Casse-Noisette et le roi des souris – X
Conte de Ernst T. Amadeus Hoffmann
ONCLE ET NEVEU.
Si l’un de mes très-honorés lecteurs s’est une fois seulement coupé avec du verre, il saura combien cela fait souffrir, et quel temps long exige la guérison complète. La petite Marie avait dû rester au lit plus d’une semaine, parce qu’il lui prenait des faiblesses aussitôt qu’elle voulait se lever. Enfin elle guérit tout à fait et put, comme par le passé, sauter dans la chambre. L’armoire vitrée avait une charmante apparence, car on y voyait des arbres, des fleurs, des maisons toutes neuves et de belles poupées brillantes. Avant toutes choses, Marie retrouva son cher Casse-Noisette qui, placé au second rayon, lui souriait de toutes ses dents en bon état; mais en regardant son favori avec un cordial plaisir; elle se sentit le cœur oppressé en songeant que ce que Drosselmeier lui avait raconté était l’histoire du Casse-Noisette et l’origine de sa mésintelligence avec la dame Mauserink et son fils. Elle savait maintenant que son Casse-Noisette n’était autre que le jeune Drosselmeier de Nuremberg, neveu du parrain Drosselmeier, et ensorcelé par la dame Mauserink : car l’habile horloger de la cour du père de Pirlipat ne pouvait être que le conseiller de justice Drosselmeier lui-même; et de cela Marie n’en avait pas douté un seul instant pendant tout le temps du conte.
— Mais pourquoi ton oncle ne t’est-il pas venu en aide ? disait Marie en réfléchissant que dans cette bataille, où ils étaient l’un et l’autre comme spectateurs, il y allait de la couronne et du royaume de Casse-Noisette. Toutes les autres poupées ne lui étaient-elles pas soumises, et n’était-il pas certain que la prophétie de l’astronome de la cour s’était réalisée, et que le jeune Drosselmeier était devenu roi du royaume des poupées ?
Tandis que la petite Marie faisait ces réflexions, elle croyait aussi que Casse-Noisette et ses vassaux allaient s’animer et s’émouvoir, puisqu’elle leur reconnaissait le mouvement et la vie. Mais cela ne fut pas ainsi; tout, au contraire, restait immobile dans l’armoire. Mais Marie, loin d’abandonner sa conviction intérieure, rejeta cela sur les enchantements de la dame Mauserink et de son fils aux sept têtes.
— Pourtant, dit-elle au Casse-Noisette, cher monsieur Drosselmeier, bien que vous ne puissiez ni vous mouvoir ni parler avec moi, je sais que vous me comprenez et que vous connaissez tout l’intérêt que je vous porte. Comptez sur mon appui quand il vous sera nécessaire; en tout cas, je prierai votre oncle de se rendre auprès de vous quand vous aurez besoin de son habileté.
Casse-Noisette resta silencieux et tranquille; mais il sembla à Mariequ’un léger soupir parti de l’armoire vitrée faisait retentir les vitres d’une manière presque insensible, et elle crut entendre une petite voix argentine comme des cloches qui disait :
— Petite Marie ! mon ange gardien ! je serai à toi ! Marie sera à moi !Marie sentit un frisson glacé parcourir son corps, et cependant elle éprouvait en même temps un certain bien aise.
Le crépuscule était arrivé, le médecin consultant entra avec le parrain Drosselmeier, et presque aussitôt Louise avait dressé la table de thé, et la famille y était déjà réuniie, parlant de toutes sortes de choses joyeuses. Marie avait été chercher tranquillement son petit fauteuil, et elle s’était assise aux pieds du parrain Drosselmeier. Dans un moment de silence, Marie regarda bien en face, de ses grands yeux bleus, le conseiller de justice, et dit :
— Je sais maintenant, mon bon parrain Drosselmeier, que Casse-Noisette est ton neveu le jeune Drosselmeier de Nuremberg. Il est devenu prince ou même roi, comme l’avait prédit ton ami l’astrologue; mais tu sais qu’il est en guerre ouverte avec le fils de dame Mauserink, l’affreux roi des souris. Pourquoi ne lui viens-tu pas en aide ?
Marie raconta encore une fois la bataille qu’elle avait vue, et fut souvent interrompue par les éclats de rire de sa mère et de Louise. Fritz et Drosselmeier conservèrent l’un et l’autre leur sérieux.
— Mais où cette petite fille va-t-elle chercher toutes ces folies ? dit le médecin consultant.
— Eh ! répondit la mère, elle a une imagination très-active, et ce sont des rêves que la fièvre de sa blessure a causés.
— Tout n’est pas vrai, dit Fritz; mes hussards rouges sont plus braves que cela.
Le parrain Drosselmeier prit la petite Marie sur ses genoux avec un sourire étrange, et lui dit d’une voix plus douce que jamais :
— Eh ! ma chère Marie, tu es mieux douée que moi et que nous tous ensemble. Comme Pirlipat, tu es née princesse, et ton empire est bien beau; mais tu auras beaucoup à souffrir si tu veux prendre la défense du pauvre et difforme Casse-Noisette, car le roi.des souris le poursuivra par monts et par vaux. Mais je ne puis rien pour lui; sois fidèle et constante, toi seule peux le sauver.
Marie, ni personne des assistants, ne comprit ce que Drosselmeier voulait dire par ces paroles; bien plus, elles parurent si étranges au médecin consultant, qu’il tâta le pouls du conseiller de justice et lui dit :
— Vous avez, mon cher ami, de fortes congestions sanguines qui se portent à la tête; je vous ferai une ordonnance.
Seule, la mère secoua la tête d’un air pensif et dit :
— Je pressens ce que veut dire le conseiller, mais je ne peux pas l’expliquer clairement.