C’est notre berceau, cette vallée! Elle fut découverte, un jour de printemps, par le plus sage et le plus heureux de tous les hommes, M. Bertin l’aîné, notre père. Il avait planté ces vieux arbres, il avait creusé ces pièces d’eau semblables à des lacs d’argent! Il nous abritait, chaque année, de ces doux ombrages dont il était le dieu visible. Ah! le brave homme et le libre esprit! Qu’il aimait les belles choses! qu’il aimait les jeunes gens! qu’il aimait le vrai mérite et le talent!
Nous étions quatre amis dans la vallée de Bièvre: la vallée est entourée de bois et de prairies, les eaux sont penchées sous les arbres penchés, le soleil jette en rayons brisés, sur ces arbres, sur ces eaux, sur ce gazon, une lumière élyséenne: on n’entend aucun bruit de la ville, aucune voix des hommes, aucune passion mauvaise; la vie ici va toute seule, et la plus grande agitation qui se rencontre en ces beaux lieux, c’est le mouvement du lac légèrement effleuré par l’aile de l’hirondelle qui jette à l’azur son cri de joie. Espace! enchantements! jeunesse! Il y avait, en cet Élysée, un poëte de vingt-huit ans qui s’appelait Victor Hugo, entouré de ses quatre enfants.
A cette heure enchantée, on n’entendait que le merle et le pinson, le linot et la mésange; chacun de nous se taisait, jouissant de sa béatitude à pleine âme, et regardant parfois si Paris ne venait pas nous chercher, là où nous étions si bien, et si tremblants d’être dérangés.
Il y a des pressentiments qui ne trompent pas: au plus fort de notre recueillement, quelqu’un vint de Paris, ou plutôt tout Paris nous vint dans la voiture de quelqu’un: un de ces premiers venus très-aimables sur le boulevard de Gand, au foyer de l’Opéra, un des héros du Paris futile, traîné par un beau cheval; jeune homme d’une gaieté toute parisienne, très-bon jeune homme au fond, spirituel, obligeant, affable, amusant, élégant dans ses manières et dans son langage, d’une grande fortune et d’un beau nom, ce qui ne gâte jamais rien, même dans les pays les plus constitutionnels, un homme, en un mot, parfait, mais parfait à Paris… hors de Paris, insipide, ennuyeux, un véritable animal hors de son élément, qui marche et parle au hasard, sans savoir ce qu’il dit un être insupportable, aussi déplacé dans notre belle vallée que tu le serais toi-même, ami Renaud, si tu quittais les légumes de ton jardin et Marguerite ta ménagère, pour t’asseoir sur le sofa de mademoiselle Taglioni.
Nous autres qui étions là, humant l’air et le soleil, et l’ombre, et tout ce que l’homme infini peut saisir par les sens, par l’ouïe, et par tous les pores, nous fûmes réveillés, en sursaut, par le bruit de la grille qui tournait sur ses gonds, par les pas du cheval qui arrivait au galop: nous nous sentîmes pris comme dans un filet, et ce fut alors qui de nous tournerait la tête le dernier, pour savoir comment s’appelait cette oisiveté parisienne, cet habit noir qui nous arrivait, justement, avant le déjeuner.
Notre oisif, notre Parisien, vint à nous d’un air très-occupé, et, nous voyant silencieux et béants, couchés sur la terre en toutes sortes d’attitudes, il s’imagina que nous étions dans un moment d’ennui, et ce fut là notre plus grand malheur; il voulut à toute force nous distraire, et se monta tout de suite au ton de la plus ennuyeuse gaieté.
—Bonjour, Arthur, dit-il, bonjour Antoine; bonjour Gabriel; bonjour, messieurs; bonjour à vous tous; vous avez de singulières figures: on vous prendrait pour des idylles du temps de M. de Florian. Ma foi! vous avez raison! Au bout du fossé… il n’y a que le boulevard des Italiens! C’est joli le jardin, mais la ville!
»A la ville, on va, on vient, on s’éclabousse, on se parle, on se coudoie, on se heurte, on a toujours quelque chose à dire, à voir, à faire. Est-on fatigué? l’on prend une chaise sur le boulevard, et l’on voit passer le monde; chevaux, femmes, tableaux, livres, politique, argent, tout nous distrait! tout cela c’est… vivre. Or, on vit très-vite à la ville: chaque journée de vingt-quatre heures en a cinq bien comptées. En dernier résultat, tout vous sert de spectacle et de maintien, la Bourse et le palais de justice.» En disant ces mots, il fut s’asseoir sur un banc au pied duquel nous étions tous couchés, de sorte qu’il nous parla de haut en bas, ce qui est la plus malséante position que je sache pour un conteur.
Comme, en résultat, notre ennuyeux dans la vallée est à Paris un homme amusant, serviable, et que nous aimons tous, nous fûmes honteux, notre premier moment d’humeur étant passé, non pas de l’avoir mal reçu, mais d’avoir eu l’intention de le mal recevoir. Chacun de nous s’en voulut de ce fugitif moment d’égoïsme involontaire dont il eût été bien empêché de donner une raison plausible: aussi bien quand il nous eut dit bonjour à tous, chacun de nous se hâta de lui rendre un bonjour. Au silence qui régnait tout à l’heure sur la terrasse où nous étions, succéda une conversation presque générale, tant nous avions hâte de faire honneur au nouveau venu!
Il y a deux sortes de conversations (il y en a peut-être de plus de deux sortes), la causerie ardente, hors d’haleine, et que rien n’arrête, ou bien cette espèce de discours semblable au feu de sarment qui pétille et s’éteint dès les premières étincelles. C’est ainsi que commença notre conversation: nous voulions faire une politesse au nouveau venu, et rien de plus; quoique réunis, nous étions amoureux de silence… Il n’y a rien de plus doux! Le silence est aussi nécessaire au milieu des champs que l’air, l’ombre et le bruit des saules au-dessus de nos têtes. Ainsi les premières paroles étant échangées, il nous semblait que nous allions nous taire; mais ce n’était pas le compte de notre Parisien: il arrivait tout gonflé d’anecdotes, bourré d’histoires de toutes sortes; il en était confit, il en était truffé, il en avait une de ces indigestions contagieuses. Il fit donc avec nous le rouet pendant une heure: à la fin, le voyant obstiné à raconter toujours, nous prîmes un parti désespéré, nous résolûmes de ne pas nous laisser assassiner d’histoires, sans répondre à l’historien par d’autres histoires, et, par ma foi, puisque nous étions réveillés d’une manière odieuse, nous nous mîmes à torturer notre conteur à notre tour. Arthur, le premier, provoqua Gabriel.
—A propos de soirée, dis-nous, Gabriel, ton aventure de jeudi passé à cet élégant troisième étage où tu nous conduisis avec un air si réservé.
—Bon! répondit Gabriel, tu étais à ce bal aussi bien que moi, et tu sais ce qui s’y est passé.
—Là, là! tu vois de bien plus belles choses que moi, Gabriel. Moi, j’arrive au bal en inspiré, en vrai hasard: à peine entré, je ne sais quel enivrement s’empare à la fois de ma tête et de mon cœur. Le frôlement de la valse et les cris aigus de ces souliers de satin m’agacent les nerfs comme le son d’un harmonica. Je suis étourdi par le bal, je n’y vois rien; c’est un nuage de toutes les couleurs, un murmure de tous les bruits, un enchantement qui touche à tous les extrêmes. Je ne vois ni n’entends, je ne marche pas, je suis porté, je rêve. Or, toi, c’est bien différent, mon fils: tu observes, tu écoutes, tu regardes, tu es de sang-froid! Dans ce salon aux tièdes effluves, tu te caches sous quelque tableau de ton choix, vis-à-vis le reflet d’une glace, et te voilà le roi de la fête! Toutes ces femmes parées, c’est pour toi qu’elles sont parées; c’est pour toi ce bouquet de fleurs, ce regard baissé! Les sourires, tu les devines, les ambitions, tu les comprends! Tu sais les mystères de ces cœurs volages! C’est toi vraiment qui assistais en esprit à la fête de l’autre soir!
Gabriel, à ce discours: A quelle heure es-tu sorti de ce bal?—Je ne sais pas, dit Arthur; mais il était grand matin quand je l’ai quitté. Les heures s’envolaient dans leur costume de danseuse; une de ces belles heures, surprise par l’aurore: Ramenez-moi, m’a-t-elle dit, à ma voiture! Et je l’ai ramenée; et elle m’a dit adieu avec un sourire; et c’est là tout ce que je sais de ce bal.
—Vraiment! dit Gabriel, je te félicite de tomber toujours sur des heures qui ont leur équipage à la porte; pour toi, Apollon est un dieu complaisant qui ne craint pas de faire attendre un cocher de fiacre. Je suis moins heureux que toi, je tombe souvent sur des heures qui vont à pied; et le soir même dont tu me parles, j’en ai reconduit une à travers les rues de Paris.
A mesure que nos deux jeunes gens racontaient leur histoire, notre Parisien redoublait d’attention. Évidemment, il s’engluait dans l’intérêt du récit d’Arthur et de Gabriel.
—Et comment donc avez-vous reconduit chez elle cette belle heure, le matin dont vous parlez?
—Mais, dit Gabriel, la chose est toute simple: le matin venu, j’allais partir, quand je vis la dame italienne avec laquelle tu as dansé, qui s’enveloppait de son manteau. C’était une belle et grande personne aux yeux noirs; vive et résolue, elle descendit les trois étages et se mit à marcher à grands pas dans la rue. Et moi, la voyant seule, je lui offris mon bras sans rien dire; et elle l’accepta sans rien dire, et voilà tout.
—C’est étrange! dit le Parisien.
La conversation tomba. Cette fois nous espérions que le silence allait durer une heure, et déjà nous nous blottissions sous ce bon silence comme on se tapit dans un bosquet d’aubépines; mais ce n’était pas le compte de notre Parisien.
Notre Parisien voulait parler à toute force; il croyait qu’il était de son honneur et de sa politesse de parler: raconter des histoires était un devoir auquel il ne pouvait manquer; et malgré l’admirable retenue de nos amis pour arriver à une conclusion silencieuse, il reprit la conversation:
—Savez-vous, messieurs, que le marquis de Nhérac est mort?
Profond silence. Alors le Parisien, baissant la tête, nous regarda l’un après l’autre; son regard plus encore que sa question demandait une réponse.
—Quel marquis de Nhérac? demanda Moncalm.
En voyant Moncalm sortir de derrière son chêne, lui dont personne ne soupçonnait la présence en ce lieu, j’admirai son imprudence et sa politesse… Ajoutons que c’était un peu plus que la curiosité qui tirait Moncalm de son repos.
Moncalm était un grand amateur de livres. C’est lui qui vendit une ferme pour se présenter convenablement à la vente du fameux marquis de Châteaugiron.
—Le marquis de Nhérac, reprit-il, ne s’appelle-t-il pas Nhérac-Montorgueil? Et si c’est lui qui est mort, que devient sa bibliothèque, et qu’a-t-on fait de son bel exemplaire in-4o d’Isaïe le Triste, aux armes de M. de Thou?
L’intervention de Moncalm, et sa question faite d’un ton sérieux, déjoua tous nos projets: nous entrions, malgré nous, dans ces désespérantes conversations de la ville que nous voulions éviter. La conversation allait commencer pour tout de bon entre Moncalm et le Parisien, si je n’étais pas intervenu:
—Vous avez raison, Moncalm, c’est vraiment le marquis de Nhérac-Montorgueil qui est mort, ce petit vieillard avec lequel nous avons passé de si délicieux moments chez Sylvestre, un homme estimé de Crozet, à qui Thouvenin ne faisait pas attendre ses reliures plus de dix-huit mois.
—Et qu’est devenu son exemplaire d’Isaïe le Triste? demandait toujours Moncalm.
—Il est entre les mains de ses héritiers, probablement, lui dis-je: et je crus que la conversation s’arrêtait là.
Mais ce damné Moncalm, une fois à cheval sur son dada, rien ne l’arrête. Et puis le moyen d’empêcher Moncalm de répondre au Parisien, le Parisien d’interroger Moncalm?
Cependant, il y eut un moment de silence qui dura bien cinq minutes, pendant lequel nous fûmes entre la vie et la mort de la conversation, espérant bien que ces deux messieurs se tairaient.
Vains efforts! vain espoir! Après ces deux belles minutes de silence, au moment où tous les yeux se portaient mollement sur tous les points de l’admirable vallée:
—Ah! le singulier corps, ce marquis de Nhérac-Montorgueil, reprit Moncalm.
Il n’en fallut pas davantage pour réveiller le Parisien; rien de ce qu’il avait sous les yeux, les saules qui se balancent au gré du vent, les platanes qui poussent, la maison blanche et qui fait un si délicieux point de vue, avec son portique de quatre colonnes, les aqueducs de Buc tout au loin, qui se cachent à demi sous les peupliers jaloux, rien ne put retenir une nouvelle question du Parisien, placée sur ses lèvres comme un pot de fleurs, sur les fenêtres d’une grisette, sans garde-fous.
—Vous avez donc beaucoup connu le marquis de Nhérac-Montorgueil? demanda le Parisien.
—Si je l’ai connu! reprit l’autre; il n’y a pas trois semaines encore, nous étions, lui et moi, chez Silvestre, à la vente Duriez. Vint le marquis après la Théologie, et je lui fis place. Il est riche; il s’y connaît, il achetait d’un ton ferme et sans balancer les plus belles choses; moi, cependant, triste et pensif, je voyais les plus beaux incunables passer devant moi et s’en aller dans les mains des profanes: mon cœur se brisait, je n’avais jamais été si humilié de ma malheureuse pauvreté.
»—Qu’avez-vous? me dit le marquis. Vous n’achetez pas ces Lettres Provinciales, Moncalm? Peste, un in-4o, la première édition dans sa reliure janséniste… C’est un beau livre, et qui vous convient parfaitement.
»Je ne répondis que par un profond soupir.
»—Vous êtes malade, Moncalm? me dit le marquis, donnez-moi le bras, et sortons. Il sortit, non sans donner ses ordres au libraire chargé de la vente, et quand nous fûmes dans la rue des Bons-Enfants:—Voyons, me dit-il, qu’avez-vous?
»—Hélas! je n’ai pas d’argent, lui dis-je, et cette vente me tue! On ne reverra pas de sitôt ces livres qui s’en vont je ne sais où.
»—N’est-ce que cela? Voulez-vous cinquante mille francs? reprit le marquis.
—Et vous avez pris les cinquante mille francs? demanda le Parisien.
—Monsieur, dit Moncalm, je n’ai jamais emprunté l’argent que je ne pouvais pas rendre; seulement, j’ai dit au marquis:—Prêtez-moi votre exemplaire d’Isaïe le Triste, s’il vous plaît.
—Je suis sûr, lui dis-je après dix minutes, que le marquis ne vous a pas prêté Isaïe le Triste.
—Vous avez deviné juste, me dit Moncalm; il voulait me donner cinquante mille francs, il n’a pas voulu me prêter son livre. Ah! le digne homme!
La saillie de Moncalm nous fit rire; et maintenant que ce damné Parisien avait changé l’allure de notre esprit, nous sortîmes de notre recueillement sans trop nous plaindre, et nous fîmes le tour du beau parc, mollement tapissé de mousse. Alors, marchant et courant dans les bosquets, dans le bateau, sur le rivage, dans l’île, en parlant jeunes femmes et vieux livres, nous trouvâmes que le Parisien était un bon vivant. Mais à minuit, quand chacun de nous fut rentré dans sa chambre, chacun regretta son bon silence et sa tranquille contemplation de tous les jours; ce jour-là nous fûmes bien persuadés d’une vérité dont on n’est pas assez convaincu, à savoir, que de tous les contes fantastiques et non fantastiques, le silence est le plus difficile à faire… et le plus difficile à raconter.