Théophile Gautier
Dans la province de Canton, à quelque li de la ville, demeuraient porte à porte deux riches Chinois retirés des affaires ; à quelle époque, c’est ce qu’il importe peu de savoir, les contes n’ont pas besoin d’une chronologie bien précise. L’un de ces Chinois s’appelait Tou, et l’autre Kouan ; Tou avait occupé de hautes fonctions scientifiques. Il était hanlin et lettré de la Chambre de jaspe ; Kouan, dans des emplois moins relevés, avait su amasser de la fortune et de la considération.
Tou et Kouan, que reliait une parenté éloignée, s’étaient aimés autrefois. Plus jeunes, ils se plaisaient à se réunir avec quelques-uns de leurs anciens condisciples, et, pendant les soirées d’automne, ils faisaient voltiger le pinceau chargé de noir sur le treillis du papier à fleurs, et célébraient par des improvisations la beauté des reines-marguerites tout en buvant de petites tasses de vin ; mais leurs deux caractères, qui ne présentaient d’abord que des différences presque insensibles, devinrent, avec le temps, tout à fait opposés. Telle une branche d’amandier qui se bifurque et dont les baguettes, rapprochées par le bas, s’écartent complétement au sommet, de sorte que l’une répand son parfum amer dans le jardin, tandis que l’autre secoue sa neige de fleurs en dehors de la muraille.
D’année en année, Tou prenait de la gravité ; son ventre s’arrondissait majestueusement, son triple menton s’étageait d’un air solennel, il ne faisait plus que des distiques moraux bons à suspendre aux poteaux des pavillons.
Kouan, au contraire, semblait se ragaillardir avec l’âge, il chantait plus joyeusement que jamais le vin, les fleurs et les hirondelles. Son esprit, débarrassé de soins vulgaires, était vif et alerte comme celui d’un jeune homme, et quand le mot qu’il fallait enchâsser dans un vers avait été donné, sa main n’hésitait pas un seul instant.
Peu à peu les deux amis s’étaient pris d’animosité l’un contre l’autre. Ils ne pouvaient plus se parler sans s’égratigner de paroles piquantes, et ils étaient, comme deux haies de ronces, hérissés d’épines et de griffes. Les choses en vinrent au point qu’ils n’eurent plus aucun rapport ensemble et firent pendre, chacun de son côté, à la façade de leurs maisons, une tablette portant la défense formelle qu’aucun des habitants du logis voisin, sous quelque prétexte que ce fût, en franchît jamais le seuil.
Ils auraient bien voulu pouvoir déraciner leurs maisons et les planter ailleurs ; malheureusement cela n’était pas possible. Tou essaya même de vendre sa propriété ; mais il n’en put trouver un prix raisonnable, et d’ailleurs il en coûte toujours de quitter les lambris sculptés, les tables polies, les fenêtres transparentes, les treillis dorés, les sièges de bambou, les vases de porcelaine, les cabinets de laque rouge ou noire, les cartouches d’anciens poèmes, qu’on a pris tant de peine à disposer ; il est dur de céder à d’autres le jardin qu’on a planté soi-même de saules, de pêchers et de pruniers, où l’on a vu, chaque printemps, s’épanouir la jolie fleur de meï : chacun de ces objets attache le cœur de l’homme avec un fil plus ténu que la soie, mais aussi difficile à rompre qu’une chaîne de fer.
À l’époque où Tou et Kouan étaient amis, ils avaient fait élever dans leur jardin chacun un pavillon, sur le bord d’une pièce d’eau commune aux deux propriétés : c’était un plaisir pour eux de s’envoyer du haut du balcon des salutations familières et de fumer la goutte d’opium enflammé sur le champignon de porcelaine en échangeant des bouffées bienveillantes ; mais, depuis leurs dissensions, ils avaient fait bâtir un mur qui séparait l’étang en deux portions égales ; seulement, comme la profondeur du bassin était grande, le mur s’appuyait sur des pilotis formant des espèces d’arcades basses, dont les baies laissaient passer les eaux sur lesquelles s’allongeaient les reflets du pavillon opposé.
Ces pavillons comptaient trois étages avec des terrasses en retraite. Les toits, retroussés et courbés aux angles en pointes de sabot, étaient couverts de tuiles rondes et brillantes semblables aux écailles qui papelonnent le ventre des carpes ; sur chaque arête se profilaient des dentelures en forme de feuillages et de dragons. Des piliers de vernis rouge, réunis par une frise découpée à jour, comme la feuille d’ivoire d’un éventail, soutenaient cette toiture élégante. Leurs fûts reposaient sur un petit mur bas, plaqué de carreaux de porcelaine disposés avec une agréable symétrie, et bordé d’un garde-fou d’un dessin bizarre, de manière à former devant le corps de logis une galerie ouverte.
Cette disposition se répétait à chaque étage, non sans quelques variantes : ici les carreaux de porcelaine étaient remplacés par des bas-reliefs représentant divers sujets de la vie champêtre ; un lacis de branches, curieusement difformes et faisant des coudes inattendus, se substituait au balcon ; des poteaux, peints de couleurs vives, servaient de piédestaux à des chimères verruqueuses, à des monstres fantastiques, produit de toutes les impossibilités soudées ensemble. L’édifice se terminait par une corniche évidée et dorée, garnie d’une balustrade de bambous aux nœuds égaux, ornée à chaque compartiment d’une boule de métal. L’intérieur n’était pas moins somptueux : aux parois des murailles, des vers de Tou-Chi et de Li-Tai-Pe étaient écrits d’une main agile par lignes perpendiculaires, en caractères d’or sur fond de laque. Des feuilles de talc laissaient filtrer à travers les fenêtres un jour laiteux et couleur d’opale, et sur leur rebord des pots de pivoine, d’orchis, de primevères de la Chine, d’érythrine à fleurs blanches, placés avec art, réjouissaient les yeux par leurs nuances délicates. Des carreaux, d’une soie magnifiquement ramagée, étaient disposés dans les coins de chaque chambre ; et sur les tables, qui renvoyaient des reflets comme un miroir, on trouvait toujours des cure-dents, des éventails, des pipes d’ébène, des pierres de porphyre, des pinceaux, et tout ce qui est nécessaire pour écrire.
Des rochers artificiels, dans l’interstice desquels des saules, des noyers plongeaient leurs racines, servaient, du côté de la terre, de base à ces jolies constructions ; du côté de l’eau, elles portaient sur des poteaux de bois indestructible.
C’était en réalité un coup d’œil charmant de voir le saule précipiter du haut de ces rochers vers la surface de l’eau ses filaments d’or et ses houppes de soie, et les couleurs brillantes des pavillons reluire dans un cadre de feuillages bigarrés.
Sous le cristal de l’onde folâtraient par bandes des poissons d’azur écaillés d’or ; des flottes de jolis canards à cols d’émeraude manœuvraient en tous sens, et les larges feuilles du nymphœa-nélumbo s’étalaient paresseusement sous la transparence diamantée de ce petit lac alimenté par une source vive.
Excepté vers le milieu, où le fond était formé d’un sable argenté d’une finesse extraordinaire, et où les bouillons de la source qui sourdait n’eussent pas permis à la végétation aquatique d’implanter ses fibrilles, tout le reste de l’étang était tapissé du plus beau velours vert qu’on puisse imaginer, par des nappes de cresson vivace.
Sans cette vilaine muraille élevée par l’inimitié réciproque des deux voisins, il n’y eût pas eu assurément, dans toute l’étendue de l’Empire du milieu, qui, comme on le sait, occupe plus des trois quarts du monde, un jardin plus pittoresque et plus délicieux ; chacun eût agrandi sa propriété de la vue de celle de l’autre ; car l’homme ici-bas ne peut prendre des objets que l’apparence.
Telle qu’elle était cependant, un sage n’eût pas souhaité, pour terminer sa vie dans la contemplation de la nature et les amusements de la poésie, une retraite plus fraîche et plus propice.
Tou et Kouan avaient gagné à leur mésintelligence une muraille pour toute perspective, et s’étaient privés réciproquement de la vue des charmants pavillons ; mais ils se consolaient par l’idée d’avoir fait tort chacun à son voisin.
Cet état de choses régnait déjà depuis quelques années : les orties et les mauvaises herbes avaient envahi les sentiers qui conduisaient d’une maison à l’autre. Les branches d’arbustes épineux s’entre-croisaient, comme si elles eussent voulu intercepter toute communication ; on eût dit que les plantes comprenaient les dissensions qui divisaient les deux anciens amis, et y prenaient part en tâchant de les séparer encore davantage.
Pendant ce temps, les femmes de Tou et de Kouan avaient chacune donné le jour à un enfant. Mme Tou était mère d’une charmante fille, et Mme Kouan, d’un garçon le plus joli du monde. Cet heureux événement, qui avait mis la joie dans les deux maisons, était ignoré de part et d’autre ; car, bien que leurs propriétés se touchassent, les deux Chinois vivaient aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils eussent été séparés par le fleuve Jaune ou la grande muraille ; les connaissances communes évitaient toute allusion à la maison voisine, et les serviteurs, s’ils se rencontraient par hasard, avaient ordre de ne se point parler sous peine du fouet et de la cangue.
Le garçon s’appelait Tchin-Sing, et la fille, Ju-Kiouan, c’est-à-dire la Perle et le Jaspe ; leur parfaite beauté justifiait le choix de ces noms. Dès qu’ils furent un peu grandelets, la muraille, qui coupait l’étang en deux et bornait désagréablement la vue de ce côté, attira leur attention, et ils demandèrent à leurs parents ce qu’il y avait derrière cette clôture si singulièrement posée au milieu d’une pièce d’eau, et à qui appartenaient les grands arbres dont on apercevait la cime.
On leur répondait que c’était l’habitation de gens bizarres, quinteux, revêches et de tout point insociables, et que cette clôture avait été faite pour se défendre de si méchants voisins.
Cette explication avait suffi à ces enfants ; ils s’étaient accoutumés à la muraille et n’y prenaient plus garde.
Ju-Kiouan croissait en grâces et en perfections elle était habile à tous les travaux de son sexe, elle maniait l’aiguille avec une adresse incomparable.
Les papillons qu’elle brodait sur le satin semblaient vivre et battre des ailes ; vous eussiez juré entendre le chant des oiseaux qu’elle fixait au canevas ; plus d’un nez abusé se colla sur ses tapisseries pour respirer le parfum des fleurs qu’elle y semait. Les talents de Ju-Kiouan ne se bornaient pas là : elle savait par cœur le livre des Odes et les cinq règles de conduite ; jamais main plus légère ne jeta sur le papier de soie des caractères plus hardis et plus nets. Les dragons ne sont pas plus rapides dans leur vol que son poignet lorsqu’il faisait pleuvoir la pluie noire du pinceau. Elle connaissait tous les modes de poésies, le Tardif, le Hâté, l’Élevé et le Rentrant, et composait des pièces pleines de mérite sur les sujets qui doivent naturellement frapper une jeune fille, sur le retour des hirondelles, les saules printaniers, les reines-marguerites et autres objets analogues. Plus d’un lettré qui se croit digne d’enfourcher le cheval d’or n’eût pas improvisé avec autant de facilité.
Tchin-Sing n’avait pas moins profité de ses études, son nom se trouvait être des premiers sur la liste des examens. Quoiqu’il fût bien jeune, il eût pu se coiffer du bonnet noir, et déjà toutes les mères pensaient qu’un garçon si avancé dans les sciences ferait un excellent gendre et parviendrait bientôt aux plus hautes dignités littéraires ; mais Tchin-Sing répondait d’un air enjoué aux négociateurs qu’on lui envoyait, qu’il était trop tôt, et qu’il désirait jouir encore quelque temps de sa liberté. Il refusa successivement Hon-Giu, Lo-Men-Gli, Oma, Po-Fo et autres jeunes personnes fort distinguées. Jamais, sans excepter le beau Fan-Gan, dont les dames remplissaient la voiture d’oranges et de sucreries, lorsqu’il revenait de tirer de l’arc, jeune homme ne fut plus choyé et ne reçut plus d’avances ; mais son cœur paraissait insensible à l’amour, non par froideur, car à mille détails on pouvait deviner que Tchin-Sing avait l’âme tendre : on eût dit qu’il se souvenait d’une image connue dans son existence antérieure et qu’il espérait retrouver dans celle-ci. On avait beau lui vanter les sourcils de feuille de saule, les pieds imperceptibles et la taille de libellule des beautés qu’on lui proposait, il écoutait d’un air distrait et comme pensant à tout autre chose.
De son côté, Ju-Kiouan ne se montrait pas moins difficile : elle éconduisait tous les prétendants. Celui-ci saluait sans grâce, celui-là n’était pas soigneux sur ses habits ; l’un avait une écriture lourde et commune, l’autre ne savait pas le livre des vers, ou s’était trompé sur la rime ; bref, ils avaient tous un défaut quelconque. Ju-Kiouan en traçait des portraits si comiques, que ses parents finissaient par en rire eux-mêmes, et mettaient à la porte, le plus poliment du monde, le pauvre aspirant qui croyait déjà poser le pied sur le seuil du pavillon oriental.
À la fin, les parents des deux enfants s’alarmèrent de leur persistance à repousser tous les partis qu’on leur présentait. Mme Tou et Mme Kouan, préoccupées sans doute de ces idées de mariage, continuaient dans leurs rêves de nuit leurs pensées de jour. Un des songes qu’elles firent les frappa particulièrement. Mme Kouan rêva qu’elle voyait sur la poitrine de son fils Tchin-Sing une pierre de jaspe si merveilleusement polie, qu’elle jetait des rayons comme une escarboucle ; de son côté, Mme Tou rêva que sa fille portait au cou une perle du plus bel orient et d’une valeur inestimable. Quelle signification pouvaient avoir ces deux songes ? Celui de Mme Kouan présageait-il à Tchin-Sing les honneurs de l’Académie impériale, et celui de Mme Tou voulait-il dire que Ju-Kiouan trouverait quelque trésor enfoui dans le jardin ou sous une brique de l’âtre ? Une telle explication n’avait rien de déraisonnable, et plus d’un s’en fût contenté ; mais les bonnes dames virent dans ce songe des allusions à des mariages extrêmement avantageux que devaient bientôt conclure leurs enfants. Malheureusement Tchin-Sing et Ju-Kiouan persistaient plus que jamais dans leur résolution et démentaient la prophétie.
Kouan et Tou, quoiqu’ils n’eussent rien rêvé, s’étonnaient d’une pareille opiniâtreté, le mariage étant d’ordinaire une cérémonie pour laquelle les jeunes gens ne montrent pas une aversion si soutenue ; ils s’imaginèrent que cette résistance venait peut-être d’une inclination préconçue ; mais Tchin-Sing ne faisait la cour à aucune jeune fille, et nul jeune homme ne se promenait le long des treillis de Ju-Kiouan. Quelques jours d’observation suffirent pour en convaincre les deux familles. — Mme Tou et Mme Kouan crurent plus que jamais aux grandes destinées présagées par le rêve.
Les deux femmes allèrent, chacune de son côté, consulter le bonze du temple de Fô, un bel édifice aux toits découpés, aux fenêtres rondes, tout reluisant d’or et de vernis, plaqué de tablettes votives, orné de mâts d’où flottent des bannières de soie historiées de chimères et de dragons, ombragé d’arbres millénaires et d’une grosseur monstrueuse. Après avoir brûlé du papier doré et des parfums devant l’idole, le bonze répondit à Mme Tou qu’il fallait le jaspe à la perle, et à Mme Kouan qu’il fallait la perle au jaspe : que leur union seule pourrait terminer toutes les difficultés. Peu satisfaites de cette réponse ambiguë, les deux femmes revinrent chez elles, sans s’être vues au temple, par un chemin différent ; leur perplexité était encore plus grande qu’auparavant.
Or, il arriva qu’un jour Ju-Kiouan était accoudée à la balustrade du pavillon champêtre, précisément à l’heure où Tchin-Sing en faisait autant de son côté.
Le temps était beau, aucun nuage ne voilait le ciel ; il ne faisait pas assez de vent pour agiter une feuille de tremble, pas une ride ne moirait la surface de l’étang, plus uni qu’un miroir. À peine si, dans ses jeux, quelque carpe faisant la cabriole venait y tracer un cercle bientôt évanoui ; les arbres de la rive s’y réfléchissaient si exactement que l’on hésitait entre l’image et la réalité ; on eût dit une forêt plantée la tête en bas et soudant ses racines aux racines d’une forêt identique, un bois qui se serait noyé pour un chagrin d’amour ; les poissons avaient l’air de nager dans le feuillage et les oiseaux de voler dans l’eau. Ju-Kiouan s’amusait à considérer cette transparence merveilleuse, lorsque, jetant les yeux sur la portion de l’étang qui avoisinait le mur de séparation, elle aperçut le reflet du pavillon opposé qui s’étendait jusque-là en glissant par-dessous l’arche.
Elle n’avait jamais fait attention à ce jeu d’optique, qui la surprit et l’intéressa. Elle distinguait les piliers rouges, les frises découpées, les pots de reines-marguerites, les girouettes dorées, et si la réfraction ne les eût renversées, elle aurait lu les sentences inscrites sur les tablettes. Mais ce qui l’étonna au plus haut degré, ce fut de voir penchée sur la rampe du balcon, dans une position pareille à la sienne, une figure qui lui ressemblait d’une telle façon, que si elle ne fût pas venue de l’autre côté du bassin elle l’eût prise pour elle-même : c’était l’ombre de Tchin-Sing, et si l’on trouve étrange qu’un garçon puisse être pris pour une demoiselle, nous répondrons que Tchin-Sing, à cause de la chaleur, avait ôté son bonnet de licencié, qu’il était extrêmement jeune et n’avait pas encore de barbe ; ses traits délicats, son teint uni et ses yeux brillants pouvaient facilement prêter à l’illusion, qui, du reste, ne dura guère. Ju-Kiouan, aux mouvements de son cœur, reconnut bien vite que ce n’était point une jeune fille dont l’eau répétait l’image.
Jusque-là, elle avait cru que la terre ne renfermait pas l’être créé pour elle, et bien souvent elle avait souhaité d’avoir à sa disposition un des chevaux de Fargana, qui font mille lieues par jour, pour le chercher dans les espaces imaginaires. Elle s’imaginait qu’elle était dépareillée en ce monde, et qu’elle ne connaîtrait jamais la douceur de l’union des sarcelles. « Jamais, se disait-elle, je ne consacrerai la lentille d’eau et l’alisma sur l’autel des ancêtres, et j’entrerai seule parmi les mûriers et les ormes. »
En voyant cette ombre dans l’eau, elle comprit que sa beauté avait une sœur ou plutôt un frère. Loin d’en être fâchée, elle se trouva tout heureuse ; l’orgueil de se croire unique céda bien vite à l’amour, car dès cet instant le cœur de Ju-Kiouan fut lié à jamais ; un seul coup d’œil échangé, non pas même directement, mais par simple réflexion, suffit pour cela. Qu’on n’accuse pas là-dessus Ju-Kiouan de frivolité ; devenir amoureuse d’un jeune homme sur son reflet… n’est-ce pas une folie ? Mais à moins d’une longue fréquentation qui permette d’étudier les caractères, que voit-on de plus dans les hommes ? un aspect purement extérieur, pareil à celui donné par un miroir ; et n’est-ce pas le propre des jeunes filles de juger de l’âme d’un futur mari par l’émail de ses dents et la coupe de ses ongles ?
Tchin-Sing avait aussi aperçu cette beauté merveilleuse : « Est-ce un rêve que je fais tout éveillé ? s’écria-t-il. Cette charmante figure qui scintille sous le cristal de l’eau doit être formée des rayons argentés de la lune par une nuit de printemps et du plus subtil arôme des fleurs ; quoique je ne l’aie jamais vue, je la reconnais, c’est bien elle dont l’image est gravée dans mon âme, la belle inconnue à qui j’adresse mes distiques et mes quatrains. »
Tchin-Sing en était là de son monologue, lorsqu’il entendit la voix de son père qui l’appelait.
« Mon fils, lui dit-il, c’est un parti très riche et très convenable que l’on te propose par l’organe de Wing, mon ami. C’est une fille qui a du sang impérial dans les veines, dont la beauté est célèbre, et qui possède toutes les qualités propres à rendre un mari heureux. »
Tchin-Sing, tout préoccupé de l’aventure du pavillon, et brûlant d’amour pour l’image entrevue dans l’eau, refusa nettement. Son père, outré de colère, s’emporta et lui fit les menaces les plus violentes.
« Mauvais sujet, s’écriait le vieillard, si tu persistes dans ton entêtement, je prierai le magistrat qu’il te fasse enfermer dans cette forteresse occupée par les barbares d’Europe, d’où l’on ne découvre que des roches battues par la mer, des montagnes coiffées de nuages, et des eaux noires sillonnées par ces monstrueuses inventions des mauvais génies, qui marchent avec des roues et vomissent une fumée fétide. Là, tu auras le temps de réfléchir et de t’amender ! »
Ces menaces n’effrayèrent pas beaucoup Tchin-Sing, qui répondit qu’il accepterait la première épouse qu’on lui présenterait pourvu que ce ne fût pas celle-là.
Le lendemain, à la même heure, il se rendit au pavillon champêtre, et, comme la veille, se pencha en dehors de la balustrade.
Au bout de quelques minutes, il vit s’allonger sur l’eau le reflet de Ju-Kiouan comme un bouquet de fleurs submergées.
Le jeune homme posa la main sur son cœur, mit des baisers au bout de ses doigts et les envoya au reflet avec un geste plein de grâce et de passion.
Un sourire joyeux s’épanouit comme un bouton de grenade dans la transparence de l’eau et prouva à Tchin-Sing qu’il n’était pas désagréable à la belle inconnue ; mais comme on ne peut pas avoir de bien longues conversations avec un reflet dont on ne peut pas voir le corps, il fit signe qu’il allait écrire, et rentra dans l’intérieur du pavillon. Au bout de quelques instants il sortit tenant un carré de papier argenté et coloré, sur lequel il avait improvisé une déclaration d’amour en vers de sept syllabes. Il roula sa pièce de vers, l’enferma dans le calice d’une fleur et enveloppa le tout d’une large feuille de nénuphar qu’il posa délicatement sur l’eau.
Une légère brise, qui s’éleva fort à propos, poussa la déclaration vers une des baies de la muraille, de sorte que Ju-Kiouan n’eut qu’à se baisser pour la recueillir. De peur d’être surprise, elle se retira dans la plus reculée de ses chambres, et lut avec un plaisir infini les expressions d’amour et les métaphores dont Tchin-Sing s’était servi ; outre la joie de se savoir aimée, elle éprouvait la satisfaction de l’être par un homme de mérite, car la beauté de l’écriture, le choix des mots, l’exactitude des rimes, l’éclat des images prouvaient une éducation brillante : ce qui la frappa surtout, c’était le nom de Tchin-Sing. Elle avait trop souvent entendu sa mère parler du rêve de la perle pour n’être pas frappée de cette coïncidence ; aussi ne douta-t-elle pas un instant que Tchin-Sing ne fût l’époux que le ciel lui destinait.
Le jour suivant, comme la brise avait changé, Ju-Kiouan envoya par le même moyen, vers le pavillon opposé, une réponse en vers, où, malgré toute la modestie naturelle à une jeune fille, il était facile de voir qu’elle partageait l’amour de Tchin-Sing.
En lisant la signature du billet, Tchin-Sing ne put retenir une exclamation de surprise « Le Jaspe !… N’est-ce pas la pierre précieuse que ma mère voyait en songe étinceler sur ma poitrine comme une escarboucle ?… Décidément il faut que je me présente dans cette maison ; car c’est là qu’habite l’épouse prophétisée par les esprits nocturnes. » Comme il allait sortir, il se souvint des dissensions qui divisaient les deux propriétaires et des prohibitions inscrites sur la tablette ; et, ne sachant quel parti prendre, il conta toute l’histoire à Mme Kouan. Ju-Kiouan, de son côté, avait tout dit à Mme Tou. Ces noms de Perle et de Jaspe parurent décisifs aux deux matrones, qui retournèrent au temple de Fô consulter le bonze.
Le bonze répondit que telle était, en effet, la signification du rêve, et que ne pas s’y conformer serait encourir la colère céleste. Touché des instances des deux mères, et aussi par quelques légers présents qu’elles lui firent, il se chargea des démarches auprès de Tou et de Kouan, et les entortilla si bien, qu’ils ne purent se dédire lorsqu’il découvrit la vraie origine des époux. En se revoyant après un si long temps, les deux anciens amis s’étonnèrent d’avoir pu se séparer pour des causes si frivoles, et sentirent combien ils s’étaient privés l’un et l’autre. Les noces se firent ; la Perle et le Jaspe purent enfin se parler autrement que par l’intermédiaire d’un reflet. — En furent-ils plus heureux ? c’est ce que nous n’oserions affirmer ; car le bonheur n’est souvent qu’une ombre dans l’eau.