.

Tout au haut de son palais était une chambre isolée, éclairée seulement par une petite fenêtre qui donnait sur le jardin. Ce fut là qu’il enferma Nicolette, ayant soin de lui fournir abondamment tout ce dont elle avait besoin pour vivre, mais aussi lui donnant pour surveillante une vieille chargée de la garder à vue et d’en répondre.

Nicolette avait de beaux cheveux blonds et naturellement frisés. Elle avait les yeux bleus et riants, les dents blanches et petites, le visage bien proportionné. Vos deux mains eussent suffi pour contenir sa taille légère. Son teint était plus frais que la rose du matin, ses lèvres plus vermeilles que cerises au temps d’été ; enfin jamais vos yeux n’ont vu plus belle personne.

La pauvre orpheline, quand elle se vit condamnée à cette prison, vint à la fenêtre. Elle jeta les yeux sur le jardin, où les fleurs s’épanouissaient, où chantaient les oiseaux, et s’écria douloureusement : « Malheureuse que je suis ! me voila donc enfermée pour jamais ! Aucassin ! doux ami, c’est parce que vous m’aimez et que je vous aime. Mais ils auront beau me tourmenter, mon cœur ne changera point et je vous aimerai toujours. »

Dès qu’on ne vit plus Nicolette dans Beaucaire, tout le monde en chercha la raison. Les uns dirent qu’elle s’était enfuie, les autres que le comte Garins l’avait fait tuer. Je ne sais s’il y eut quelqu’un qui s’en réjouit, mais certes Aucassin en fut bien affligé. Il alla trouver le vicomte et lui redemanda sa douce amie. « J’ai perdu la chose du monde qui m’était la plus chère, dit-il ; est-ce par vous que j’en suis privé ? Si je meurs, vous en répondrez, car c’est vous qui m’aurez donné la mort en m’ôtant tout ce que j’aimais. »

Le vicomte, dans le dessein de le faire rougir d’un tel amour, lui parla d’abord avec mépris de cette fille esclave et inconnue, qui bientôt l’eût forcé au repentir, si, pouvant prétendre aux filles des rois, il l’eut épousée. Mais lorsqu’il le vit se fâcher et s’emporter, il se crut obligé d’avouer l’ordre qu’il avait reçu du comte Garins. « Prenez votre parti, ajouta-t-il, et renoncez à Nicolette, vous ne la reverrez jamais. Que votre père surtout soit bien convaincu que vous ne songez plus à elle, car il serait capable de se porter contre vous aux dernières extrémités. Peut-être même seriez-vous cause de notre mort, et nous ferait-il condamner au feu elle et moi. — Vous me désespérez, » répondit Aucassin, et sans rien dire davantage, il se retira, laissant le vicomte aussi affligé que lui.

Rentré au palais, il monta dans sa chambre pour pouvoir se livrer librement à sa douleur : « Nicolette ! s’écria-t-il, ma toute belle ! si belle quand tu ris et quand tu parles ! Nicolette ! ma sœur ! ma douce amie ! c’est pour toi qu’on me désespère et que je vais mourir. » Il resta ainsi abîmé dans ses chagrins,sans qu’il fût possible de le consoler ni de lui donner aucun soulagement.

Mais tandis qu’il se désolait pour l’absence de Nicolette sa mie, le comte Bongars, qui voulait terminer la guerre promptement, était venu avec sa troupe assaillir le château de Beaucaire. Les chevaliers et les écuyers de la ville avaient pris aussitôt les armes ; ils s’étaient rendus aux portes et sur les murs pour les défendre, et en même temps les bourgeois, montés aux créneaux, faisaient pleuvoir sur leurs ennemis des dards et des pieux aiguisés. Mais il manquait un chef pour animer et commander tous ces combattants.

Le comte Garins éperdu courut à la chambre de son fils. « Lâche que tu es ! que fais-tu là ? Veux-tu donc te voir dépouiller ? Si l’on prend ton château, que te restera-t-il… ? Mon cher fils ! monte à cheval, va défendre ton héritage et joindre tes vassaux. Quand même tu n’aurais pas le courage de combattre avec eux, ta seule présence augmentera le leur : elle suffira pour les faire vaincre. — Mon père, répondit le damoiseau, épargnez-vous ces remontrances inutiles. Je vous le répète : que Dieu me punisse tout à l’heure, si je vais dans les combats recevoir ou donner un seul coup, avant que vous ne m’ayez accordé Nicolette, ma douce amie, que j’aime tant. — Mon fils, reprit le comte, j’aime mieux tout perdre » ; et en disant ces mots, il sortit.

Aucassin courut après lui pour le rappeler : « Eh bien ! mon père, lui dit-il, acceptez une condition. Je vais prendre les armes et marcher au combat ; mais si Dieu me ramène sain et vainqueur, promettez-moi de me laisser voir une fois encore, une seule fois, Nicolette, ma douce amie, que j’aime tant. Je ne veux que lui dire deux paroles et lui donner un baiser. — Soit, répondit le comte, je vous en donne ma foi. » Aussitôt Aucassin demande un haubert et des armes. On lui amène un cheval vif et vigoureux, et, la lance en main, le heaume en tête, il s’avance vers une des portes de la ville qu’il se fait ouvrir.

La joie de revoir bientôt sa douce amie Nicolette, et l’idée surtout de ce baiser promis, l’avaient tellement enivré de plaisir qu’il était hors de lui-même. Uniquement occupé d’elle, il marchait sans rien voir, sans rien entendre, et piquait machinalement son cheval qui, dans un instant, l’emporta au milieu d’un corps ennemi. Ce ne fut que quand on l’enveloppa de toutes parts, en criant : « C’est le damoiseau Aucassin, » et qu’il se sentit arracher sa lance et son écu, qu’il revint de sa distraction. Il fait alors un effort pour se dégager des mains de ses ennemis. Il saisit son épée, frappe à droite et à gauche, coupe, tranche, enlève des bras et des têtes, et pareil à un sanglier que des chiens attaquent dans une forêt, rend autour de lui la place vide et sanglante. Enfin, après avoir tué dix chevaliers et en avoir blessé sept, il se fait jour à travers les rangs et regagne la ville au grand galop.

Le comte Bongars avait entendu les cris qui annonçaient la prise d’Aucassin, et il accourait pour jouir de ce triomphe. Aucassin le reconnaît ; il lui assène sur le heaume un tel coup d’épée qu’il le renverse par terre, puis le saisissant par son nasal, il l’emmène ainsi à la ville et va le présenter à son père. « Mon père, dit-il, voici l’ennemi qui, depuis dix ans, vous a causé tant de maux et de chagrins. — Ah ! beau fils, s’écria Garins transporté, voilà, voilà comme on doit faire parler de soi à ton âge, et non par de folles amours. — Mon père, répliqua Aucassin, point de représentations, je vous prie ; j’ai tenu ma parole, songez à tenir la vôtre. — Quelle parole, beau fils ? Eh quoi ! ne m’avez-vous pas promis, quand je suis sorti pour aller combattre, que vous me laisseriez voir et baiser encore une fois Nicolette, Nicolette ma douce amie, que j’aime tant ? Si vous ne vous en souvenez plus, pour moi je ne l’ai pas oublié. — Que je meure tout à l’heure si j’en fais rien, et si je ne voudrais, au contraire, l’avoir ici en ma disposition pour la faire jeter au feu en ta présence. — Mon père, est-ce là votre dernier mot ? — Oui, de par Dieu, oui. — Certes, je suis fâché de voir mentir un homme de votre âge. » Puis, se tournant vers Bongars : « Comte de Valence, lui dit-il, n’êtes-vous pas mon prisonnier ? — J’en conviens, sire. — Donnez-moi donc votre main. — La voici. — Or, maintenant, jurez-moi que toutes les fois que vous trouverez l’occasion de nuire à mon père et de lui faire honte, vous la saisirez aussitôt. »

« Sire, je suis votre prisonnier, et vous pouvez exiger de moi telle rançon qu’il vous plaira. Demandez or, argent, palefrois, chiens, oiseaux, fourrures de vair ou de gris, je puis tout vous promettre, mais cessez, je vous prie, de m’insulter et de vous moquer de moi. — Point de réplique, repris Aucassin furieux. Faites ce que je vous demande, ou, mordieu, je vous fends à l’instant la cervelle. »

Bongars effrayé n’eut garde d’insister davantage. Il fit tous les serments qu’on voulut, et son vainqueur aussitôt, le prenant par la main, le reconduisit à la porte de la ville, où il le mit en liberté. Mais qu’arriva-t-il ? c’est que peu d’instants après, Aucassin eut lieu de s’en repentir, son père ayant donné aussitôt l’ordre de l’arrêter et de l’enfermer dans la prison de la tour.

Nicolette était toujours dans la sienne étroitement gardée. Une nuit qu’elle ne pouvait dormir, la pauvrette aperçut la lune luire au firmament, et elle entendit le rossignol chanter au jardin, car on était dans cette douce saison où les jours sont longs et sereins et les nuits si belles. Alors il lui souvint d’Aucassin, son ami qui l’aimait tant, et du comte Garins qui la persécutait et qui voulait la faire mourir. La vieille surveillante dormait en ce moment. Nicolette crut l’occasion favorable pour s’échapper. Elle se leva sans bruit, mit sur ses épaules son manteau de soie, et, attachant au meneau de la fenêtre ses deux draps noues l’un au bout de l’autre, elle se laissa couler le long de cette espèce de corde et descendit ainsi dans le jardin. Ses pieds nus foulaient l’herbe humectée par la rosée, et les marguerites qu’ils écrasaient paraissaient noires auprès de sa peau. À la faveur de la lune, elle ouvrit la porte du jardin, mais, obligée de traverser la ville pour s’enfuir, elle arriva sans le savoir à la tour où était enfermé son doux ami.

Cette tour était vieille et antique, et fendue en quelques endroits par des crevasses. La fillette, en passant, crut entendre quelqu’un se plaindre. Elle approcha l’oreille d’une des ouvertures pour écouter, et reconnut la voix de son Aucassin, qui gémissait et se désolait par rapport elle. Quand elle l’eut écouté quelque temps

« Aucassin, dit-elle, gentil bachelier, pourquoi pleurer et vous lamenter en vain ? Votre père et votre famille me haïssent, nous ne pouvons vivre ensemble ; adieu, je vais passer les mers et me cacher dans un pays lointain. » Ces paroles dites, elle coupa une boucle de ses cheveux et la lui jeta. L’amant reçut ce présent avec transport. Il le baisa amoureusement et le cacha dans son sein ; mais ce que venait de lui annoncer Nicolette le désesperait. « Belle douce amie, s’écria-t-il, non, vous ne me quitterez pas, ou vous êtes résolue de me donner la mort. »

La sentinelle, placée sur la tour pour guetter, entendait leur entretien et les plaignait. Tout à coup elle aperçut venir du haut de la rue les soldats du guet qui faisaient leur ronde, armes d’épées nues cachées sous leurs capes : « La fillette va être découverte et arrêtée, se dit-elle à elle-même : quel dommage si cette fillette allait périr. Hélas ! Aucassin, mon damoiseau, en mourrait aussi. » Le bon soldat eût bien voulu instruire Nicolette du péril qu’elle courait ; mais il fallait que les soldats ne s’en aperçussent point, et c’est ce qu’il fit en chantant cette chanson :

Fillette au cœur franc,Aux blonds cheveux, aux yeux riants,On voit bien sur ton visageQue tu as vu ton amant ;Mais prends garde ; ces méchantsQui, sous leurs capes, vont portantGlaives nus et tranchants,Et qui te joueront tour sanglantSi tu n’es sage.

La belle devina sans peine le sens de la chanson. « Homme charitable, qui as eu pitié de moi, dit-elle, que l’âme de ton père et de ta mère reposent en paix. » Et aussitôt elle s’enveloppa dans son manteau et alla se tapir dans un coin de la tour, à l’ombre d’un pilier, de façon que les soldats passèrent sans l’apercevoir. Quand ils furent éloignés, elle dit adieu à son ami Aucassin, et s’avança vers les murs de la ville pour chercher quelque endroit par où elle put s’échapper.

Là se présenta un fossé dont la profondeur l’effraya d’abord ; mais les dangers qui la menaçaient et la crainte surtout qu’elle avait du comte Garins étaient si grands, qu’après avoir fait un signe de croix et s’être recommandée à Dieu, elle se laissa couler dans le fossé. Ses belles petites mains et ses pieds délicats, qui n’avaient pas appris à être blessés, en furent cruellement meurtris. Néanmoins, sa frayeur l’occupait tellement qu’elle ne sentit aucun mal. Mais ce n’était pas assez d’être descendue, il fallait remonter et sortir.

Sa bonne fortune lui fit trouver un de ces pieux aiguisés que les habitants avaient lancés sur leurs ennemis au moment de l’assaut. Elle l’employa pour gravir la pente du talus, se soutenant ainsi, tandis qu’elle avançait un pied, puis un autre. Enfin, avec beaucoup de fatigue et de peine, elle fit si bien, qu’elle parvint jusqu’au haut.

À deux portées d’arbalète du fossé, commençait la forêt, longue de vingt et une lieues sur autant de large, et remplie de toutes sortes de bêtes venimeuses ou féroces. Nicolette n’osait y entrer dans la crainte d’être dévorée. Cependant, comme d’un autre côté elle courait le risque d’être bientôt reprise et ramenée à la ville, elle se hasarda d’aller se cacher sous quelques buissons épais qui formaient la lisière du bois. Là, d’épuisement et de lassitude, elle s’assoupit et dormit jusqu’à la première heure du jour ; les bergers de la ville conduisirent alors dans ce lieu leurs troupeaux.

Pendant que les animaux paissaient, entre la forêt et le fleuve, les pasteurs vinrent s’asseoir au bord d’une claire fontaine qui la côtoyait, et, étendant sur l’herbe une cape, ils y mirent leur pain et commencèrent leur premier repas. Nicolette qu’ils éveillèrent s’approcha d’eux. « Beaux enfants, leur dit-elle en les saluant, connaissez-vous Aucassin, fils de Garins, comte de Beaucaire ? « Ils répondirent que oui ; mais quand ils eurent jeté les yeux sur elle, sa beauté les éblouit tellement qu’ils crurent que c’était une fée de la forêt qui les interrogeait. Elle ajouta : » Mes amis, allez lui dire qu’il y a ici une biche blanche pour laquelle il donnerait cinq cents marcs d’or, tout l’or du monde, s’il l’avait en sa disposition ; qu’on l’invite à venir la chasser, et qu’elle aura la vertu de le guérir de ses maux, mais que, s’il attend plus de trois jours, il ne la retrouvera plus, et pourra renoncer pour jamais à sa guérison. » Alors elle tira de sa bourse cinq sous qu’elle leur donna. Ils les reçurent ; mais après les avoir pris, ils refusèrent d’aller à la ville trouver Aucassin, et promirent seulement de l’avertir s’ils le voyaient. La fillette n’ayant rien de plus à espérer, accepta leur offre et les quitta.

Dès ce moment, elle ne s’occupa plus que des moyens de recevoir son ami quand il viendrait. Pour cela, elle construisit près du chemin une petite loge en feuillage, qu’elle destina en même temps à l’éprouver. « S’il m’aime autant qu’il l’assure, se disait-elle, lorsqu’il verra ceci, il s’y arrêtera pour l’amour de moi. » Quand la cabane fut achevée et garnie de fleurs et d’herbes odoriférantes, la belle s’écarta un peu et alla s’asseoir près de lù sous un buisson, pour épier ce que ferait Aucassin lorsqu’il arriverait.

Il était sorti de prison. Le vicomte, aussitôt qu’il avait appris la fuite de sa pupille, s’était hâté, pour prévenir la colère et les soupçons du comte son seigneur, de publier qu’elle était morte dans la nuit ; et Garins, qui se voyait par là délivré des inquiétudes que lui donnait cette fille, avait rendu la liberté à son fils. Il voulut même, comme pour le consoler, donner une fête brillante à laquelle il invita tous les chevaliers et damoiseaux de sa terre. La cour fut nombreuse et les plaisirs variés, mais il n’en était aucun pour Aucassin, parce qu’il ne voyait point celle qu’il aimait. Plongé dans la douleur et la mélancolie, il se tenait à l’écart, appuyé tristement contre un pilier. Un chevalier de l’assemblée s’approcha de lui : « Sire, dit-il, j’ai été malade comme vous et du même mal, et je puis aujourd’hui vous donner un bon conseil. Montez à cheval, allez vous promener le long de la forêt, vous entendrez chanter les oiseaux, vous verrez la verdure, et peut-être trouverez-vous choses qui vous soulageront. » Aucassin le remercia, et aussitôt, se dérobant de la salle et faisant seller son cheval, il sortit et s’avança vers la forêt.

Les pastoureaux étaient encore assis, comme le matin, au bord de la fontaine. Ils avaient acheté deux gâteaux qu’ils étaient revenus manger au même lieu, la cape à l’ordinaire étendue sur m’herbe. « Camarades, disait l’un d’eux nommé Lucas, Dieu garde le gentil bachelier Aucassin, notre damoiseau, et la fillette aux blonds cheveux qui nous a donné de quoi acheter gâteaux et couteaux à gaine, flûtes, cornets, maillets et pipeaux. »

Aucassin, à ce discours, soupçonna que Nicolette, sa douce amie, qu’il aimait tant, leur avait parlé. Il les accosta, et leur donnant dix sous pour les engager à s’expliquer davantage, les interrogea sur ce qu’il venait d’entendre. Alors celui qui parlait le mieux de la bande lui raconta leur aventure du matin, et ce qu’ils s’étaient chargés de lui dire, et toute cette histoire de la biche blanche qu’on l’invitait à chasser. « Dieu me la fasse rencontrer, » répondit-il, et il entra dans le bois pour la chercher.

En marchant il disait : « Nicolette, ma sœur, ma douce amie, c’est pour vous que je m’expose aux bêtes féroces de cette forêt ; c’est pour voir vos beaux yeux et votre doux sourire, pour entendre encore vos douces paroles. » Ses habits, arrachés à chaque pas par les ronces et les épines, s’en allaient en lambeaux. Ses bras, ses jambes, tout son corps en était déchiré, et l’on eût pu le suivre à la trace de son sang ; mais il était tellement occupé de Nicolette, de Nicolette sa douce amie, qu’il ne sentait ni mal, ni douleur.

Il passa ainsi le reste du jour à la chercher partout sans succès. Quand il vit qu’il ne la trouvait point et que la nuit approchait, il commença à pleurer. Cependant comme la lune éclairait, il marcha toujours. Enfin sa bonne fortune le conduisit à la feuillée qu’avait construite la fillette.

À la vue des fleurs dont la loge était ornée, il se dit à lui-même : « Ah ! surement ma Nicolette a été ici, et ce sont les belles mains de ma douce amie qui ont élevé cette cabane. Je veux pour l’amour d’elle m’y reposer et y passer la nuit. » Aussitôt il descendit de cheval : mais sa joie était si grande et sa précipitation fut telle, qu’il se laissa tomber et se démit l’épaule. Quoique blessé, il put néanmoins attacher avec l’autre main son cheval à un arbre. Ensuite il entra dans la loge, et, sans songer à ce qu’il souffrait, il s’écria, transporté d’amour : « Belles fleurs, rameaux verts qu’a cueillis ma Nicolette, si j’avais auprès de moi ma douce amie, ah ! que de douces paroles je lui dirais ! »

La fillette était tout près de là qui l’entendait. Elle courut à lui les bras ouverts et l’embrassa tendrement. « Beau doux ami, je vous ai donc retrouvé ! » Et lui de la serrer à son tour dans les siens et de l’embrasser mille fois. « Ah ! belle amie, tout à l’heure je souffrais beaucoup, mais à présent que je vous tiens, je ne sens plus de mal. » Nicolette alarmée l’interrogea sur la cause de ses douleurs ; elle lui tâta l’épaule pour s’assurer si elle était déboitée, et avec l’aide du ciel, elle fit si bien qu’elle réussit à la remettre en place. Sa main ensuite appliqua sur le mal certaines fleurs et plantes salutaires dont la vertu lui était connue, et elle les y assujettit avec un peu de sa robe qu’elle déchira.

Quand il fut pansé : « Beau doux ami, dit-elle, quel parti maintenant allons-nous prendre ? Votre père, instruit de votre fuite, va, dès le point du jour, n’en doutez pas, envoyer après vous et faire fouiller cette forêt. Si l’on vous trouve, j’ignore ce qui vous arrivera ; mais moi, je sais bien qu’on me fera mourir cruellement. — J’y mettrai bon ordre, » répondit le damoiseau. Il monta aussitôt sur son cheval, pris sa mie dans ses bras, et partit tenant ainsi embrassées ses amours : « Doux ami, où irons-nous ? demandait-elle. Je n’en sais rien, répondit-il, mais peu m’importe, puisque nous allons ensemble. »

Après avoir marché par monts et par vaux, après avoir traversé plusieurs villes et bourgs, ils arrivèrent au bord de la mer. Aucassin aperçut des marchands qui naviguaient. Il leur fit signe d’approcher, et ceux-ci lui ayant envoyé leur barque, il obtint d’eux d’être reçu dans le vaisseau avec sa mie.

Une tempête horrible qui survint les obligea de chercher un port. Mais une flotte sarrasine les attaqua, s’empara de leur vaisseau et fit prisonniers Aucassin et Nicolette. On porta la fillette dans un navire. Son ami, pieds et poings liés, fut mis dans un autre, et l’on s’éloigna.

Tout à coup une nouvelle tourmente sépara la flotte. Le navire qui portait Aucassin, ballotté pendant plusieurs jours et jeté de côte en côte, fut poussé enfin contre le château de Beaucaire. Les habitants accourus sur la rive virent, avec une bien agréable surprise, leur damoiseau. Son père et sa mère étaient morts en son absence. Ils le reconnurent pour leur seigneur et le conduisirent en pompe au château, dont il prit possession, et où il n’eut plus rien à regretter que Nicolette, sa douce amie.

Le vaisseau qu’elle montait était celui du roi de Carthage, venu à cette expédition avec douze fils, tous rois comme lui. Ravis de sa beauté, les jeunes princes la traitèrent avec respect et lui demandèrent plusieurs fois le nom de ses parents et de sa patrie. « Je l’ignore, répondit-elle. Je sais seulement queje fus enlevée en très bas âge et vendue, il y a quinze ans, par des Sarrasins. » Mais lorsqu’on entra dans Carthage, quel fut son étonnement à l’aspect des murs et des appartements du château, de reconnaître les lieux où elle avait été nourrie. Celui du roi ne fut pas moindre, quand il lui entendit raconter quelques circonstances qui prouvaient qu’elle était sa fille : il se jeta à son cou en pleurant de joie. Les princes l’embrassèrent et l’accablèrent de caresses. Peu de jours après on lui proposa pour époux le fils d’un roi sarrasin ; mais elle ne voulait pas d’un païen pour mari, et ne songeait qu’à pouvoir aller rejoindre son doux Aucassin, dont la pensée l’occupait nuit et jour. Dans ce dessein, elle s’avisa d’apprendre à jouer du violon. Des qu’elle le sut, elle s’échappa du château pendant la nuit et vint au rivage de la mer loger chez une pauvre femme. Là, pour se déguiser, la jeune fille se noircit avec une herbe le visage et les mains. Elle vêtit cotte, braies et manteau d’homme, et obtint d’un marinier qui passait en Provence qu’il la prît sur son bord. Le voyage fut heureux. Nicolette débarquée pris son violon, et, sous l’équipage d’un ménétrier, s’en alla violonnant par le pays, tant qu’enfin elle arriva au château de Beaucaire.

Aucassin, en ce moment, était avec ses barons, assis sur le perron de son palais. Il regardait le bois où, quelques années auparavant, il avait retrouvé Nicolette sa douce amie, et ce ressouvenir le faisait soupirer. Elle s’approcha, et sans faire semblant de le reconnaître : « Seigneurs barons, dit-elle, vous plairait-il ouïr les amours du gentil Aucassin et de Nicolette sa mie ? » Tout le monde en ayant témoigné le désir le plus vif, elle tira d’un sac son violon, et en s’accompagnant chanta comment Nicolette aimait son Aucassin, comment il l’avait retrouvée dans la forêt, et toutes leurs aventures enfin jusqu’au moment de leur séparation. Elle ajouta ensuite :

Sur lui ne sais rien davantage,

Mais Nicolette est à Carthage,

Où son père est roi du canton.

Il veut lui donner pour mari

Un roi païen et félon ;

Mais elle dit toujours non,

Et ne veut pour baron

Qu’Aucassin, son doux ami ;

Et mille fois la tuerait-on,

Elle n’aura jamais que lui.

Pendant tout le temps que dura cette chanson, Aucassin fut hors de lui-même. Son cœur était si oppressé qu’il pouvait à peine respirer. Quand elle fut finie, il tira le prétendu ménétrier à l’écart et lui demanda s’il connaissait cette Nicolette qu’il venait de chanter, cette Nicolette qui aimait tant son Aucassin. Le chanteur répondit qu’il l’avait vue à Carthage, et que c’était la mie la plus fidèle, la plus franche et la plus loyale qui fût jamais née. Puis il raconta la manière dont elle s’était fait reconnaître du roi son père, et toutes les persécutions qu’elle avait eu à essuyer au sujet du païen qu’on voulait lui faire épouser : « Beau doux ami, repris Aucassin, retournez, je vous prie, auprès d’elle, pour l’amour de moi. Dites-lui que si j’avais pu savoir quel pays elle habitait, j’aurais volé aussitôt la chercher. Ajoutez que jusqu’ici, je l’ai toujours attendue et que j’ai juré de ne jamais prendre qu’elle pour épouse. Allez, et si vous pouvez l’engager à venir me donner sa main, sachez que vous recevrez de moi autant d’or et d’argent que vous oserez m’en demander et en prendre. »

Sur la promesse du ménétrier d’employer tous ses efforts pour réussir, Aucassin lui fit donner d’avance vingt marcs d’argent. Le faux ménétrier se retira ; mais, en tournant la tête afin de voir encore son ami, Nicolette s’aperçut qu’il était tout en larmes. Son cœur en fut touché. Elle revint sur ses pas pour le prier de prendre courage, et l’assura que bientôt, et plus tôt même qu’il ne l’espérait, elle lui ferait voir sa douce amie qu’il aimait tant.

Au sortir du château, Nicolette se rendit chez le vicomte de Beaucaire. Il était mort. Elle demanda un entretien particulier à sa veuve de qui elle se fit reconnaître. La vicomtesse, qui avait élevé et nourri cette aimable enfant et qui l’aimait comme la sienne propre, la revit avec la plus grande joie, et la logea chez elle. Nicolette, par le moyen d’une herbe avec laquelle elle se frotta, fit disparaître cette noirceur artificielle qu’elle avait employée pour se déguiser. En moins de huit jours, quelques bains et le repos lui rendirent sa fraicheur première ; et elle reparut éblouissante comme auparavant d’éclat et de beauté. La vicomtesse alors la para de ses plus magnifiques habits ; elle la fit asseoir sur un lit couvert d’une riche étoffe de soie, et sortit pour aller chercher Aucassin.

Depuis l’aventure du ménétrier, il avait passé les nuits et les jours dans la douleur. La vicomtesse le trouva en larmes quand elle entra : « Aucassin, lui dit-elle, vous avez des chagrins, je veux les dissiper et vous faire voir choses qui vous amuseront : suivez-moi. » Il suivit, plein d’inquiétude et d’espérance. On lui ouvrit la chambre, et il vit, ô surprise ! Nicolette sa douce amie. À ce spectacle une telle joie le saisit qu’il resta sans mouvement. Nicolette, sautant légèrement en bas du lit, courut à lui les bras ou verts, et avec un doux sourire lui baisa les deux yeux. Ils se firent mille tendres caresses. Enfin quand il fut heure convenable, Aucassin conduisit sa belle à l’église où il l’épousa, et la fit dame de Beaucaire.

Ce fut ainsi qu’après bien des malheurs se trouvèrent réunis ces deux amants. Ils passèrent une vie longue et heureuse. Aucassin aima toujours Nicolette ; Nicolette aima toujours Aucassin ; et c’est ainsi que finit le joli chant que j’en ai fait.