par Amadeus Hoffmann
La petite Marie ne voulait surtout pas s’éloigner encore de la table de Noël, parce qu’elle n’avait rien vu qui eût attiré spécialement son attention. En enlevant les hussards de Fritz qui se tenaient en ligne de parade tout près de l’arbre des joujoux, un petit homme avait été mis à découvert, et il attendait là, tranquille et discret, que son tour arrivât. Il y avait certainement beaucoup à objecter contre l’élégance de ses formes : car outre que son gros ventre ne fût nullement en rapport avec ses petites jambes grêles, sa tête paraissait aussi beaucoup trop grosse ; mais son habillement parlait en sa faveur, car il faisait supposer un homme de goût. Ainsi, il portait une très-jolie veste de hussard, d’une belle et brillante couleur violette, avec une foule de gances et de boutons blancs ; des pantalons du même genre et de ces très-jolies petites bottes qui étaient autrefois de mode parmi les étudiants et même les officiers ; elles étaient si bien ajustées aux jambes, qu’on aurait pu croire qu’elles étaient peintes. Ce qui faisait un effet comique dans son arrangement, c’était un étroit et long manteau placé par derrière, et qui paraissait être de bois ; et il portait en outre un bonnet de mineur. Et Marie se rappela aussitôt que le parrain Drosselmeier avait aussi une cape assez laide et une bien vilaine casquette, ce qui ne l’empêchait pas pourtant d’être un parrain bien-aimé. Et tout en regardant de plus en plus le gentil petit homme qui lui avait plu dès le premier coup d’œil, Marie remarqua la bonne humeur empreinte sur sa figure. Ses yeux, d’un vert clair et un peu saillants, n’exprimaient que la bienveillance et l’amitié et la barbe bien frisée et de laine blanche qui ornait son menton faisait ressortir le doux sourire de sa bouche bien vermeille.
— Ah ! dit enfin Marie, mon cher papa, quel est le charmant petit homme placé là tout près de l’arbre ?
— Celui-là, dit le père, travaillera vaillamment pour vous tous, ma chère enfant ; il mordra pour vous la dure écorce des noix, et t’appartient aussi bien qu’à Louise et à Fritz.
Et en même temps le père le prit doucement de la table, leva le manteau en l’air, et le petit homme ouvrit une énorme bouche, montra une double rangée de dents blanches et pointues. Marie, sur l’invitation de son père, y mit une noix, et — knak — le petit homme la brisa de telle sorte que les coquilles tombèrent en morceaux, et que Marie reçut la douce amande dans sa main. Et tout le monde apprit, et Marie avec les autres, que le joli petit homme descendait en droite ligne des Casse-Noisette, et continuait la profession de ses ancêtres.
Marie poussa des cris de joie, et le père lui dit alors :
— Puisque l’ami Casse-Noisette te plaît tant, ma chère Marie prends-en, si tu veux, un soin tout particulier, à la condition toutefois que Louise et Fritz pourront s’en servir comme toi.
Marie le prit aussitôt dans ses bras, et lui fit casser des noix ; mais elle choisit les plus petites, pour que le petit homme n’ouvrît pas trop la bouche, ce qui, dans le fond, ne lui seyait pas bien. Louise se joignit à elle, et l’ami Casse-Noisette dut aussi lui rendre de pareils offices, et il parut le faire avec plaisir, car il ne cessa de rire amicalement. Fritz, pendant ce temps-là, fatigué de ses cavalcades et de ses exercices, sauta auprès de ses sœurs en entendant joyeusement craquer des noix, et se mit à rire de tout son cœur du drôle de petit homme ; et, comme il voulait aussi manger des noix, le Casse-Noisette ne cessait d’ouvrir et de fermer la bouche, et comme Fritz y jetait les noix les plus grosses et les plus dures, trois dents tombèrent de la bouche de Casse-Noisette, et son menton devint chancelant et mobile.
— Ah ! mon pauvre cher Casse-Noisette ! s’écria Marie.
Et elle l’arracha des mains de Fritz.
— Voilà un sot animal, dit celui-ci ; il veut être Casse-Noisette, il n’a pas la mâchoire solide. Il ne connaît pas non plus son état ; donne-le-moi, Marie, je lui ferai casser des noix à en perdre toutes les dents, et par-dessus le marché son menton si mal attaché.
— Non ! non ! s’écria Marie en pleurant, tu n’auras pas mon Casse-Noisette ; vois un peu comme il me regarde mélancoliquement en montrant les blessures de sa bouche. Mais toi ! tu es un cœur dur et tu fais même fusiller un soldat !
— Cela doit être ainsi, s’écria Fritz. Mais le Casse-Noisette m’appartient aussi bien qu’à toi ; donne-le-moi.
Marie se mit à pleurer violemment et enveloppa vite le Casse-Noisette dans la poche de son tablier. Les parents vinrent avec le parrain Drosselmeier, et celui-ci prit part aux chagrins de Marie. Mais le père dit :
— J’ai mis spécialement le Casse-Noisette sous la protection de Marie, et comme je vois qu’elle lui devient nécessaire, je lui donne plein pouvoir sur lui, sans que personne puisse y trouver à redire. Au reste, je m’étonne de voir Fritz exiger de quelqu’un blessé dans un service la continuation de ce service. Il devrait savoir, en bon militaire, que l’on ne remet plus les blessés dans les rangs de bataille.
Fritz fut fort confus, et se glissa, sans plus s’occuper de noix et de Casse-Noisette, de l’autre côté de la table, où ses hussards avaient établi leur bivouac, après avoir convenablement posé leurs sentinelles avancées.
Marie recueillit les dents brisées du Casse-Noisette, elle lui enveloppa son menton malade avec un beau ruban blanc qu’elle détacha de sa robe, et enveloppa le pauvre petit, qui paraissait encore pâle et effrayé, dans son mouchoir, avec un plus grand soin qu’auparavant. Et puis, tout en le berçant dans ses bras comme un enfant, elle se mit à parcourir le nouveau cahier d’images qui faisait partie des cadeaux du jour. Et contre sa coutume, elle se fâchait très-fort lorsque le parrain Drosselmeier lui demandait en riant bien haut :
— Mais pourquoi prends-tu tant de soin d’un être aussi affreux ?
La comparaison étrange avec Drosselmeier qui lui était survenue lorsqu’elle avait vu le petit pour la première fois lui revint en mémoire, et elle dit très-sérieusement :
— Qui sait, cher parrain, si tu faisais toilette comme mon Casse-Noisette, et si tu avais de belles bottes aussi brillantes, qui sait si tu n’aurais pas aussi bon air que lui ?
Marie ne comprit pas pourquoi ses parents se mirent à rire aussi fort, et pourquoi le conseiller de haute justice devint rouge jusqu’aux oreilles, et rit un peu moins fort qu’auparavant. Il pouvait avoir ses raisons pour cela.