Cécile Joséphine Julie Lavergne (1823-1886)
À M. Jean Rondelet
I
Le maitre luthier
Maître Euverte Lupot était, en 1745, le meilleur luthier d’Orléans, et sa boutique à l’enseigne de Sainte-Cécile, située sur la place du Martroy, l’une des plus achalandées de la ville. La jeune femme de Lupot, la belle Firmina, et sa sœur cadette Rosine, en faisaient les honneurs aux nombreux musiciens et amateurs de la ville, et les envieux de maître Lupot ne manquaient pas d’attribuer le prix élevé qu’atteignaient ses violons, basses, pochettes, altos et guitares, à la bonne grâce des jolies marchandes qui les vendaient. Assurément la bonne grâce n’y gâtait rien, mais les instruments étaient fort bons. Maître Lupot, ses trois compagnons Anselme, Aignan et Nicolas, et son apprenti Marcellin, surnommé Colophane, travaillaient sans relâche, et, malgré leur activité, n’arrivaient pas à servir tous leurs clients.
« Je prendrais bien un quatrième compagnon s’il s’en présentait, dit un beau matin Lupot à sa femme ; je suis fâché, Minette, que vous ayez renvoyé celui qui est venu hier. Vous auriez dû m’envoyer chercher ; si je l’avais vu…
– Vous auriez vu un vilain magot, répliqua Firmina, brunette au nez retroussé, coiffée à la culbute, et dont la robe de droguet fond pêche à bouquets de cerises était toute fanfreluchée de ruches de taffetas vert-pomme : c’était un garçon mal vêtu, l’air marmiteux, un épouvantail ! Il venait de Saint-Flour. C’était évidemment un chaudronnier manqué. Je lui ai dit que vous n’aviez besoin de personne, et je lui ai donné une pièce de douze sous. Vous m’auriez bien grondée si je vous avais dérangé pour un pareil galopin. Je savais que vous étiez en train de vernir un violon, et j’ai fait pour le mieux ; mais ne vous inquiétez pas : il en vient à chaque instant de ces compagnons qui font leur tour d’Europe. Rosine en a congédié un aussi, je crois. N’est-ce pas, Rosine ?
– Oui, ma sœur, mais pas tout à fait. Je lui ai dit de revenir tantôt. Vous étiez à votre toilette, et mon frère entre les mains de M. Catogan, qui lui faisait la barbe. Celui-là est un grand garçon, bien mis, mais noir comme un chapeau. Il dit qu’il est de Crémone.
– De Crémone ! s’écria Lupot : en es-tu bien sûre, Rosine ? Ah ! pourvu qu’il revienne ! Guettez-le, et appelez-moi aussitôt qu’il reviendra. Pourvu qu’il n’aille pas chez mes confrères ! »
Rosine, ravie d’avoir un prétexte pour regarder les passants, ne fit pas ce matin-là plus d’une douzaine de mailles à son filet, et Firmina non plus n’avança guère sa broderie. C’était jour de marché ; il y avait foule sur la place du Martroy ; le beau temps aidant, les deux jeunes belles-sœurs allèrent s’asseoir en dehors de la porte de la boutique sur deux pliants ; elles s’amusèrent à regarder les allées et venues des ménagères et des passants.
Deux vieilles commères du voisinage haussèrent les épaules en se désignant de loin Rosine et Firmina.
« Regardez-moi ces étourdies ! dit dame Pétronille Lahuchette : ne feraient-elles pas mieux de travailler à l’intérieur de la maison que de se mettre ainsi en espalier sur la rue ? On voit bien que la maman Lupot n’est plus de ce monde. De son temps pareille chose n’était pas permise. Maître Lupot est beaucoup trop indulgent pour les étourderies de sa femme. Vous verrez qu’elle fera parler d’elle.
– Cette Firmina n’est qu’une poupée vivante, reprit charitablement dame Anastasie Gatineau : elle ne pense pas à mal, c’est une enfant ; mais elle devrait donner meilleur exemple à Rosine Lupot. Depuis que cette péronnelle est sortie du couvent, elle ne fait rien que s’attifer et batifoler du matin au soir. Elle chante, elle danse : Qui bien chante, qui bien danse, guère n’avance, dit le proverbe. Celui qui l’épousera sera un grand sot. Tenez, regardez, voilà un quidam qui les accoste ni plus ni moins que si elles étaient des marchandes de pommes. »
Un grand jeune homme, très brun, les cheveux sans poudre, vêtu à l’italienne, et tenant à la main un chapeau de feutre mon orné d’une plume de coq, s’était, en effet, approché de Firmina et de Rosine et leur parlait fort civilement. Elles se levèrent et rentrèrent avec lui dans la boutique.
« C’est un musicien ambulant, pour sûr, dit Pétronille ; il porte sur son dos une boîte à violon.
– Il a aussi une trousse d’outils en bandoulière, reprit Anastasie. Ça doit être un compagnon luthier qui fait son tour de France. »
Elle ne se trompait pas. Amadeo Rinaldo était un compagnon luthier de Crémone qui, selon l’usage, avant de se faire recevoir maître, voyageait pour se perfectionner dans son état. Il avait parcouru l’Italie et la Provence ; il arrivait de Lyon, et, avant de se rendre à Paris et en Allemagne, attiré par la réputation de maître Lupot, sollicitait l’honneur de travailler quelque temps chez lui.
Rinaldo parlait assez bien français, et ses manières plurent à maître Lupot. Avant de rien décider pourtant, il voulut voir les papiers du jeune luthier. Rinaldo les lui remit, et s’en alla dîner à l’auberge de la Croix-Blanche, disant qu’il reviendrait le lendemain matin.
À peine fut-il parti, que maître Lupot appela Rosine.
« Tu vas me rendre un service, petite sœur, dit-il, et nous verrons si les leçons d’italien que tu as prises pendant cinq ans n’ont pas été données en pure perte. Traduis-moi toutes ces pièces. »
Rosine fit une petite moue, et, montant dans sa chambrette ronde, située dans une tourelle sur le jardin, s’en alla dénicher tout en haut d’une armoire son dictionnaire et sa grammaire italienne, et se mit à l’ouvrage, accoudée sur son joli petit bureau de bois de rose, qui contrastait fort avec les vieilles tapisseries et la voûte de pierre de cette chambre contemporaine de Jeanne d’Arc.
Par bonheur, les différentes pièces que Rosine avait à traduire n’étaient ni longues ni compliquées, et, sa version finie, elle la porta, fort proprement écrite, à son frère.
Il la remercia, se mit à lire, et, dès les premières lignes, fit une exclamation de surprise et de joie.
« Quel bonheur ! ce Rinaldo a fait son apprentissage chez Guarnerius ! et sa mère s’appelle Flavia Amati !
– Serait-il un descendant des Amati ? n’est-ce qu’une ressemblance de nom ?
– Ah ! s’il avait vraiment dans les veines du sang des Amati, que je serais content !
– Et qu’est-ce donc que les Amati, mon frère ? demanda Rosine étonnée.
– Comment ! Rosine, tu ne sais pas cela, toi, fille et sœur de maîtres luthiers ! Mais, ma petite, les Amati, André d’abord, puis Antoine et Nicolas, furent les plus illustres luthiers de Crémone aux XVIe et XVIIe siècles. André Amati travailla pour le roi Charles IX. Leurs violons sont des merveilles, et l’élève de Nicolas Amati, Stradivarius, qui est mort il y a dix-sept ans, en 1728, n’avait pas moins de talent que les Amati. Si, par bonheur, ce jeune homme avait un violon d’Amati !
– Je vais aller le lui demander. Il loge à la Croix-Blanche, n’est-ce pas ?
– Oui, mon frère ; mais il doit revenir demain matin. Le souper sera bientôt prêt. Dorothée sera fâchée si vous sortez.
– Tant pis pour elle. Je reviendrai dans une demi-heure. »
Et le maître luthier, ôtant prestement son tablier de peau de daim et. sa veste de travail, prit son habit, sa canne et son chapeau, et sortit.
Rosine alla le dire à Firmina, qui essayait un bonnet neuf, tout en roses pompon.
« C’est fort loin l’auberge de la Croix-Blanche, dit Firmina, c’est à la porte de Bourgogne. Nous aurons largement le temps d’aller faire une petite visite à la cousine Denisette. Je voudrais savoir ce qu’elle dira de mon bonnet. Mets vite ton mantelet, Rosine. »
Et elles s’amusèrent à voisiner et à chiffonner, tandis que les compagnons s’en allaient souper chez eux, et que Marcellin fermait les volets et mettait le couvert.
II
Rinaldo et la lune
Arrivé à l’auberge de la Croix-Blanche, maître Lupot demanda M. Rinaldo.
« Qui est-ce, monsieur Rinaldo ? dit la grosse servante Marion, fort occupée à faire de la pâte à crêpe dans une grande terrine jaune.
– C’est un jeune Italien, arrivé hier soir ou ce matin à Orléans.
– Ah ! c’est le violoneux alors. Il est au jardin avec la patronne et les enfants. Vous savez le chemin, Monsieur, n’est-ce pas ? C’est derrière la maison, au bout du grand couloir qui est à main gauche, près de la remise. »
Lupot s’engagea dans le couloir, assez large, mais encombré de caisses vides, de roues plus ou moins rompues, de. cages à poulets et de toutes sortes d’ustensiles hors de service. À peine arrivé au milieu du corridor, il entendit les sons d’un excellent violon, joué par une main légère, et les voix rieuses d’une troupe d’enfants qui dansaient.
Dès l’entrée du jardin il aperçut le musicien et les danseurs. Debout près de l’hôtesse de la Croix-Blanche, dame Jeanneton Gaillard, que l’on avait surnommée la Gaillarde, Rinaldo jouait du violon pour faire danser quatre petites filles et quatre garçonnets, vermeils comme des pommes d’api et gais comme des pinsons. La Gaillarde, les deux poings sur les hanches, regardait son petit quadrille et criait les figures, que brouillait à plaisir la troupe enfantine.
« Allez donc en mesure : en avant quatre ! la promenade ! la queue du chat ! etc. »
C’était charmant ; mais Lupot, qui n’avait point d’enfants et ne se souciait point de leurs jeux, interrompit le bal sans miséricorde et se mit à questionner Rinaldo ; tandis que la Gaillarde et ses enfants se disaient :
« Attendons : ce monsieur va peut-être s’en aller, et nous finirons la contredanse. »
Mais Lupot ne s’en allait point, et les réponses de Rinaldo paraissaient l’intéresser beaucoup. Rinaldo était, en effet, arrière-petit-fils, par sa mère, de Nicolas Amati, mort en 1692, ne laissant qu’un fils qui n’avait que fort peu travaillé, et était mort peu de temps avant le mariage de sa fille Flavia. Le père de Rinaldo était sculpteur, et Rinaldo l’avait perdu depuis longtemps. Il était alors entré en apprentissage chez Guarnerius, et comptait s’établir dès qu’il aurait vingt-cinq ans.
« J’obtiendrai alors la permission de joindre au nom de mon père celui de ma mère, dit Rinaldo ; mais, tant que je n’aurai pas fait un chef-d’œuvre digne d’être comparé à ceux de mon bisaïeul, je n’oserai signer un violon du nom glorieux des Amati. Ma mère ne le souffrirait pas. Elle est restée dépositaire de bien des secrets professionnels conservés dans sa famille depuis deux cents ans, et j’ai beaucoup appris d’elle. C’est sur son ordre que je me suis décidé à voyager, afin de connaître les inventions nouvelles ; mais je vous avoue que nulle part encore je n’ai trouvé de meilleurs instruments ni de plus habiles luthiers qu’à Crémone.
– Le violon que vous avez là, et que vous employez, sans égard pour sa beauté, à faire sauter cette marmaille, ce violon est-il d’un maître de Crémone ?
– Regardez ! » fit Rinaldo en souriant d’un air fier. Lupot prit le violon et l’archet, et admira longuement cet instrument bombé, à la gracieuse volute, aux formes élégantes, au poli précieux, et dont toutes les parties étaient si exactement jointes entre elles et si harmonieusement proportionnées, qu’il semblait avoir été créé d’un seul jet. Il en tira quelques sons, d’une suavité exquise, et, aux derniers rayons du jour, lut, tracés au vernis noir sur la table même du violon, les mots. Niccolò Amati, Cremona, 1692.
« C’est le dernier violon que fit mon bisaïeul, dit Rinaldo : il est daté de l’année même de sa mort ; mon grand-père et mon père en ont refusé de grosses sommes pour me le conserver, et ce violon ne me quitte jamais. Écoutez, écoutez, quelle voix il a ! Il s’appelle l’Angelo, et il est bien nommé. »
Au son du violon les enfants s’étaient rapprochés, et Babonnette, blondine de quatre ans, aux cheveux follets et crêpés, s’avança vers Rinaldo, et, le tirant par son habit, lui dit :
« Fais-nous danser encore, monsieur le musicien, tu seras bien gentil ! »
Les autres accouraient déjà, mais la Gaillarde les appela :
« Venez, enfants, venez souper. Marion fait des crêpes ! rentrez vite, ou je les donne au chat.
– Des crêpes ! quel bonheur ! » s’écria la bande joyeuse ; et ils coururent au logis, rapides comme une volée de pigeons.
« Allons souper aussi, Rinaldo, dit maître Lupot. Je vais envoyer prévenir ma femme et je souperai ici avec vous. Nous causerons plus à l’aise que chez moi. »
Lupot alla donner ses ordres à l’hôte, et Rinaldo, essuyant son violon avec un mouchoir de soie, le serra précieusement dans un étui doublé de flanelle parfumée d’ambre et d’iris.
Tôt après le maître luthier et le jeune compagnon, attablés devant des pigeons à la crapaudine, une omelette au lard et un fromage d’Olivet, qu’ils arrosèrent d’un bon piot de vin de Touraine, soupèrent de fort bon appétit en devisant violons et violoncelles, altos et guitares.
Il fut convenu en ce petit festin que Rinaldo travaillerait aux pièces chez Lupot pendant six mois, et que, s’il le quittait avant la fin de son engagement, il lui payerait un dédit de trois louis. Lupot s’engageait de même à le dédommager par une somme semblable s’il cessait de l’occuper avant le terme convenu. Là-dessus ils rédigèrent et signèrent un petit chirographe, qu’ils devaient le lendemain faire approuver par le syndic le plus ancien de la corporation des luthiers, et prirent deux bonnes tasses de café suivies d’un pousse-café de ratafia de coings, chef-d’œuvre de la Gaillarde.
Lorsque maître Lupot s’en retourna chez lui, au clair de la lune, Rinaldo voulut l’accompagner, et, chemin faisant, lui chanta une si jolie chanson italienne, que bien des fenêtres s’ouvrirent malgré la fraîcheur d’une, nuit d’automne, et que plus d’une jeune femme en cornette de nuit, plus d’un bourgeois en bonnet de coton, se penchèrent pour apercevoir la silhouette du nocturne chanteur.
Arrivés à la porte de maître Lupot, Rinaldo et lui se serrèrent la main, et se souhaitèrent mutuellement une bonne nuit. Toutes les lumières étaient éteintes ; maître Lupot tira sa clef de sa poche, rentra, et, à la lueur d’une. petite lanterne que la prudente Dorothée avait préparée pour lui, mit les verrous et monta se coucher, fort satisfait de sa soirée.
Le jeune Italien, serrant son manteau autour de son cou, reprit à grands pas le chemin de son auberge. En passant le long de la cathédrale il se dit : Qu’il doit faire froid en décembre dans ce pays-ci ! J’ai eu tort de promettre à ce Français de passer six mois chez lui. C’est trop long ; je m’ennuierai. Mais qu’importe ! si j’ai le mal du pays, je romprai mon engagement. Un dédit de trois louis n’est pas grand’chose.
Et, regardant la lune, il se mit à fredonner une canzona qui disait ceci :
« Belle reine des nuits, du haut de ton trône azuré, tu vois la tour de Crémone, tu vois mon cher pays. De tes rayons si doux va caresser le seuil, le toit, la blanche muraille du logis où ma mère s’est endormie ce soir en priant pour moi.
« Belle reine des nuits, que ne puis-je m’élancer vers toi, me baigner dans ta fraîche et sereine lumière, et redescendre avec elle vers ma patrie, vers les rives de l’Oglio et ses échos harmonieux ! »
Tout en chantant, Rinaldo atteignit son logis, et s’endormit pour rêver de Crémone au moment où l’horloge de Sainte-Croix sonnait dix heures, et où l’hôte, finissant sa ronde, éteignait les dernières chandelles et détachait dans la cour de l’auberge son chien de garde Médor.
III
La belle armoire
L’habileté du jeune luthier de Crémone, sa conduite régulière et sa belle humeur, lui gagnèrent bientôt les bonnes grâces de Lupot et de Firmina. Il se fit aimer des compagnons et de l’apprenti par quelques libéralités faites à propos, et Rosine prenait plaisir à l’entendre chanter dans l’atelier à l’heure du goûter. Jacquette, la chambrière, le trouvait civil et bien appris, parce qu’il était le seul des compagnons qui ne se moquât jamais des cheveux rouges de la pauvre fille. Mais, moins d’un mois après son arrivée, Rinaldo encourut la disgrâce de Dorothée, et voici à quelle occasion.
Dorothée était depuis quarante-cinq ans dans la maison. Elle avait vu naître Lupot, et lui était dévouée corps et âme, ainsi qu’à sa jeune sœur. Cette Dorothée avait mille vertus, mais elle les faisait haïr quelquefois par son humeur acariâtre. Firmina, qui était douce et paresseuse, n’avait nulle envie d’enlever les rênes du ménage à la vieille servante, et maître Lupot la traitait avec les égards dus à ses longs services. Quant à Rosine, Dorothée la gâtait et la servait à baisemain, ne l’appelant que ma petite princesse, et la traitant toujours comme si elle n’avait que six ans.
Dorothée, fidèle aux anciens usages, n’allumait point de feu dans la maison avant les fêtes de Toussaint, tout en octroyant à ses maîtresses chaufferettes, moines et bassinoires, aussitôt que Rosine se plaignait du froid.
Or, cette année-là, il gela le 20 octobre, et Rinaldo, un matin, ne pouvait travailler tellement il avait l’onglée.
« Allez vous dégourdir les doigts au feu de la cuisine, lui dit maître Lupot : vous aurez soin de m’avertir quand vous irez dîner. Je vous donnerai une lettre à mettre à la poste. Je vais écrire à mon correspondant de Lucerne, et, tout en lui faisant ma commande, le tancer de la belle façon.
– Vous ferez bien, maître : il vous trompe indignement. Le bois qu’il vous envoie est trop jeune. »
Maître Lupot s’en alla écrire, et Rinaldo se rendit à la cuisine. Tout en se chauffant les mains, il examina cette grande pièce voûtée et dallée en pierres de taille, et pourvue d’une grande cheminée à hotte, que garnissaient deux bancs de pierre, d’énormes chenets en fer forgé et une crémaillère qui eût aisément supporté douze marmites. Pour le moment une seule y était suspendue, et mijotait doucement au-dessus d’un feu à demi couvert. Dorothée était au marché, Jacquette à l’étage supérieur, et la vieille perruche, juchée sur son perchoir près de la fenêtre, et le grillon qui chantait dans l’âtre, étaient pour le moment seuls à rompre le silence de la cuisine. La perruche, inquiète de voir une figure nouvelle, regardait de travers Rinaldo et répétait les seuls mots qu’elle sût dire : Bonjour, Cocotte ; baise, baise petite Cocotte.
Une grande armoire d’érable était placée vis-à-vis de la cheminée, et, par ses vantaux entr’ouverts, on apercevait des piles de linge et des faïences soigneusement rangées sur dix rayons. Cette armoire peu ornée, mais dont le bois ondé était d’une couleur admirable, attira l’attention de Rinaldo. Il s’en approcha, heurta du doigt les parois et les vantaux, regarda les rayons, et après un examen minutieux de toutes les parties de ce meuble, s’en retourna dans l’atelier. Mais, au lieu de se remettre à l’ouvrage, il alla frapper à la porte de l’atelier de Lupot, qui occupait le rez-de-chaussée de la tourelle sur le jardin.
« Qu’y a-t-il, Rinaldo ? dit le luthier en posant sa plume.
– N’écrivez pas à Lucerne, Monsieur.
– Pourquoi cela ? vous savez bien que nous n’avons presque plus de vieux bois.
– Pardon, Monsieur, vous avez ici même assez de bois pour fabriquer une grande quantité d’instruments. Venez voir. »
Il emmena Lupot dans la cuisine et lui fit remarquer que l’armoire d’érable et ses dix épais rayons de sapin n’offraient pas trace de vers ni d’humidité, et que le bois en était sonore, fin, et veiné à merveille.
Maître Lupot se récria :
« Ces bois sont excellents, en effet, dit-il ; mais je n’aurais jamais songé à détruire un meuble pour y tailler des violons.
– Les Amati le firent plus d’une fois, Monsieur : de tout temps il a été difficile de se procurer des bois assez vieux. et assez bien conservés pour en faire de bons instruments. Les marchands trompent souvent en affirmant que telle pièce de plane ou de sapin fut coupée il y a vingt ou trente ans. Les meubles, par leur forme même, donnent la date de leur fabrication, et cette armoire que voici, très certainement, fut faite sous le règne de Louis XIV.
– En effet, elle fut achetée par ma mère lorsqu’elle se maria, en 1740. Mais, si je la détruis, que dira Dorothée ?
– Essayez d’employer un rayon, Monsieur. Voyez, ils ont justement la dimension d’une table de contrebasse.
– Oui, prenons-en un tout de suite. Jacquette, Jacquette ! venez. Dépêchez-vous de débarrasser ce rayon d’armoire. »
Jacquette obéit ; mais à peine eut-elle empilé les serviettes sur la table placée au milieu de la cuisine, que Dorothée, rentrant du marché, s’exclama d’étonnement.
« Que faites-vous là, Monsieur ?
– J’ai besoin de cette planche, ma bonne. On vous en posera une semblable tout à l’heure. Je vais envoyer querir le menuisier.»
Dorothée murmura, mais n’osa pas se révolter pour une seule planche. Elle la vit cependant emporter avec beaucoup de déplaisir, et reçut fort mal le menuisier.
« Que veut-on faire de ce rayon d’armoire ? demanda-t-elle à Marcellin le lendemain en lui donnant sa soupe du matin.
– On l’a déjà scié, taillé et raboté pour en faire la table d’une contrebasse. L’Italien dit que ce bois-là vaut son pesant d’or. Toute l’armoire y passera, mam’selle Dorothée.
– C’est ce qu’il faudra voir ! s’écria Dorothée. On me pendra plutôt !
– Une armoire que je range depuis trente-cinq ans, un meuble de famille ! Ce pédant d’Italien veut donc mettre la maison au pillage.
– Je m’en vais parler au patron, madame, et nous verrons ! »
Elle alla de ce pas chanter pouilles à maître Lupot, mais ce fut en pure perte. Il avait déjà commandé une autre armoire, faite sur les mesures de l’ancienne, et il la fit placer, au grand désespoir de Dorothée. Elle prit dès lors en grippe le jeune Italien, et se promit de lui jouer un mauvais tour dès que l’occasion s’en présenterait.
IV
PROPOS D’ATELIER
Cependant avec l’excellent bois de plane et de sapin provenant de la belle armoire maître Lupot et Rinaldo avaient fabriqué une énorme contrebasse destinée à la maîtrise de Sainte-Croix. L’instrument était fini : restait à le vernir.
Je m’étonne, dit Rinaldo, que les luthiers français emploient des vernis à l’esprit-de-vin. Les Amati, Stradivarius, Guarnerius et tous les bons luthiers italiens se sont toujours servis de vernis gras, et, au lieu de peindre d’abord les violons, colorent le vernis, ce qui vaut beaucoup mieux. Si vous le permettez, maître Lupot, je vernirai cette contrebasse à la mode de Crémone.
– Faites, Rinaldo, s’empressa de dire Lupot, qui avait constaté depuis longtemps déjà l’habileté du jeune artisan. Faites, et colorez cette contrebasse au safran ou au curcuma ; notre maître de chapelle aime les couleurs vives. Voici un louis : allez acheter ce qu’il vous faut.
– Tout d’abord, il est nécessaire de préparer de l’huile siccative, dit Rinaldo : je vous demanderai la permission d’installer un réchaud dans le jardin, afin de ne pas remplir la maison d’une odeur et d’une fumée désagréables.
– Le jardin est à votre disposition. Il y a au fond, à gauche, un petit hangar où vous serez abrité de la pluie. »
Une heure après, par une brumeuse matinée de mars, Rinaldo, installé sous le petit hangar, surveillait un feu de charbon sur lequel bouillait dans une marmite de terre vernissée un mélange d’huile de lin, de litharge, de plâtre, de terre d’ombre et de céruse. Armé d’une écumoire, Rinaldo enlevait à mesure l’écume rousse et infecte qui montait à la surface du liquide brûlant.
« Quelle ratatouille de sorcier fait cette peste d’Italien ? grommelait Dorothée en l’observant à travers le vitrage losangé de la cuisine.
– Ciel ! quelle vilaine odeur ! » s’écria Rosine, qui venait d’ouvrir la croisée de sa chambre.
Elle pencha en dehors sa tête blonde hérissée de papillotes, et aperçut à travers le brouillard Rinaldo incliné sur le réchaud incandescent.
« Bon ! se dit-elle : voilà une nouvelle mode ! Quoi ! les ouvriers vont entrer au jardin à présent ! ce sera joli, en vérité. Je vais le dire à Firmina. »
Firmina, très étonnée de voir ainsi envahir le petit Jardin dont l’usage lui était absolument réservé, s’alla plaindre à son mari, qui lui dit :
« Ce n’est que pour une fois, ma chère amie. Aimeriez-vous mieux que la maison fût empestée de fumée ! Vous ne seriez pas descendue au jardin par ce brouillard, n’est-ce pas ? Eh bien, tenez-vous contente et n’en parlons plus.
– Mais enfin que fait ce Rinaldo ?
– Il prépare le célèbre vernis des Amati, et j’espère bien qu’il m’en donnera le secret pour rien. Mais, entre nous soit dit, ma petite femme, je le payerais bien cinq cents livres ! »
Firmina, qui savait son mari fort intéressé, en conclut que le vernis des Amati devait être chose bien profitable, et elle alla conter à Rosine ce qu’elle venait d’apprendre, tandis que maître Lupot rejoignit Rinaldo dans le jardin.
À l’atelier, les compagnons causaient, et Marcellin, monté sur son établi, cherchait à voir ce qui se passait dans le jardin par les carreaux supérieurs de la fenêtre, les seuls qui ne fussent pas dépolis. Deux autres fenêtres, donnant sur la place, éclairaient les établis où les compagnons luthiers, maniant la varlope, les scies et les canifs d’acier fin, taillaient, polissaient et ajustaient les soixante-neuf pièces dont se compose un violon.
« Êtes-vous sûr que Rinaldo partira le mois prochain ? demanda tout bas Anselme à son camarade Nicolas.
– Très sûr. Il ne restera pas même pour voir les fêtes du 8 mai. Il a promis à sa mère de ne pas passer plus d’une année en France, et il tient beaucoup à se rendre à Paris, où il doit travailler, chez les Leonardi. C’est même bien étrange qu’il ait consenti à passer tout l’hiver à Orléans.
– Oh ! il ne l’a pas fait gratis. Maître Lupot le paye plus cher qu’aucun de nous. Ce n’est pas encourageant pour moi, qui suis ici depuis dix ans, de voir cet étranger gagner le double de ce que je reçois.
– Il faut avouer qu’il est habile.
– Hum ! c’est vrai. Jamais je n’ai vu poser l’âme d’un violon aussi vite et aussi bien que lui. Puis il est insinuant, beau parleur. Le patron en est coiffé, et l’on dit par la ville qu’il lui donnerait volontiers sa sœur en mariage pour le retenir ici.
– Ça, c’est un faux bruit. Il y a d’autres projets, et, quand le beau cousin Miche ! Dupré, le fils de l’orfèvre, aura fini son tour de France, je suis sûr qu’il épousera Mlle Rosine. Vous verrez ! Elle a une trop belle dot pour se contenter d’un compagnon luthier.
– Compagnon devient maître, reprit Nicolas, et maître Lupot n’ayant pas d’enfants…
– Il peut en venir… Après tout, il n’est pas marié depuis plus de trois ans, et sa femme n’en a que vingt-deux.
– Voici maître Lupot qui revient ! dit Marcellin en descendant prestement de l’établi, et en se remettant à polir un violon. Rinaldo le suit, portant sa marmite. Bon ! nous allons lui voir faire le fameux vernis. Attention ! »
Mais, au grand désappointement de ses camarades, Rinaldo dit qu’il ne pourrait faire le vernis que lorsque l’huile serait bien clarifiée, et il pria maître Lupot de lui permettre de revenir après souper pour y travailler. Les compagnons lui offrirent de l’aider, mais il leur dit qu’il n’avait besoin de personne. « D’ailleurs, ajouta-t-il, l’opération que je ferai ce soir n’est que préparatoire, je la renouvellerai toutes les vingt-quatre heures ; ce n’est que dans huit jours que je pourrai terminer le vernis. »
La semaine suivante, en effet, Rinaldo fabriqua son vernis ; mais, bien qu’il fît l’opération dans l’atelier, personne ne put voir ce qu’il mélangeait à l’huile et à l’essence de térébenthine. C’étaient plusieurs poudres, qu’il tira, bien enveloppées et cachetées, de sa trousse de voyage, et lorsque Marcellin, plus naïf que les autres, lui demanda : « Qu’y a-t-il là dedans ? » Rinaldo répondit : « C’est là mon secret, c’est le secret des Amati. »
V
VERNISSAGE D’UNE CONTREBASSE
La contrebasse fut vernie à deux couches seulement (d’habitude maître Lupot vernissait ses instruments sept fois), et néanmoins elle devint si brillante, d’une si belle couleur et d’un poli si parfait, que maître Lupot et ses compagnons en furent émerveillés. La contrebasse, d’ailleurs, était d’une forme et d’une sonorité admirables.
« Vous me vendrez votre recette Rinaldo, n’est-ce pas ? dit maître Lupot.
– Non, Monsieur ; j’ai promis de ne la transmettre qu’à mon fils aîné, si jamais j’en ai un. Sinon, le secret mourra avec moi.
– Quel enfantillage ! Si encore d’un vernis plus ou moins bon dépendait le mérite d’un violon ! Mais c’est un accessoire de peu d’importance, et lorsque vous serez établi luthier à Crémone, peu vous importera qu’un luthier d’Orléans se serve du même vernis que vous.
– C’est vrai, Monsieur, mais la question n’est pas de savoir si je me ferais du tort ou non ; c’est une question d’honneur. En vous donnant une certaine quantité de ce vernis, j’ai voulu vous témoigner ma reconnaissance pour le bon accueil que vous m’avez fait, je ne puis davantage. Épargnez-moi des instances auxquelles je ne pourrais céder qu’en me parjurant. »
Il rentra dans, l’atelier, et maître Lupot, demeuré seul dans la petite pièce où l’on suspendait les instruments pour les vernir, resta longtemps pensif, considérant la belle contrebasse, aux parois brillantes et couleur d’or bruni.
Elle était sèche : il y plaça des cordes de Naples, l’accorda, et l’essaya. Des sons puissants retentirent dans la maison, et Dorothée s’écria :
« C’est comme les orgues de Sainte-Croix, ni plus ni moins. »
Maître Lupot aurait dû être content, mais il ne l’était point. Il soupa sans appétit et dormit fort mal. Le lendemain matin, il avait si mauvaise mine, que sa femme s’inquiéta et lui demanda pourquoi il était soucieux. Il le lui dit.
« N’est-ce que cela ? fit-elle. Que me donnerez-vous si je surprends le secret ?
– Comment ferez-vous ?
– Laissez-moi faire : donnez-moi seulement un peu de ce vernis. Mon oncle est expert en droguerie : il nous dira bien ce qu’il y a là dedans.
– Ah ! s’il y réussit, Minette, je vous donnerai une robe de soie couleur de rose. »
Les compagnons étaient à dîner : maître Lupot alla prendre dans l’atelier la bouteille où restait un peu de vernis, en mit dans une petite fiole bien bouchée, et Firmina et Rosine, prenant leurs mantelets, se rendirent, rue Pierre-Percée, chez maître Bertinot, syndic de la corporation des apothicaires.
Le bonhomme, habillé de toile grise et la figure couverte d’un masque de verre, était dans son laboratoire et pilait lui-même une drogue dangereuse à respirer, lorsqu’un apprenti, entr’ouvrant la porte, lui annonça la visite de Mme et Mile Lupot.
« Faites asseoir ces dames au salon, dit-il, j’y vais aller dans cinq minutes. »
Le salon, ou plutôt l’arrière-boutique de maître Bertinot, était une pièce assez obscure, meublée de quelques fauteuils de cuir, et tout environnée d’armoires vitrées remplies de bocaux et de vases de vieille faïence qui de nos jours vaudraient leur pesant d’or. Au milieu était une table où, sur un plateau de porcelaine de Saxe, douze petits verres à pied, rangés autour d’un flacon d’élixir de Garus, témoignaient des habitudes hospitalières du maître du logis. On respirait dans cette chambre sans air tous les parfums de la pharmacie, et la vue de quelques pièces d’anatomie, conservées dans l’esprit-de-vin, fit une telle peur à Rosine, qu’au bout de cinq minutes elle voulait s’en aller.
« Attendons mon oncle, dit Firmina ; il ne peut tarder. Sais-tu pourquoi je suis venue, Rosine ? »
Elle le lui dit, pour lui faire prendre patience, et Rosine s’écria:
« Si ton oncle ne devine pas le secret, je me charge de te l’apprendre, moi ; mais alors la robe couleur de rose sera pour moi.
– Comment feras-tu ? »
L’oncle arrivait. C’était un bon gros homme, d’une soixantaine d’années, garçon et joyeux compère. Il embrassa galamment les jeunes visiteuses, et tout d’abord leur fit accepter un petit verre d’élixir.
« Je défie qu’on en trouve de meilleur en France, dit-il. Je l’ai fait moi-même avec une recette rapportée d’Allemagne, une recette que je n’ai donnée à personne. »
À propos de cette recette, Firmina parla du vernis qu’elle apportait.
« Mon mari, dit-elle, a reçu ce vernis d’Italie, et voudrait savoir avec quoi il est fait. »
La jeune femme se garda bien de parler de Rinaldo et de son secret, connaissant le respect de maître Bertinot pour les recettes mystérieuses.
Maître Bertinot lui promit de si bien analyser ce qu’elle apportait, que dès le lendemain il lui donnerait la formule pour en fabriquer de semblable.
Quel plaisir ! pensa Firmina ; j’aurai ma robe rose !
À son tour, elle ne dormit guère la nuit suivante, et avant que minuit sonnât elle avait déjà décidé de quelle façon seraient les falbalas de la robe promise.
Mais, hélas ! le lendemain maître Bertinot vint en personne annoncer à sa nièce que le vernis des Amati contenait quelque chose d’inconnu, d’insaisissable, et déjouait tous ses efforts d’analyse.
« À moi de jouer, se dit Rosine tout bas. Demain, à la noce de Denisette, nous verrons ! »
VI
UNE NOCE À LA CROIX-BLANCHE
Un ancien compagnon de maître Lupot, devenu maître, et nouvellement établi rue de la Chèvre-qui-danse, allait se marier avec Denisette Bimbelot, cousine de Firmina. Rosine était demoiselle d’honneur, et tout l’atelier de maître Lupot invité à la noce, Rinaldo compris. Il devait y chanter, danser la tarentelle, et s’était acheté un bel habit de velours noir à boutons de clinquant. Rosine, de son côté, se préparait une jolie robe de gaze bleu céleste, relevée par des nœuds de satin rose, sur une jupe de taffetas gonflée par ces petits paniers que l’on appelait alors des « considérations ». Une guirlande de primevères roses, des souliers brodés de paillettes, et des mouches de la bonne faiseuse, taillées les unes en croissant, les autres en étoiles, devaient compléter sa toilette. Quant à Firmina, elle n’avait rien négligé pour faire valoir sa taille élégante et ses beaux yeux noirs ; et sa robe de pékin couleur de soufre, relevée par des bouquets d’épis et de coquelicots et toute garnie des dentelles de son habit de noces, lui allait à ravir.
« Comme nous allons nous amuser ! dit-elle à Rosine : le salon des noces et festins de la Croix-Blanche est le plus grand de la ville, et parqueté à merveille. Sais-tu bien, Rosine, que je n’ai dansé que trois fois depuis mon mariage !
– Et moi donc ! je n’ai été au bal que ce jour-là, et on m’a envoyée coucher après la première contredanse ! Maman était si sévère ! Pourvu qu’il fasse beau demain ! »
Le temps fut à souhait. Il y eut messe en musique à la cathédrale et grand diner. Puis les dames allèrent changer de toilette, tandis que les messieurs jouaient aux boules et que les valets, stimulés par la Gaillarde, débarrassaient la salle du festin.
C’était une très grande pièce, à huit fenêtres de chaque côté, garnies de rideaux de toile de Jouy à ramages multicolores. Le plafond, à poutres apparentes, et les boiseries étaient peints en blanc. Quelques lustres de verre à facettes l’éclairaient, et les portraits du roi Louis XV, de la reine Marie Leczinska et du maréchal de Saxe, le récent vainqueur de Fontenoy, peints par un artiste forain généreux en vermillon, ornaient trois des principaux panneaux. Sur une petite estrade se perchèrent trois violons et une clarinette, et les valets rangèrent le long des murs de longues et dures banquettes recouvertes de velours d’Utrecht grenat, miroité par l’usage. Tout cela n’était pas fort élégant ; mais il y avait de l’air, de l’espace, un parquet si élastique, qu’il faisait bondir les plus lourds danseurs. Il n’en fallait pas davantage aux bonnes gens d’autrefois, et le bal fut d’une gaieté folle.
Rosine dansa trois fois avec Rinaldo, et se montra si aimable pour lui, que le jeune luthier ne put moins faire que de causer beaucoup avec sa jolie danseuse. Il ne lui avait parlé que fort rarement, et jusqu’alors elle lui avait paru passablement dédaigneuse. Au souper, il fut placé près d’elle, et la belle Rosine lui donna ce qu’on appelle un Philippe, c’est-à-dire qu’elle partagea avec lui une amande double. L’Italien ne savait pas à quoi cela l’engageait. Son autre voisine de table, dame Herlevin, femme expérimentée en toute chose, le lui expliqua.
« Si, demain ou tel autre jour, vous rencontrez Mile Rosine, le premier de vous deux qui dira à l’autre : « Bonjour, Philippe », aura droit d’en exiger un cadeau. Il va sans dire qu’en homme bien appris vous vous garderez de parler le premier, et vous offrirez à la demoiselle un beau bouquet ou une boîte de bonbons fins.
– C’est entendou ! » dit le jeune Italien, dont l’accent divertissait fort son interlocutrice.
Il était plus de minuit. Maître Lupot parla de se retirer.
« Quoi ! s’écria Firmina, avant d’avoir vu Rinaldo danser la tarentelle ! Ô mon cher petit mari, vous ne serez pas si méchant !
– Qu’il la danse donc tout de suite, dit Lupo, je tombe de sommeil. »
Les violons préludèrent. Une jeune Italienne, qui faisait profession de chanter et de danser dans toutes les fêtes, s’avança un tambourin à la main. Elle était assez laide, mais dansait à merveille ; Rinaldo, muni de castagnettes, l’amena au milieu du salon, et tous deux dansèrent si bien, que toute l’assemblée fut charmée.
Puis, les mariés étant partis tandis que l’on dansait la boulangère pour terminer le bal, les invités s’encapuchonnèrent, et, les uns à pied, les autres en chaise à porteurs, s’en retournèrent chez eux par un si beau clair de lune, que pas un réverbère n’était allumé cette nuit-là dans la bonne ville d’Orléans.
Rinaldo, qui logeait à la Croix-Blanche, n’avait qu’un pas à faire pour aller se coucher ; mais il ne dormit point, et dès l’aurore descendit au jardin.
Les violettes de mars étaient en fleur, et les oiseaux bâtissaient leurs nids dans le grand noyer et dans les trous des murailles couvertes de giroflées et de mousses verdoyantes. L’air était doux et tiède, et Rinaldo, grâce à ses vingt ans, en humeur poétique. Il se mit donc à faire un sonnet, se promettant de le réciter à la belle Rosine quand elle lui dirait : « Bonjour, Philippe !»
Faire un sonnet en italien n’est pas un opéra bien compliqué. Pourtant le jeune luthier s’y attarda, et l’horloge d’un couvent voisin l’avertit qu’il aurait dû être depuis une heure déjà rendu à l’atelier. Il déjeuna en cinq minutes, partit d’un bon pas, et n’entra point en passant à la cathédrale, comme il le faisait d’habitude. Mais le temps perdu ne se rattrape pas, et ce ne fut qu’à huit heures et quart qu’il atteignit la place du Martroy et la maison de maître Lupot.
VII
Bonjour, Philippe !
Rinaldo rencontra sur le seuil la vieille Dorothée, en bonnet blanc et cotillon rayé.
« Vous voilà, beau danseur ! fit-elle : ce n’est pas trop tôt ; le patron est sorti, et cet hurluberlu de Marcellin vient de faire un miracle : il a cassé la bouteille du fameux vernis.
– C’est bien ennuyeux, dit Rinaldo : j’avais justement un violon à vernir ce matin. Je vais être obligé de refaire du vernis ; avez-vous du feu, ma bonne ?
– Certainement ; ne faut-il pas faire le café au lait de madame et le chocolat de mademoiselle ?
– Eh bien ! apportez-moi tout à l’heure, je vous prie, une pelletée de charbons bien allumés.
– Faites plutôt votre affaire à la cuisine. Marcellin lave le plancher de l’atelier, tandis que les compagnons sont allés avec le patron porter la grosse contrebasse à la cathédrale.
– Tenez, voici une place libre pour poser le réchaud, et voici de la braise en quantité. »
Un peu surpris de tant de complaisance, Rinaldo se mit à l’œuvre.
Après tout, se dit-il, en préparant mon vernis à la cuisine, j’y gagnerai de n’être pas espionné.
Rinaldo se trompait. Dorothée, qui était fort curieuse, avait plus d’une fois, tout en servant ses maîtres à table, entendu parler du secret des Amati, et elle se promit bien de ne pas manquer une si belle occasion de s’en emparer. Elle regardait du coin de l’œil comment procédait Rinaldo, et, tout en ne paraissant s’occuper que de préparer le déjeuner, elle escamota très habilement un des paquets de poudres mélangées que contenait la trousse du jeune luthier.
Attrape, se dit-elle in petto. J’ai la drogue, et quant à la mélanger avec l’huile et la faire chauffer doucement, c’est simple comme bonjour, et infiniment plus aisé que de faire du cotignac. Ce soir, je ferai du vernis de Crémone, et mon patron sera content. Cela t’apprendra, freluquet, à m’avoir pris ma belle armoire !
À peine Rinaldo eut-il fini, et au moment même où il posait la marmite de fer toute brûlante sur l’appui d’une fenêtre ouverte, un pas léger effleura le seuil, une tête blonde parut dans l’embrasure de la porte, et d’une voix joyeuse Rosine s’écria : « Bonjour, Philippe ! »
Elle était en déshabillé blanc, ses cheveux épars, à demi retenus par une fanchon de dentelle noire, et si jolie en ce simple appareil, que Rinaldo en fut ébloui. Il voulut réciter son sonnet, balbutia, rougit, et, finissant par où il aurait dû commencer, salua Rosine et lui demanda si elle avait bien dormi.
« J’ai dormi comme quatre marmottes, dit-elle ; mais ce n’est pas là ce dont il s’agit. Et mon cadeau ?
– Je cours de ce pas le chercher, Mademoiselle. Je ne croyais pas vous voir si matin.
– Non, restez. Le cadeau que je désire. est ici même ; vous êtes un trop galant cavalier pour me le refuser. C’est si peu de chose ! vous l’avez sur vous.
– Je voudrais avoir des diamants à vous offrir, Mademoiselle », fit Rinaldo ; il avait à sa cravate une petite épingle en filigrane que Rosine avait admirée la veille.
« Daigneriez-vous accepter cette épingle de Gênes ? fit-il en la présentant à Rosine.
– Une épingle! fi donc ! cela pique et brouille les amis. Non, je veux autre chose. »
Très intrigué, Rinaldo ne savait quelle contenance tenir. Dorothée riait sous cape.
« Enfin, di-il, que voulez-vous, Mademoiselle ? Je ne puis deviner.
– Je veux savoir ce qu’il y a là dedans, dit Rosine en. désignant le vase où refroidissait le vernis.
– Eh ! c’est le vernis des Amati, Mademoiselle, vous le savez bien.
– Avec quoi est-il fait ?
– Je ne puis le dire.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai promis de ne révéler à personne le secret de sa composition.
– Chansons ! dit Rosine : c’est parce que vous êtes un méchant garçon, un ingrat, un avaricieux ; si vous ne me dites pas ce que je veux savoir, je ne vous reparlerai de ma vie. Je vous donne la journée pour y réfléchir. Ce soir, nous nous reverrons à la Croix-Blanche. On y va manger les restes du festin d’hier en petit comité. J’ai bien regardé votre danseuse et je saurai danser la tarentelle avec vous. À ce soir ! »
Et elle s’enfuit en riant, laissant Rinaldo fort perplexe.
Maître Lupot rentra tout joyeux. La contrebasse, essayée au chœur de Sainte-Croix, avait fait l’admiration des chanoines et des musiciens de la maîtrise. Elle avait des sons d’une puissance incroyable, et ses belles formes, et l’éclat de sa couleur d’or, ravissaient tous les regards.
« Si vous étiez arrivé plus tôt ce matin, Rinaldo, je vous aurais emmené à la cathédrale, et vous auriez vu le triomphe de notre contrebasse. Avez-vous verni le petit violon ?
– Non, Monsieur, Marcellin avait cassé la bouteille au vernis : j’ai dû en refaire, et je viens seulement de finir…
– Vous auriez dû m’attendre, dit maître Lupot, visiblement contrarié. J’aurais voulu voir… Voyons, décidément ne me donnerez-vous pas cette recette ?
– Je ne le puis, Monsieur. Je suis lié par un serment.
– Vous ne vous établiriez pas en France ?
– Oh ! non. J’aime trop mon pays.
– C’est dommage. J’avais pensé… ; mais c’est inutile. Allez vernir le violon, Rinaldo. Vous savez que vous êtes invité au retour de noce, ce soir !
– Je compte bien y aller, Monsieur. »
VIII
Au feu
La petite fête fut encore plus gaie que celle de la veille. On chanta force couplets, on joua aux petits jeux les plus sots et les plus divertissants, et enfin Rosine voulut danser la tarentelle. Ses gaucheries et ses grâces plurent également à la compagnie, et achevèrent de tourner la tête au pauvre Rinaldo. Il avait offert à Rosine un peau bouquet, lié d’un ruban lamé d’or, et se croyait quitte de son « Bonjour, Philippe ! » mais tout en dansant elle lui dit : « Avez-vous réfléchi ? me direz-vous ce que je peux savoir?
– Cruelle ! répliqua Rinaldo, demandez-moi toute autre chose. Celle-là m’est impossible.
– Je la veux, et je l’aurai », dit Rosine.
Et, le quittant brusquement, elle alla s’asseoir, disant qu’elle était lasse.
Maître Lupot en profita pour ordonner aux musiciens de jouer l’air connu : Allez-vous-en, gens de la noce, et la compagnie se sépara.
À peine les invités furent-ils sortis de l’auberge, que la cloche de la maison de ville sonna le tocsin. Chacun, inquiet, courut vers sa demeure, et un sergent du guet, interrogé par un passant, cria : « C’est sur la place du Martroy, chez le luthier ! »
Maître Lupot, ses compagnons et Rinaldo se mirent à courir à toutes jambes, et les porteurs des deux chaises où étaient Firmina et Rosine hâtèrent le pas, tandis que les deux belles criaient et pleuraient comme deux ahuries de Chaillot.
Par bonheur, ce n’était qu’un feu de cheminée, qui fut éteint promptement. Les capucins étaient arrivés au premier signal. Tous les voisins de maître Lupot s’étaient empressés d’accourir au secours de Dorothée, qui poussait des cris affreux en voyant tomber sur le foyer d’énormes paquets de suie enflammée.
Mais comment se faisait-il qu’elle eût du feu à une pareille heure ? Voilà ce que chacun se demandait. On avait beau interroger la vieille sibylle, elle ne répondait que des phrases incohérentes, et semblait avoir perdu l’esprit. Jacquette, qui s’était couchée à huit heures, ne savait rien.
Enfin maître Lupot, remerciant les voisins et les congédiant avec politesse, déclara qu’il était temps de se coucher. Les bons pères capucins avaient disparu sitôt le péril conjuré. Chacun se retira ; Firmina et Rosine, toutes tremblantes, défirent leurs atours avec l’aide de Jacquette ; Dorothée monta dans sa chambre, et elle allait en refermer la porte lorsqu’elle s’entendit appeler. Maître Lupot la suivait ; il entra chez elle, s’assit, et lui fit subir un interrogatoire en règle.
« Que faisiez-vous ce soir, ma bonne ?
– Pardine, je puis bien le dire à vous ; j’essayais de faire du vernis, comme celui que votre maudit Italien a fabriqué ce matin devant moi. C’était pour lui faire pièce, et pour vous rendre service.
– Faire du vernis ? mais qui vous avait donné les choses nécessaires ?
– Pardine, je savais bien où étaient l’huile et l’essence, et j’avais pris un paquet de poudres mélangées dans la pochette de l’Italien.
– Fi ! Dorothée : c’est voler cela.
– Voler ! pour qui me prenez-vous ? Ces drogues avaient été achetées avec votre argent et pour vous. Je vous l’avais entendu dire à madame. Ce que j’ai fait, c’est pour vous obliger ; mais vous n’êtes qu’un ingrat ! Je m’en irai dans mon village, je suis de trop ici…
– Mais non, mais non, ma vieille amie ; ne te désole pas ! Dis-moi seulement comment l’accident est arrivé, je n’en parlerai à personne. Tu as fait une maladresse, avoue-le.
– Non pas : j’ai pris toutes les précautions possibles ; mais une maudite étincelle a volé sur le vernis, qui chauffait doucement. Il a pris feu, la flamme est montée dans la cheminée avec un bruit terrible ; j’ai crié pour réveiller cet imbécile de Marcellin, qui dort comme trois sonneurs ; le veilleur a vu la flamme du haut du clocher, et vous savez le reste. C’est votre faute. Il y a plus de trois ans que vous n’aviez fait ramoner. Vous n’êtes qu’un étourdi, un sans-soin, un homme sans prévoyance. »
Maître Lupot en convint, et, souhaitant le bonsoir à sa vieille bonne, redescendit chez lui.
Le lendemain, il répondit à toutes les questions qu’on lui fit que la Dorothée avait mis le feu en faisant fondre des graisses de cuisine ; mais Rinaldo et les compagnons, qui avaient vu la marmite au vernis sur le foyer, devinèrent bien à quoi s’était occupée la cuisinière de maître Lupot. Rinaldo, d’ailleurs, s’était aperçu qu’un de ses paquets de résine et de gommes mélangées lui avait été soustrait. Il s’imagina que Dorothée avait agi par les ordres de son maître, et, profondément blessé d’un tel procédé, se tint sur la réserve avec maître Lupot.
Il fut tenté de partir son engagement allait finir dans huit jours. Ce n’est pas la peine de me brouiller avec maître Lupot pour si peu, se dit-il. Après tout, il a été très bon pour moi.
Mais la raison déterminante, c’est qu’il pensait à Rosine, et retardait l’instant de lui dire adieu pour toujours. Il était cependant bien sûr de ne point l’aimer. C’est une petite folle, sans cervelle et sans cœur, une coquette, une boutique de vanité… Il n’y penserait plus une fois les portes d’Orléans franchies… C’était chose sûre et positive. Et il restait, tant il est vrai que certaine passion est chose ridicule et bizarre.
IX
Commandes et tentations
Huit jours après, un bel équipage s’arrêta devant la porte du luthier, et une dame en robe de soie verte à fleurs d’or, dont les paniers remplissaient la voiture, et cachaient jusqu’aux épaules deux petites suivantes assises en face de leur maîtresse, une dame coiffée à poudre, et dont le joli visage était gâté par un doigt de rouge et cinq ou six mouches, dit à ses laquais d’appeler maître Lupot afin qu’ils vînt lui parler à la portière de son carrosse. C’était Mme l’intendante d’Orléans, la marquise de Bellavoine, personne toute charmante, riche, généreuse et aux trois quarts folle.
« Çà, dit-elle en répondant aux profonds saluts de maître Lupot par une gracieuse inclination de tête, çà, maître Lupot, il me faut une contrebasse toute pareille à celle de la cathédrale. Je l’ai promise à mon cousin l’archevêque de Tours pour la fête de saint Mania. C’est dans une éternité, le il novembre ; mais ce qui est très pressé, c’est un violon que je veux pour mon fils, un joli violon, de la même couleur que la contrebasse, très léger, très mignon. Mon fils est si jeune ! Il me le faut dans huit jours. Je ne vous fixe pas de prix. Je veux un bijou de violon. Il me faut aussi un alto et une guitare. Le tout bien joli, bien soigné. Mettez-vous vite à l’ouvrage. Quelle heure est-il ?
– Deux heures viennent de sonner, madame la marquise. Deux heures ! juste ciel ! et je dîne à deux heures précises au château de Claire-Fontaine !
– Comtois, dites au cocher de crever mes chevaux s’il le faut. Je veux être exacte ! je le veux absolument. »
Le carrosse partit au grand trot, et à peine eut-il disparu, qu’une voiture moins brillante, mais fort commode, traînée par deux bons chevaux gris pommelé, vint s’arrêter devant le magasin.
Un bon vieil abbé en descendit, et, s’appuyant au bras d’un laquais en livrée brune, entra chez Lupot et s’assit.
« Je voudrais une contrebasse exactement semblable à celle que vous avez faite pour la cathédrale, mon cher monsieur Lupot, dit-il ; c’est pour l’abbaye de Saint-Mesmin. Combien cet instrument vaut-il ? Pourra-t-il être prêt pour l’Assomption ? »
Puis vinrent des amateurs, apportant des violons à revenir. Tous voulaient qu’ils fussent vernis comme la belle contrebasse qui…, etc. Ils semblaient tous s’être donné le mot. Ce vernis éblouissant paraissait avoir centuplé le mérite des instruments de maître Lupot.
Il appela Rinaldo dans son petit atelier, ferma la porte au verrou, et, le faisant asseoir près de lui, le pria, le supplia de lui vendre sa recette. Il étala cinquante louis tout neufs sur la table et les lui offrit. Il lui proposa une association des plus avantageuses, qui ne l’empêcherait pas d’aller tous les ans passer trois mois à Crémone. Enfin, voyant tous ses arguments inutiles, il parla de Rosine. Rinaldo changea de visage, et ses refus parurent moins absolus. Il lui échappa de dire un peut-être… « si ma mère y consentait… »
On entendait le clavecin de Rosine qui chantait, dans la chambre au-dessus, une ariette à la mode alors, et elle en était au couplet :
Pourquoi chercher, sur la rive lointaine,
Berger volage, une autre chaîne ?
Reste avec nous, parmi nos prés en fleur,
Près de Climène est le bonheur.
« Rinaldo, reprit maître Lupot après un silence de quelques instants, vous réfléchirez. Après-demain, je dois donner un dîner aux jeunes mariés. Vous serez des nôtres, n’est-ce pas ?
– Bien volontiers, Monsieur », dit Rinaldo. Il prit congé. C’était l’heure du souper, il s’en alla lentement vers l’auberge de la Croix-Blanche.
Une lettre de Crémone
La Gaillarde l’attendait sur le seuil entourée de sa poussinière d’enfants qui soupaient en plein air avec des tartines de rillettes. Du plus loin qu’ils aperçurent Rinaldo, ils coururent à lui les bras ouverts.
« Ami Dodo, criaient-ils, maman a reçu pour toi une lettre de ton pays. Viens vite. »
Et ils se pendaient à ses mains et à ses habits pour l’embrasser.
Rinaldo, enlevant dans ses bras les deux plus petits, pressa le pas. Jeanneton, tirant la lettre de la poche de son tablier, fit quelques pas à sa rencontre.
« Enfin ! s’écria Rinaldo ; je croyais ma bonne mère malade. Elle m’a laissé si longtemps sans nouvelles ! »
Il décacheta la lettre, s’assura d’un coup d’œil qu’elle était bien tout entière de l’écriture de sa mère, et monta dans sa chambre pour la lire à son aise.
Une demi-heure après, il redescendit, et, en payant le port de sa lettre, dit à l’hôtesse de régler son compte, parce qu’il voulait la payer le lendemain.
« Mais, Monsieur, ce n’est pas la fin du mois qui vous presse?
– Je m’absenterai peut-être après-demain, dit Rinaldo. À quelle heure part le coche de Bourgogne ?
– À cinq heures du matin, Monsieur. Il va le premier jour jusqu’à Gien,. où l’on couche. Faut-il vous retenir une place ?
– J’irai moi-même. Merci. »
Il soupa en dix minutes, et, la soirée étant fort belle, s’en alla se promener au bord de la Loire vis-à-vis de l’île Charlemagne. La lune éclairait si bien, qu’il s’assit pour relire la lettre de sa mère.
« Mon cher fils, lui écrivait Flavia, l’hiver m’a bien vieillie, et je voudrais te revoir. Ton séjour à Orléans a été déjà trop long. Si tu vas encore à Paris, ce sera comme à Orléans, on t’y retiendra. Il y a près d’une année que je suis privée de toi, et je ne me sens pas le courage de t’attendre plus longtemps. Reviens, je t’en prie, avant que les grandes chaleurs rendent le voyage trop pénible. Ne le fais pas à pied. Je viens d’hériter de la petite fortune de ma tante Beppa, et tu pourras te payer le coche sur l’argent que tu comptais me rapporter. Le signor Guarnenius m’a promis de te donner de l’ouvrage, et, l’âge venu, tu pourras t’établir à ton compte et faire honneur au sang des Amati.
« Voici le bon frère Crispino qui vient me voir, et veut ajouter un mot à ma lettre.
« Adieu, cher fils, je t’embrasse et te recommande à la sainte Vierge et à ton ange gardien. Puisse-t-il te protéger et hâter ton retour.
« Ta mère,
« Flavia AMATI, veuve RINALDO. »
De sa grande écriture tremblée, le vieux frère Crispino, quêteur des capucins, avait ajouté ces mots :
« La maman s’ennuie de toi, mon ami Rinaldo. Reviens, sinon elle tombera malade. Je te bénis. Pax. »
Rinaldo referma la lettre, et regarda longtemps les flots paisibles de la belle Loire.
Ils s’en vont à l’Océan, se dit-il, comme nos jours s’écoulent vers l’éternité, et pas une goutte de ces eaux passagères ne retournera vers la source du fleuve. Et moi, je puis revoir la maison paternelle, l’Italie et son ciel si doux, retrouver près de mon berceau la plus constante, la plus pure de toute les affections, et j’hésite ! N’est-ce pas folie ? Après tout, je pourrais aller solliciter le consentement de ma mère, revenir ici avec elle, épouser Rosine…
Mais sa conscience lui disait : Tu n’obtiendras les bonnes grâces de Rosine qu’en trahissant ton secret, et, d’ailleurs, tu le sais bien, Rosine n’est pas l’épouse que ta mère eût choisie pour toi. Prends garde, Rinaldo, le jour qui va se lever décidera de toute ta vie.
« Ô mon Dieu ! murmurait Rinaldo ; donnez-moi un signe, je vous en supplie. »
Une musique lointaine se fit entendre : il leva les yeux et vit une barque illuminée qui remontait la rivière. Elle promenait toute une élégante compagnie rassemblée pour fêter une châtelaine des environs qui s’appelait Léonie. Bien qu’on ne fût qu’au 10 avril, l’air était très doux, cl les passagers et les bateliers chantaient en chœur.
Quand leur chanson fut finie, une guitare préluda, et la petite chanteuse italienne, d’une voix mélodieuse, commença une barcarolle que Rinaldo avait entendue cent fois et chantée lui-même à Crémone.
Et tandis que la barque illuminée passait lentement, il semblait à Rinaldo que c’était l’Oglio qui coulait à ses pieds, le ciel de l’Italie dont il voyait scintiller les étoiles, et la voix de la patrie qui lui disait : Reviens !
Un mal étrange, inconnu jusque-là de ce cœur de vingt ans, l’oppressait, le glaçait. C’était le mal du pays. Tout le reste s’effaçait devant cette souffrance, et Rinaldo n’hésita plus.
X
Après le départ
Le lendemain, un peu avant midi, maître Lupot, qui avait été de fort mauvaise humeur toute la matinée, appela Marcellin et lui commanda d’aller à l’auberge de la Croix-Blanche voir pourquoi Rinaldo n’était pas venu à l’atelier.
« Ne fais qu’aller et venir, dit-il ; si tu t’amuses en route, tu auras affaire à moi. »
Marcellin partit en courant, et revint une demi-heure après.
« L’hôtesse de la Croix-Blanche a une lettre pleine d’argent pour vous, Monsieur, dit-il ; mais elle ne veut vous la remettre que ce soir, d’après la recommandation de Rinaldo.
– Peste soit de la pécore ! Je vais y aller. »
Maître Lupot se rendit à l’auberge, et eut le déplaisir de ne pas trouver dame Jeanneton. Se doutant qu’il viendrait, et voulant tenir parole à Rinaldo, la Gaillarde était allée voir sa mère à la campagne.
« Et Rinaldo ? demanda Lupot à l’hôte.
– Rinaldo ? il a réglé son compte, et il est parti si matin, que les enfants dormaient encore. Le bon garçon ! Croiriez-vous, monsieur Lupot, qu’il a demandé à ma femme la permission de les embrasser avant de partir. Il avait la larme à l’œil, et la petite Babonnette s’est éveillée, s’est pendue à son cou, et a crié comme une merlusine pour qu’il ne s’en aille pas ! Ma femme en pleurait. Vrai, c’était un charmant jeune homme, honnête, rangé, complaisant… »
Maître Lupot, impatienté, tourna le dos à Gaillard et revint chez lui. Il y trouva Rosine tout en larmes. Marcellin avait jasé ; Firmina était furieuse, et Dorothée disait pis que pendre du fugitif.
« Partir avant la fin de son engagement, disait-elle, n’est-ce pas agir en vrai coquin ? Et dire qu’il a fait mettre cri pièces une si belle armoire, une armoire qui n’avait pas sa pareille à Orléans ! »
La journée se passa tristement. Enfin, vers le soir, l’hôtesse de la Croix-Blanche arriva et remit à maître Lu Dot une lettre contenant trois louis, une recette écrite, et quelques lignes d’un français assez baroque, mais intelligible.
Rinaldo remerciait maître Lupot de ses bontés, envoyait ces trois louis de dédit convenu, et s’excusait de partir si brusquement, rappelé qu’il était par le désir de sa mère. Il offrait à maître Lupot la recette d’un vernis gras, en usage chez Guarnerius et Stradivarius, presque aussi beau que celui des Amati, et qui dédommagerait certainement maître Lupot du déplaisir que Rinaldo était forcé de lui causer. Il lui recommandait de ne pas confier à Dorothée le soin de fabriquer ce vernis, et terminait en souhaitant toutes sortes de prospérités à maître Lupot et à sa famille.
Maître Lupot, quoique fort en colère, ne trouva rien à redire à cette lettre. Il n’avait cherché que son intérêt en accueillant Rinaldo, et d’ailleurs il n’était pas sans remords à l’endroit de Rosine.
Il interrogea Firmina.
« A-t-elle vraiment du chagrin ? dit-il. Aurait-elle voulu épouser ce Rinaldo ? »
– Qui sait ? dit Firmina. Elle est si capricieuse ! Mais, entre nous, je crois que je connais le moyen de la consoler. Nous en reparlerons. »
Rosine avait la migraine et s’était mise sur son lit. Maître Lupot, en homme accoutumé à voir le côté pratique des questions, s’en alla de ce pas acheter les drogues mentionnées sur le petit papier de Rinaldo. Il les pila lui-même, les dosa méthodiquement, et, dès le lendemain matin, fit un vernis qui lui parut fort bon.
Dorothée, pendant ce temps, se ruait en cuisine pour festiner les nouveaux mariés. Les garçons pâtissiers arrivaient, chargés de friandises ; Firmina était habillée, et Rosine boudait encore en robe de chambre. Le coiffeur survint. Quand il eut fini de poudrer et de friser maître Lupot et Firmina, il alla frapper à la porte de Rosine. Elle lui dit de s’en aller, qu’elle ne se coifferait pas ce jour-là, ne voulant pas paraître au dîner. Très étonné, M. Catogan tira sa révérence et redescendit. Firmina l’arrêta au passage. « Attendez un instant, dit-elle, et chauffez vos fers à friser. Je vais parler à ma belle-sœur. Venez avec moi, monsieur Lupot, nous allons remettre Rosine en belle humeur. Je ne vous demande que de dire comme moi.
– Pauvre petite sœur ! dit Lupot : j’ai agi bien imprudemment. Qui sait le mal que je lui ai fait !
– Rosine, dit Firmina en entrant, sais-tu la nouvelle ? Ton frère a ce qu’il voulait, ou à peu près, et il t’achètera une robe de soie rose. La veux-tu en taffetas ou en gros de Tours ? »
Rosine, qui était à demi couchée sur une bergère, en bonnet de nuit et un mouchoir à la main, se leva toute droite, rougit et s’écria :
« Vrai ? Eh bien ! c’est en lampas que je la voudrais. C’est un peu plus cher, mais c’est beaucoup plus joli. Merci, mon bon frère ! »
Elle l’embrassa si vivement qu’un nuage de poudre jaillit des ailes de pigeon de maître Lupot.
« Bon, dit-il, moitié riant, moitié vexé, me voilà tout décoiffé. Il faut rappeler Catogan.
– Monsieur Catogan, monsieur Catogan ! cria Firmifla en sortant sur le palier, montez ici, on a besoin de vous ! »
Catogan monta l’escalier quatre à quatre, refit les ailes de pigeon du frère et coiffa la sœur à la dernière mode, c’est-à-dire au cerf-volant. Les convives arrivèrent, on dîna gaiement, et maître Lupot retrouva si bien sa belle humeur, qu’il fit un Philippe au dessert avec sa femme, et, le lendemain, lui donna une belle robe de lampas toute pareille à celle qu’il acheta pour Rosine.
Épilogue
Et tandis qu’à Orléans l’on se consolait ainsi du départ de Rinaldo, Rinaldo cheminait vers son pays, tantôt lentement caboté par le coche, tantôt prenant les devants et montant les côtes de son pied léger. Du haut de la première colline qu’il eut à franchir, il vit à l’horizon les tours jumelles de Sainte-Croix dominant les nombreux clochers et les remparts d’Orléans. Il allait soupirer, mais une brise du nord-ouest soufflait, chassant vers l’Italie des nuages dorés par le soleil levant. Bien haut, dans l’air frais et embaumé d’effluves printaniers, chantaient les alouettes. Rinaldo se mit à chanter aussi et ne regarda plus en arrière.
Il arriva sans encombre à la première couchée, puis aux autres, s’embarqua sur la Saône à Chalon, revit Lyon, franchit les Alpes, et, de fil en aiguille et d’étape en étape, rentra joyeux au logis maternel, rapportant intact le secret des Amati, et ne gardant au fond du cœur qu’un chagrin si mignon, qu’il s’effaça et disparut avant la fin de la saison des roses.
L’ermite de Franchard
Cécile Joséphine Julie Lavergne (1823-1886)
Sedebit solitarius et tacebit.
À mon fils Joseph Lavergne.
Vers la fin de l’été de 1658, la Reine Anne d’Autriche, Louis XIV et Monsieur frère du Roi, vinrent s’installer au château de Fontainebleau, et Mademoiselle de Montpensier, au retour des eaux de Forges où elle avait accoutumé de se rendre chaque année, ne tarda pas à rejoindre la famille royale. Le cardinal Mazarin, dont la ganté ne s’accommodait guère de l’air de Fontainebleau, était resté à Vincennes, et s’occupait des affaires de l’État. Quant au Roi, alors âgé de vingt ans, il ne songeait qu’à se divertir, à chasser et à danser avec les nièces du cardinal, les filles d’honneur de la Reine, et les jeunes seigneurs les plus gais du royaume.
Mademoiselle, bien qu’elle eût dépassé de six ans l’âge où les filles à marier mettent une première épingle au bonnet de sainte Catherine, était encore de belle humeur, et prenait part à tous les plaisirs. Tout en raillant Monsieur de son goût excessif pour la parure, elle prenait grand soin elle-même d’être fort bien ajustée, et ornait les assemblées de sa bonne mine et de l’éclat de sa blonde chevelure. La cour était brillante, le château retentissait du bruit des fêtes, et de joyeuses cavalcades, des chasses fréquentes animaient la forêt et réveillaient ses échos, par d’harmonieuses fanfares.
Quant au meurtre qui, moins d’une année auparavant, avait ensanglanté la galerie des Cerfs, personne n’en parlait plus. Le soir, il est vrai, quelques valets poltrons évitaient d’entrer dans cette galerie, disant qu’on y entendait des bruits de l’autre monde et qu’un fantôme s’y montrait à la tombée de la nuit, mais, en revanche, belles darnes et cavaliers y passaient en riant et en causant, et le tapis moelleux qui cachait les taches du parquet et amortissait le bruit des pas, semblait aussi voiler les tragiques souvenirs et imposer silence à l’écho du passé.
Un soir, au souper de la Reine, Monsieur se vanta étourdiment de connaître toutes les routes et d’avoir parcouru tous les détours de la forêt de Fontainebleau.
– Je crois que Son Altesse Royale se trompe, dit Marie Mancini : la forêt est bien grande, et j’ai entendu parler hier à M. de Vatry d’un endroit si sauvage, si affreux que l’on n’y chasse jamais, mais où il y a une chapelle où les bonnes gens de Fontainebleau vont en pèlerinage une fois l’an.
– Comment s’appelle cet endroit ? dit Monsieur.
– Ah ! je ne m’en souviens plus, reprit Mademoiselle de Mancini.
– C’est l’ermitage de Franchard, dit Madame de Motteville. Il est situé près des ruines d’une vieille abbaye, et on y voit une roche qui pleure.
– Une roche qui pleure ! s’écria le jeune prince : il nous faut aller voir cela. Si la Reine le permet, Mesdames, j’offrirai au Roi et à vous toutes une collation demain soir, à Franchard.
– Je ne sais, mon fils, dit Anne d’Autriche, si ce ne serait point fort imprudent. L’endroit est sauvage et il doit s’y trouver des vipères. Qu’en pensez-vous, Motteville ?
– Il n’y en a point, Madame, dit madame de Motteville : j’y suis allé plusieurs fois avec mademoiselle de Mons, et d’autres personnes encore moins braves que moi, et je puis assurer à votre Majesté que de temps immémorial ou n’a pas vu de serpents à Franchard. Les prières des bons religieux qui habitaient là autrefois ont délivré leur petit domaine de ces hôtes dangereux, et l’on ne court fortune d’être piqué à Franchard que si l’on va troubler dans leur ménage les abeilles de l’ermite.
– Sur votre parole, Motteville, dit la Reine, je permettrai la collation, mais je n’irai point, Mademoiselle me remplacera pour guider et commander l’escadron des Dames et Demoiselles. Je suppose que Madame la Comtesse de Soissons fera comme moi, et restera au château ?
– Avec la permission de votre Majesté, s’il y a moyen d’aller à Franchard en calèche, dit Olympe Mancini, je m’y ferai conduire, car j’ai le plus grand désir du monde de voir l’ermite.
– En l’état où vous êtes, Madame, dit Anne d’Autriche en souriant, il se faut passer toutes ses fantaisies ; mais j’entends les violons qui préludent. Passons dans la galerie.
Et la Reine, se levant de table, dit ses grâces, lava ses belles mains, et conduite par Louis XIV, entra dans la galerie de Henri II, où le jeune Roi ouvrit bientôt le bal avec Mademoiselle, et dansa jusqu’à minuit.
Le lendemain matin, l’ermite de Franchard, sans se douter le moins du monde des visites royales qui devaient ce jour-là troubler la tranquillité de son ermitage, s’était levé dès l’aurore et avait été entendre la messe à l’église d’Arbonne. Il visita ensuite deux ou trois malades du village, leur donna des plantes médicinales de son jardin, et de petites fioles d’un sirop qu’il fabriquait lui-même fort habilement avec des bourgeons de sapins et du miel de ses ruches, et ayant pris congé d’eux en leur promettant une prompte guérison, il reprit le chemin de Franchard.
Les bonnes gens lui avaient offert à déjeuner, mais l’ermite les remerciant, comme d’habitude, leur fit voir qu’il avait ses petites provisions dans la poche de sa robe.
Arrivé en forêt, il s’assit près d’une source, appela les oiseaux, et se mit à couper son pain et ses poires. Dociles à sa voix, des oiseaux de toute sorte vinrent l’entourer, et becqueter le pain qu’il leur jetait, jusque sur les plis de sa robe de bure. L’ermite, se voyant seul avec cette compagnie ailée, rejeta en arrière son capuchon, qu’il portait habituellement fort rabaissé.
L’ermite de Franchard ne paraissait pas âgé de plus de trente-cinq à quarante ans. Sa barbe et ses cheveux étaient fort noirs, et son visage basané, pensif et calme, régulièrement beau.
Il avait presque fini son frugal repas, lorsqu’une voix d’homme, qui chantait un refrain bachique, se fit entendre à peu de distance. Les oiseaux s’envolèrent, l’ermite remit son capuchon, et un garde forestier accompagné de deux grands chiens qui fouillaient le bois, parut sur le chemin. En apercevant l’ermite, il s’écria :
– Hé bonjour, frère Sylvain ! vous voilà bien tranquille et au frais, tandis que l’on vous réclame à Franchard.
– J’arrive d’Arbonne, dit le frère, qu’y a-t-il donc, Hubert ?
– Ce qu’il y a ? hé vraiment, toute une dinanderie de vaisselle, des provisions, des mulets chargés, des tapissiers, des cuisiniers et des marmitons. On vous appelle à cor et cris pour avoir la clef de votre jardin, où l’on veut dresser une tente, une table, je ne sais quoi. Enfin le Roi doit souper à Franchard, et dès la pointe du jour les préparatifs ont commencé. Allez vite veiller à ce qu’on ne ravage pas votre domaine.
L’ermite avait pâli, et paraissait fort contrarié.
– Je suis bien tenté de ne rentrer que ce soir, dit-il, voici ma clef, Hubert ; voudriez-vous aller veiller à ma place sur mes pauvres ruches ?
– Non point, mon frère, personne ne m’écouterait. il n’y a qu’un prêtre ou un ermite qui puisse en imposer à cette valetaille. La Reine a bien donné l’ordre qu’on ne touche à rien sans votre permission, mais si vous n’êtes pas là, ils se lasseront d’attendre, et escaladeront vos clôtures. Allez-y, et le plus vite possible, croyez-moi.
– Hélas, dit l’ermite, quel besoin ont ces grands de la terre de venir troubler ma chère solitude ? Allons ! puisqu’il le faut. Je vous remercie, Hubert.
Et il prit à grand pas le chemin de Franchard.
Avant d’y arriver, il entendit le bruit que faisaient les valets et les officiers de bouche. Ils avaient déjà installé des fourneaux dans les ruines de l’Abbaye, et déballaient tout ce qui était nécessaire pour dresser une table de trente couverts, une tente élégante qui devait abriter les convives, et une autre, plus simple, destinée aux musiciens du Roi. La prairie qui entourait les ruines était si mal nivelée, si encombrée de gros quartiers de roche, que le maître d’hôtel et le tapissier du Roi avaient décidé qu’on mettrait la table dans le jardin de l’ermite. Or, ce jardin, protégé contre les incursions des cerfs et des sangliers par une petite muraille de pierres sèches doublée d’un treillis d’échalas haut de six pieds, était fermé d’une porte solide, et des exprès avaient été envoyés dans toutes les directions pour ramener l’ermite et le prier d’ouvrir son jardin. Dès qu’il parut, le maître d’hôtel et dix autres personnages affairés coururent à sa rencontre en réclamant sa clef. – Frère Sylvain leur ouvrit son petit enclos, les avertit de ne pas toucher aux ruches situées heureusement à l’extrémité opposée à l’entrée du jardin, et, jetant un triste regard sur les planches de légumes, d’herbes et de fleurs que l’on allait nécessairement fouler aux pieds, il se retira dans sa cellule. Mais à peine en eut-il fermé la porte qu’un valet vint y frapper.
– Que voulez-vous ? dit frère Sylvain.
– Il n’y a pas assez de sièges, dit le valet, en avez-vous ?
– J’ai deux escabeaux, pas davantage, les voici.
– Oh ! si vous n’avez que ceux-là, gardez-les. On ira en chercher à Fontainebleau.
Un instant après, un autre messager vint frapper :
– Mon frère, où faut-il puiser de l’eau ?
– Il n’y a d’autre source à Franchard que la Roche, qui pleure, là-bas, près de ce grand chêne.
– Mais, il n’en sort qu’une goutte toutes les cinq minutes, mon frère. Vous devez connaître une fontaine, dans les environs.
– Il n’y en a pas, je vous assure, à moins de prendre de l’eau dans les mares.
– Ce sera bon pour la vaisselle, mais le Roi trempe toujours son vin, les dames n’en boivent pas, et il nous faut de l’eau de source.
– Hé bien, allez au château, reprit frère Sylvain, mais de grâce laissez-moi en repos. Je ne suis pas un Moïse pour faire jaillir une source dans ce désert.
– Mais, reprit l’obstiné valet, que buvez-vous donc ?
– L’eau de la Roche qui pleure, dit l’ermite, et celle que je recueille dans ma petite citerne. Pour le moment elle est à sec. Il y a si longtemps qu’il n’a plu !
– Croyez-vous qu’il pleuve bientôt ?
– Oui, très probablement la nuit prochaine, il y aura de l’orage.
– Bon, ce sera pour compléter nos ennuis ! dit le valet. Conçoit-on pareille fantaisie ? vouloir souper dans un pareil désert, un pays affreux, où il faut tout apporter, tandis qu’au château… Enfin, ces princes ne .savent qu’imaginer pour ennuyer leurs gens.
Il s’en alla en grommelant. Sur son rapport, le maître d’hôtel lui commanda de monter à cheval et d’aller requérir à Fontainebleau un tonnelet d’eau de source et plusieurs barils de glace. Et le messager partit d’autant plus vexé que ses compagnons préparaient leur dîner en faisant rôtir en plein air un mouton tout entier.
L’ermite s’était mis à lire dans la Fleur des Saints la vie de saint Fiacre : c’était le saint du jour, et sa vie d’ermite jardinier offrait de telles analogies avec celle du frère Sylvain, qu’il la lisait chaque année avec un nouveau plaisir, mais, cette fois, le bruit qui se faisait dans son jardin l’inquiétait et lui occasionnait bien des distractions. Il entendait les coups de maillet donnés sur les piquets de la tente, et les ordres, les contr’ordres, le bavardage et les discussions des ouvriers et des valets.
– Hélas, se disait-il, ils vont faire de mon pauvre jardin une jachère.
– Pourvu qu’ils ne cueillent pas mes pommes et mes poires, ou, du moins, qu’ils ne brisent pas les branches !
Il sortit pour y aller voir. Un vieux domestique à moustache grise, ancien soldat, se promenait le long des plates-bandes.
– Rassurez-vous, mon frère, lui dit-il : la Reine, à qui madame de Motteville a beaucoup parlé de vous, m’a donné ordre de veiller à ce qu’on ne vous fasse aucun tort. Je ne puis empêcher que l’on marche sur l’oseille, mais si un de ces galopins touchait à vos fruits, je lui couperais les oreilles, vrai comme j’ai perdu un oeil à Rocroy.
L’ermite le remercia et rentra dans son étroite demeure, se promettant de s’y tenir caché jusqu’à la nuit.
La journée fut très chaude, et la brillante cavalcade qui escortait le Roi ne sortit des jardins de Fontainebleau que vers trois heures. Olympe Mancini, comtesse de Soissons, s’était mollement couchée dans une calèche basse ; toutes les autres dames, vêtues de pourpoints brodés et de longues jupes de drap de soie de couleur éclatante, coiffées de chapeaux à plumes assorties, chevauchaient avec Louis XIV. Il eût été difficile de voir plus jolie troupe. Le Roi et Monsieur, très beaux tous deux, effaçaient non seulement les jeunes seigneurs qui les suivaient, mais encore l’éclat des visages féminins. Il est vrai que Marie Mancini était fort brune, ses soeurs Hortense et Marianne, encore des enfants, madame la comtesse de Soissons un peu souffrante, Mademoiselle sur le déclin, et mesdames et mesdemoiselles de Créqui, de Vivonne, de Fouilloux, etc., plutôt agréables que belles. Mais une jeune dame nouvellement arrivée à la cour, et que Mademoiselle avait amenée, attirait les regards, d’abord par son costume gris et noir et son bandeau de veuve, puis par une beauté blonde des plus gracieuses. L’écuyer de Mademoiselle, Gaston de Neverly, s’occupait beaucoup de rendre des soins à cette belle, et personne n’y trouvait à redire, attendu qu’il était à marier, elle veuve, et de plus, qu’ils étaient cousins.
En arrivant sur le plateau de Franchard toute cette belle compagnie s’exclama sur la vue admirable qu’on découvrait de là. Les dames mirent pied à terre et allèrent se reposer dans le jardin de l’ermite. Un goûter composé de gâteaux, de fruits à la glace, et de chocolat d’Espagne leur fut servi, et le Roi et Mademoiselle donnèrent l’exemple d’un appétit tout bourbonien. Pendant le goûter, les vingt-quatre violons du Roi jouèrent les plus agréables concertos, et lorsque Louis XIV se leva de table, Marie Mancini proposa de danser.
– Danser ici ! s’écria Mademoiselle. Oh non, c’est trop près de la chapelle ; cela scandaliserait l’ermite. Allons plutôt nous promener sous bois : allons voir la Roche qui pleure.
– Ma cousine parle d’or, dit le Roi : pourrez-vous marcher, madame ? ajouta-t-il en s’adressant à la comtesse de Soissons.
– Certainement, Sire, l’exercice à pied m’est fort bon. Mais où est donc l’ermite ?
– Nous le ferons appeler plus tard, dit le Roi : Allons voir cette roche à coeur tendre, cette roche qui pleure.
Ils y allèrent, puis madame la comtesse de Soissons eut fantaisie de se promener dans la gorge de Franchard, parmi les roches éboulées et les ravins fleuris d’ajoncs et de bruyère. Ses soeurs, Louis XIV et plusieurs autres personnes la suivirent et la dépassèrent bientôt dans cette course aventureuse, mais Monsieur, Mademoiselle, le comte de Neverly, madame de Chazelles, mademoiselle de Vandy et la petite demoiselle de Fouilloux, préférèrent rentrer dans le jardin de l’ermite, et firent porter des pliants sous une tonnelle couverte de vigne, d’où l’on découvrait toute la gorge de Franchard, et au delà, un grand horizon boisé. Là, tout en agitant de grands éventails pour chasser les moustiques féroces si communs dans la forêt de Fontainebleau, les dames s’amusèrent à regarder paraître et disparaître parmi les rochers de Franchard les élégants personnages de la suite du Roi. C’était, parmi eux, à qui monterait le plus haut et le plus vite. Les dames rivalisaient d’intrépidité avec les gentilshommes.
– Mais je crois que la comtesse de Soissons devient folle, s’écria Mademoiselle. N’est-ce pas elle que je vois là-bas, debout sur ce rocher pointu, et agitant une branche d’arbre ?
– Non, c’est Mademoiselle Hortense, dit M. Gaston de Neverly, je reconnais sa jupe couleur de rose. Mademoiselle Marie est un peu au-dessous d’elle.
– Mon frère n’en est pas loin, alors, dit Monsieur, je le gagerais.
– Fi, mon cousin ! dit Mademoiselle : vous devenez mauvaise langue.
– Vous n’auriez pas bonne grâce à me gronder, ma cousine. Pas plus tard qu’hier soir je vous ai entendue dire à madame de Chazelles ici présente : Que cette petite Mancini est donc insupportable de parler à l’oreille du Roi comme elle le fait ! Si j’étais à la place de la Reine, je sais bien ce qu’il lui en coûterait. Est-ce vrai, madame de Chazelles ?
– Je ne me souviens pas bien, dit la jeune dame en rougissant.
– Mentez, mentez, madame, s’écria le jeune prince, cela vous va si bien de rougir ! vrai, si vous ôtiez ce vilain bandeau, vous auriez l’air d’avoir quinze ans. Que vous êtes charmante, et que je suis content de vous avoir fait mentir !
Toute la compagnie riait, et madame de Chazelles prit le parti de rire comme les autres.
– Monsieur a très grand tort de se réjouir parce que vous avez commis un péché, madame, dit Mademoiselle, mais quant au bandeau, je suis de son avis. Pourquoi le portez-vous encore ? votre deuil est fini, archi-fini, et on sait bien que vous n’êtes pas précisément au désespoir d’être veuve ?
– Sans compter, murmura Mademoiselle de Fouilloux, que je connais quelqu’un qui ne laissera pas durer trop longtemps ce veuvage.
– Que dites-vous là, Fouilloux ? s’écria la princesse : une sottise, bien sûr ; je la devine. Vous dites que madame de Chazelles se remariera. Point du tout : je compte, au contraire, qu’elle viendra habiter avec mademoiselle de Vandy, monsieur de Neverly et moi, sans compter bien d’autres personnes de mérite, l’ermitage où je veux me retirer.
– Votre Altesse Royale veut se faire ermite, et moi aussi ! s’écria Gaston de Neverly. Ah ! je le veux bien, mais d’honneur, en voici la première nouvelle.
– Que vous êtes étourdi, monsieur ! Comment, vous avez oublié cette soirée que nous passâmes au Luxembourg, l’hiver dernier, en revenant de la foire Saint-Germain, et les beaux projets que nous fîmes avec mademoiselle de Vandy, Préfontaine et Segrais ?
– Je crois en effet me rappeler quelque chose… dit Neverly en ayant l’air de réfléchir : Oui, c’est cela. Il était question d’habiter la campagne toute l’année, de se promener, de faire de la musique, des vers, des peintures, des tapisseries, de danser, aussi, je crois, sans compter la chasse, le jeu, la comédie et toute espèce de divertissements honnêtes. Mais il y avait quelque chose de défendu, sous peine d’exil éternel, quelque chose… ma foi, j’ai oublié quoi.
– Votre mémoire est courte, monsieur, puisque vous oubliez justement l’essentiel. Hé ! bien, je voulais que dans le séjour où je projette de réunir mes amis et de passer avec eux toute ma vie, je voulais qu’il ne fût jamais question ni de galanterie, ni de mariage, et que l’on vécût comme vivent des frères et des soeurs, dans le paisible et honnête commerce de l’amitié la plus pure.
– Dans quel pays sera établie cette sublime communauté ? demanda Neverly de l’air le plus sérieux qu’il put prendre.
– Mais… à Saint-Fargeau peut-être, au château d’Eu, ou à Champigny ; peu importe. L’essentiel, c’est la règle. Qu’en dites-vous, mon cousin ?
– Hélas, ma cousine, la règle est admirable, mais si vous remplissez le noviciat, je m’étonnerai, et si quelqu’un fait profession, je l’irai dire à Rome.
Mademoiselle, piquée, allait répondre, lorsque mademoiselle de Vandy, pour faire diversion, s’écria :
– Je viens de voir l’ermite fermer ses volets. Pourquoi donc cet incivil personnage ne vient-il pas saluer Mademoiselle ?
– C’est ce que je vais aller lui demander, si Son Altesse Royale le veut bien, dit Neverly.
– J’y veux aller moi-même, dit la princesse, qui ne pouvait rester tranquille une heure de suite. Je le consulterai sur mes projets d’ermitage.
Elle se leva, Neverly lui présenta la main, et marchant d’un pas délibéré, la princesse alla frapper à la porte de l’ermite.
– Ouvrez ! dit Neverly, ouvrez à Son Altesse Royale, Mademoiselle de Montpensier.
L’ermite ouvrit, et s’effaçant pour laisser entrer ses hôtes, referma ensuite la porte derrière eux, présenta un siège à la princesse, et se tint debout et incliné devant elle, en silence.
Les volets étaient presque fermés, et ce ne fut qu’au bout d’un instant que les yeux de la princesse, s’accoutumant à l’obscurité, distinguèrent les détails de l’ameublement de la cellule.
Elle ne contenait qu’un grabat fort étroit, une table de chêne brut, un bahut, deux escabeaux et un crucifix. Sur le rebord de la cheminée à hotte, était posée entre deux bouquets blancs une petite statuette de la Vierge, et un livre ouvert sur la table, quelques papiers et une écritoire de plomb, témoignaient des goûts studieux de l’ermite. Aux solives du plafond étaient suspendues des guirlandes de plantes séchées, et l’air de la cellule, imprégné de leur parfum, était frais et agréable à respirer.
– Je n’ai pas voulu visiter la chapelle sans vous, mon frère, dit la princesse, et, lasse d’attendre qu’il vous plût de vous montrer, je suis venue vous chercher. Pourquoi donc vous cachez-vous ainsi ? Savez-vous que c’est peu gracieux ?
– Je prie Mademoiselle de me pardonner, dit l’ermite très bas; j’ai dit adieu au monde, j’ai choisi la vie cachée, et je suis devenu presque muet à force d’avoir gardé le silence.
Au son de la voix de l’ermite, Neverly avait tressailli. Il fit un pas en avant, et tâcha d’apercevoir le visage de frère Sylvain. Mais l’ermite avait rabattu son capuchon et se tenait dans l’ombre.
– Il y a donc bien longtemps que vous êtes ici, mon frère.
– Il y a sept ans, princesse.
– Sept ans seulement ? Mais, à Fontainebleau, j’ai entendu parler de l’ermite de Franchard dans ma petite enfance.
– L’ermite qui m’a précédé ici, Mademoiselle, est mort il y a six ans, presque centenaire. J’avais passé une année avec lui. Depuis sa mort, j’ai vécu seul.
– Et le temps ne vous dure pas ?
– Non, Mademoiselle.
– C’est étrange. Voulez-vous me conduire à la chapelle ?
– Je n’ai qu’une porte à ouvrir pour cela, dit l’ermite.
Il s’avança vers le fond de la cellule, et la porte qu’il ouvrit laissa entrer un rayon de soleil qui illumina la chambre.
La chapelle était petite, fort simple, mais tenue avec soin. À droite de l’autel, et devant une statue de Notre-Dame des Bois, brûlait une lampe d’argent.
La princesse s’agenouilla, ses deux compagnons l’imitèrent, puis, après une courte oraison, l’ermite ayant ouvert la porte de l’extérieur, se tint près du seuil, comme s’il attendait le départ de la princesse.
Mademoiselle sortit, un peu déconcertée par le mutisme de l’ermite, et Neverly, en passant devant lui, s’approcha de son oreille, et murmura ces mots :
– Ou tu es Henri d’Aiguebelle, ou tu es son ombre !
L’ermite se détourna vivement, et rentra dans sa cellule sans répondre un seul mot.
Un page du Roi venait d’entrer dans le jardin de l’ermite, porteur d’un message verbal de Sa Majesté. Louis XIV ordonnait aux violons d’aller le retrouver au bas de la gorge de Franchard et il priait Monsieur et Mademoiselle de venir l’y rejoindre. Le soleil allait bientôt se coucher, et la princesse qui craignait fort d’être surprise par la nuit, hésita et fit mine de refuser l’invitation du Roi, mais Monsieur lui assura qu’il voyait fort bien l’endroit où était son frère, et qu’on y arriverait en dix minutes.
Le chemin n’était pas long, en effet, mais si accidenté que mademoiselle de Vandy tomba trois fois, Monsieur quatre, et que Mademoiselle en eût fait autant, sans l’appui du bras de Neverly. Enfin, on arriva près du jeune Roi. Les violons jouaient un passe-pied, et toute la jeunesse dansait sur le gazon, dans un petit cirque naturel formé par des rochers, vraie salle de danse construite à l’usage des fées. Les dames avaient ôté leurs chapeaux à plumes, et mis des fleurs et des papillons dans leurs cheveux. Ces jolis oeillets pourprés que la forêt de Fontainebleau produit en abondance, ressortaient à merveille dans les boucles brunes de Mlles Mancini, et les blondes s’étaient couronnées de marguerites et de campanules azurées. Chaque cavalier portait à la boutonnière de son pourpoint un bouquet de fleurs semblables à celles de la belle qu’il conduisait, et les derniers rayons du soleil teintaient d’un or rosé les arbres, les rochers, les musiciens et les danseurs. Les nouveaux arrivés se mêlèrent à la danse, mais ce ne fut que pour quelques instants. Le soleil disparut sous un nuage, le crépuscule tomba rapidement, et il fallut remonter à l’ermitage par un sentier de chèvres, où l’on faisait presque autant de glissades que de pas.
Lorsqu’on y arriva, la nuit était close, mais la tente illuminée attendait les convives et un souper splendide répara leurs forces et ranima leur gaîté.
– Est-il vrai, ma cousine, demanda le roi à Mademoiselle, est-il vrai que vous avez vu l’ermite ?
– Oui, sire, et je puis vous assurer que c’est un ermite bien peu sociable, et qui ne dit presque rien. Il reste la tête couverte d’un vilain capuchon ; on ne voit de son visage qu’une barbe effroyable ; c’est un ours, et un ours mal léché.
– En ce cas, dit Olympe Mancini, je ne le veux point voir.
– Pourtant, dit le Roi, je serais fâché d’être venu ici sans lui faire quelque présent. Il doit être fort pauvre, cet ermite. M. de Nerverly, allez le trouver, je vous prie, demandez-lui ce dont il a besoin pour lui ou pour sa chapelle, je le lui enverrai demain.
Neverly s’empressa d’obéir au Roi, et, sortant de la tente, traversa le jardin ; une faible lumière éclairait la cellule de l’ermite, et filtrait entre les volets presque fermés. Neverly se haussant sur la pointe des pieds, appliqua son oeil à cette ouverture, et regarda dans la cellule. L’ermite lisait à la lueur d’une petite lampe, et son capuchon, rejeté en arrière, laissait voir son visage.
– C’est lui, se dit Neverly : je n’en puis plus douter.
Il alla frapper à la porte. L’ermite éteignit sa lampe, vint ouvrir, et se tint sur le seuil sans prier M. de Neverly d’entrer.
Celui-ci fit la commission du Roi.
– Dites à Sa Majesté que je lui rends mille grâces : je n’ai besoin de rien, et la chapelle est pourvue de tout le nécessaire.
– Mais, mon frère, le Roi sera mécontent de vous si vous ne répondez à ses bontés que par un refus tout sec. Votre jardin a été gâté ; il est juste que vous en soyez dédommagé.
– Hé bien, monsieur, priez Sa Majesté de faire murer les portes de la vieille abbaye, afin qu’elle ne soit plus hantée par les vagabonds et les braconniers.
– Je le dirai, mon frère, mais de grâce, ne faites, pas plus longtemps semblant de ne pas me connaître. Vous êtes Henri d’Aiguebelle, mon ami, mon compagnon d’autrefois !
Mais frère Sylvain avait déjà refermé la porte, et Neverly, approchant sa bouche du trou de la serrure, lui dit :
– Je reviendrai, frère Sylvain, et bon gré mal gré, je saurai tout demain.
Lorsque Neverly reprit sa place à table, le Roi ne songeait déjà plus à l’ermite. Il parlait de musique, et discutait avec la comtesse de Soissons sur la beauté d’un air que Lulli avait composé depuis peu sur des paroles de Racan.
– Je n’ai entendu cet air qu’une fois, disait le Roi, mais il m’a paru languissant et plus triste qu’il ne conviendrait aux paroles. Je crois, madame, que vous le jugez trop favorablement. Baptiste, cette fois, est resté au-dessous de lui-même.
– De quel air est-il question ? demanda Neverly à Mme de Chazelles.
– De celui que je vous chantai le mois dernier à Paris, monsieur.
– Sire, s’écria Neverly, permettez-moi de plaider pour Lulli. Ne le condamnez pas avant d’avoir entendu cet air chanté par Mme de Chazelles, et permettez-moi de l’accompagner.
Tirant alors de sa poche un petit luth, merveilleux instrument qu’il avait rapporté d’Italie, le jeune gentilhomme l’accorda prestement, et, sur la demande du Roi, la jeune veuve chanta d’une belle voix de contralto :
Ô bienheureux celui qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais les vains pensers de gloire,
Dont l’inutile soin traverse nos plaisirs,
Et qui loin retiré de la foule importune
Vivant dans sa maison content de sa fortune,
A, selon son pouvoir, mesuré ses désirs
. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . .
Agréables déserts, séjour de l’innocence
Où loin des vanités de la magnificence
Commence mon repos et finit mon tourment :
Vallons, fleuve, rochers, plaisante solitude,
Si vous fûtes témoins de mon inquiétude,
Soyez-le désormais de mon contentement.
Dès qu’elle eut fini, un concert de louanges et d’applaudissements récompensa la belle chanteuse, et Neverly se hâta d’écarter le rideau de la tente et de regarder du côté de l’ermitage. Il vit que la fenêtre en était ouverte, et le clair de lune lui montra la tête de l’ermite, qui semblait écouter encore.
Un page vint parler bas au Roi. – Mesdames, dit Louis XIV, on m’avertit que les calèches sont prêtes, et que le tonnerre commence à gronder dans le lointain. Nous ferons prudemment de retourner au château, je crois.
– Déjà, s’écria Marie Mancini : il est à peine dix heures. Ce serait très beau un orage à Franchard !
– Grand merci ! dit Mademoiselle : j’aime mieux le voir de ma chambre à Fontainebleau. Partons vite, vite. Ces grands arbres attirent la foudre ; et un coup de vent suffirait pour enlever cette tente légère.
Quelques minutes après, toutes les dames étaient en voiture, le Roi et sa suite à cheval, les pages portant des torches éclairaient la marche, et tandis que carrosses et cavaliers s’éloignaient, les vingt-quatre musiciens s’entassaient dans trois carrosses, les serviteurs se hâtaient d’emballer la vaisselle d’argent et d’expédier les reliefs du souper, et, tout en vidant les derniers flacons, rechargeaient les mulets et remplissaient un chariot des meubles et des ustensiles apportés le matin. Le ciel se couvrait, et ces rafales de vent qui précèdent les orages, commençaient à courber la cime des arbres de la forêt.
Fatigué d’être resté enfermé presque tout le jour, l’ermite s’était promené quelques instants dans son jardin. Il rentra, pria Dieu, et s’étendit sur son lit de fougère. Mais le sommeil ne vint pas. Il croyait toujours entendre la belle voix qu’il avait écoutée deux heures auparavant, et, cette voix, il la reconnaissait. Pauvre Sylvain ! il l’avait entendue jadis, alors qu’heureux fiancé de Diane de Malnove, il passait de longues heures à faire de la musique avec elle et sa mère, tantôt guidant leur barque sur les flots de l’Oise, tantôt assis à leurs pieds dans le grand salon du château de Malnove.
– Que m’importe cette voix ? se disait-il, quand même ce serait elle qui fût venue là, elle, qui m’a trahi, oublié, elle qui est depuis sept ans la femme d’un autre ?… Je n’y dois plus penser. Sirène perfide, elle a brisé toutes mes espérances, je ne lui dois que le mépris et je croyais l’avoir oubliée. Et ce Neverly ! va-t-il encore revenir ranimer les souvenirs du passé, rouvrir cette blessure que je croyais fermée ? Je ne l’attendrai pas. Demain, je partirai : j’irai me cacher aux Camaldules, jusqu’à ce que la cour s’éloigne de Fontainebleau. Mais qui me délivrera de ce chant, de cette voix imaginaire ?
Il se leva, sortit et monta sur un rocher très élevé, espérant que le vent de la nuit rafraîchirait son front brûlant. De là l’ermite contempla les nuages sillonnés d’éclairs qui cachaient de plus en plus l’azur du ciel. Un grand silence régnait dans la forêt.
Tout à coup, dans la direction de Fontainebleau, frère Sylvain aperçut une lueur, et une flamme qui s’élevait. Elle grandit rapidement, des gerbes d’étincelles jaillirent, et des cris lointains se firent entendre. Le feu était à la forêt. L’ermite redescendit à la hâte vers sa maison, prit une hache et courut dans la direction de l’incendie. Il n’y avait plus personne à Franchard, mais, à mesure qu’il avançait sur le chemin de Fontainebleau, il entendait des appels, des sonneries de cor, des coups de sifflets, des cris : au feu ! l’alarme était donnée et tous les gardes des environs couraient vers l’incendie.
À un carrefour l’ermite rencontra Hubert, qui se hâtait, traînant une petite pompe sur un chariot. L’ermite s’y attela avec lui, et Hubert s’écria :
– Ces étourdis de pages auront jeté une torche dans le taillis. Si c’est à l’Épine, il y a une mare tout auprès, mais si c’est sur la hauteur, il faudra bien jouer de la hache. Où est le feu ? cria-t-il à un homme à cheval qui accourait.
– À l’Épine, cria le garde, je vais chercher la pompe d’Hubert.
– La voici, en avant !
Ils couraient à perdre haleine. La lueur de l’incendie grandissait, et illuminait les profondeurs des bois. Les oiseaux de nuit jetaient des cris lugubres, les cerfs et les biches s’enfuyaient, franchissant rapidement les buissons et passaient tout près des hommes sans paraître les voir, tant la frayeur affolait ces pauvres bêtes.
Bientôt, Hubert et l’ermite arrivèrent en présence du feu. Il couvrait déjà près d’un arpent de taillis, et plus de deux cents hommes accourus de Fontainebleau, abattaient des arbres et tâchaient d’isoler l’incendie. Une mare était auprès. Hubert se hâta de placer sa petite pompe, et réussit à lancer quelques jets d’eau, tandis que l’ermite, d’un bras vigoureux, abattaient de jeunes bouleaux. Le tumulte était grand : il arrivait sans cesse des secours, mais la flamme allait encore plus vite que la hache, et les crépitements de l’incendie augmentaient.
Un juron effroyable échappa au brave Hubert :
– Plus d’eau ! s’écria-t-il, et je n’ai pas de cognée ! encore une heure et tout ce quartier de forêt sera perdu. Et dire qu’il tonne si fort, et qu’il ne tombe pas une goutte d’eau ! Dites donc au bon Dieu de faire pleuvoir, Sylvain !
– Cela commence, dit l’ermite.
En effet, un effroyable coup de tonnerre retentit, et une pluie diluvienne tomba. Tout près de là était une grotte ; Hubert y entraîna l’ermite en lui disant :
– À quoi sert de nous mouiller ? puisque le ciel s’en mêle, laissons-le faire et regardons.
Les flammes luttèrent encore une demi-heure, mais la pluie triompha enfin de l’incendie, et aux premières lueurs du jour, quelques tourbillons de fumée marquaient seuls les places où le feu couvait encore. Mais il avait dévoré plus de deux arpents de la forêt, et de nombreux arbres abattus étendaient leurs rameaux flétris autour d’un grand espace couvert de cendres et de charbons à demi éteints.
Hubert était retourné chez lui ; quelques gardes erraient sur le lieu de l’incendie, armés de bêches, et recouvraient de terre les endroits encore incandescents.
L’ermite, vaincu par la fatigue, s’était endormi dans la grotte.
Vers six heures, un cavalier parut à la lisière du bois. C’était Gaston de Neverly. Il venait, en curieux, demander des nouvelles et constater les ravages du feu. Il interrogea les gardes présents, et leur annonça que le Roi ne tarderait pas à venir, et les récompenserait de leurs peines.
– Prévenez, vos camarades, dit-il, pour sûr il y aura ce matin bonne distribution de pistoles ; peu s’en est fallu que le Roi ne vînt cette nuit : il montait à cheval lorsque la pluie a commencé.
– Heureuse aventure ! dit le garde, jamais pluie ne tomba plus à propos. Mais quelle imprudence que celle de courir en forêt avec des torches ! Dieu veuille que l’accident de cette nuit serve de leçon ! Sa Majesté fera bien de nous gratifier, nous avons rudement travaillé tous, sans compter l’ermite, et les piqueurs du Roi.
– L’ermite était là ?
– Certainement, et il a coupé à lui seul plus de vingt arbres. Frère Sylvain a dû être bûcheron dans sa jeunesse, pour sûr, mais il était si fatigué qu’il n’est pas retourné chez lui. Il dort là, dans cette grotte.
– Gardez-moi mon cheval, je vous prie, dit Neverly en mettant un écu dans la main du garde, et emmenez-le là-bas, vers ce chêne. Je veux parler à frère Sylvain.
Il mit pied à terre, et, marchant sans bruit, s’avança vers la grotte.
Couché sur un amas de feuilles sèches, frère Sylvain dormait profondément. Son chapelet était enroulé autour de ses mains croisées sur sa poitrine, et sa tête aussi pâle et immobile que celle d’une statue :
Neverly s’assit sur une pierre, à côté de lui, et le contempla quelques instants.
– Le voilà donc, se dit-il, cet Henri d’Aiguebelle, qui semblait destiné à parcourir une si brillante carrière ! Qui aurait prédit qu’un chagrin d’amour aurait fait de lui un misérable ermite, eût passé pour fol. Et le voilà cependant, revêtu d’un froc, mais il doit bien s’être repenti déjà de son extravagance, et je prétends le tirer de la lestement. Allons, frère Sylvain, réveillez-vous, debout ! debout!
Frère Sylvain ouvrit les yeux en tressaillant.
– Qui m’appelle ? dit-il.
– Ton compagnon d’autrefois, ton meilleur ami, toujours, Gaston de Neverly ! Embrasse-moi : n’essaie plus de te cacher. Je t’apporte de bonnes nouvelles, morbleu, j’espère bien qu’elles te feront jeter le froc aux orties.
– Gaston, dit le frère, je suis heureux de vous revoir, mais si vous m’aimez, si vous ne voulez pas m’obliger à m’expatrier, ne dites à personne qui je suis, laissez-moi vivre en paix à l’ombre de ces bois, j’ai trop souffert dans le monde pour y rentrer jamais.
– Quelle folie ! Quoi, parce que ma belle cousine Diane a cédé aux ordres de ses parents, et pour terminer un grand procès, accommoder les affaires de sa famille, et devenir marquise de Chazelles, a oublié ses promesses d’enfant ? Mais sur cent jeunes filles, cent eussent fait comme elle. Il fallait l’oublier, essayer d’en aimer une ou deux autres.
– On n’aime qu’une fois comme je l’ai aimée, dit l’ermite.
– Et tu l’aimes encore ?
– Non, grâce à Dieu.
– L’as-tu entendue chanter, hier soir ?
– Tais-toi, Gaston : je croyais m’être trompé. C’était donc elle?
– Oui, c’était Diane. Elle est veuve, elle est libre. Elle s’est repentie bien des fois de t’avoir trahi. Elle a été bien malheureuse avec Chazelles. Enfin, il a eu l’esprit de mourir, la laissant son héritière. Elle n’a pas d’enfants, elle est toujours aimable, et si tu veux, je te réponds d’elle. Une aventure comme la tienne est pour la charmer : toute la cour en parlerait, et Mlle de Scudéry en ferait un roman.
– Vous avez toujours été un peu fou, Gaston. Mais, si je l’ai été aussi, je ne le suis plus. Ne me parlez plus de cette personne.
– Soit, mais contente un peu ma curiosité. Je te croyais en Pologne. Ta soeur le disait. Elle prend soin de tes biens, et t’attend toujours à Aiguebelle. N’y retourneras-tu pas ?
– Jamais : j’ai trouvé mieux que le monde ne peut m’offrir. Mais tu ne me comprendrais pas. Adieu, je vais retourner à Franchard.
– J’y retournerai aussi, s’écria Gaston, et je te persécuterai jusqu’à ce que tu renonces à ta folie. Écoute, si tu as fait des voeux, le Pape peut t’en relever. Il y aura bientôt une guerre, dit-on. Nous irons nous battre contre les Espagnols, le Roi te distinguera…
Frère Sylvain était sorti de la grotte, et, sans écouter Gaston, regardait les arbres abattus et noircis par le feu.
– Pauvres arbres ! dit-il, hier encore si beaux, si verdoyants ? Et c’est moi qui vous ai brisés pour empêcher les flammes de s’étendre plus loin, moi, qui vous aimais tant ! ô mon Dieu, à l’aspect de ces ruines passagères que le printemps relèvera si vite, je sens mon coeur se serrer douloureusement. Et j’irais chercher les champs de bataille, je rentrerais dans ce monde égoïste et perfide, où l’on fait litière des promesses les plus saintes, des affections les plus dévouées ! j’irais livrer aux risées des courtisans les douleurs de ma jeunesse, et les consolations incompréhensibles pour eux, que Dieu me donne dans ces déserts ? Ne l’espérez pas, Gaston : promettez-moi que vous ne nommerez à personne l’ermite de Franchard.
– Je t’en donne ma parole d’honneur ; mais à une condition : promets-moi de réfléchir à ce que je t’ai dit, et demain, si tu veux donner suite à mes projets, si tu me permets de parler de toi à Mme de Chazelles, viens ici à six heures du soir. J’y serai. Aimes-tu mieux que j’aille à l’ermitage ?
– Non, dit Frère Sylvain : je préfère que vous veniez ici, Adieu.
Il partit, et Gaston, remontant à cheval, retourna au château de Fontainebleau.
Un peu avant l’heure du dîner du Roi, Gaston aperçut de loin, dans la cour des Fontaines, madame de Chazelles et sa suivante, qui s’amusaient à jeter du pain aux carpes.
Il alla saluer la belle veuve, qui l’accueillit fort bien, et ce Gaston, qui était grand causeur, et ne pouvait garder le moindre secret, crut ne pas manquer à sa parole eu racontant à madame de Chazelles l’histoire de l’ermite, avec la précaution de changer les noms. Il mit l’aventure sur le compte d’un ermite italien du XVe siècle, et assura l’avoir lue dans un vieux bouquin dont la dernière page manquait.
– Je voudrais deviner la fin de l’histoire, dit-il, mais je n’ai pas assez d’esprit pour cela. Comment pensez-vous qu’elle ait fini, madame ?
– Mais je ne sais, en vérité. C’est bien un peu ridicule d’épouser un défroqué ; pourtant cet ermite est intéressant, et la dame avait fort à réparer envers lui, puisqu’elle lui avait fait tant de chagrin.
– Qu’auriez-vous fait à sa place, madame ?
– Moi ! oh, pour sûr, je l’aurais laissé dans son ermitage, mais je n’ai pas le coeur tendre, vous le savez, ajouta-t-elle en riant. C’est pour cela que Mademoiselle me trouve si fort à son gré. La voici qui vient. Adieu, mon cousin.
Et elle traversa la cour des Fontaines d’un pas si leste et si gracieux que Neverly se dit :
– Sot que je suis ! je ferais bien mieux de parler pour moi que pour autrui. Mais je me suis trop avancé pour reculer. J’irai ce soir au rendez-vous.
C’était l’heure d’or ; les rayons du soleil déclinant perçaient l’épaisseur du feuillage, et la forêt, rafraîchie par l’orage de la veille, était plus belle et plus parfumée que jamais. Neverly, en retard, pressait son cheval, et courait au galop sous les futaies sonores.
En arrivant à la grotte, il s’écria : Personne ! un homme assis à terre, sous un buisson de genévrier, se leva. C’était Hubert.
– Vous cherchez frère Sylvain, monsieur, dit-il, il ne viendra pas. Il est parti en voyage, pour plusieurs mois, mais il m’a remis ceci pour vous.
Gaston prit la lettre, remercia Hubert, et lui donna une bonne étrenne. Au fond, il était charmé que l’ermite ne fût pas venu.
Il repartit au galop, s’arrêta dans une clairière, et, laissant son cheval broutiller le feuillage, lut la missive de frère Sylvain.
« Lorsque vous lirez cette lettre, écrivait l’ermite, j’aurai quitté l’asile où j’ai trouvé une paix profonde, et des joies que je vous souhaite de connaître un jour. J’y reviendrai, lorsque le départ de la cour m’assurera de n’être plus troublé dans ma solitude. Je vous remercie de votre amitié, bien que les marques qu’il vous a plu de m’en donner n’aient pas été telles que je les eusse souhaitées. Je prierai pour vous et pour la personne dont vous m’avez parlé. S’il vous plaît de vous embarquer avec elle sur les flots changeants de la vie mondaine, que Dieu vous protège et vous conduise au port !
« J’y suis déjà : ma nef n’affrontera plus les tempêtes. La prière, l’étude, la contemplation des oeuvres de Dieu, me rendent heureux dans la solitude. La forêt m’est devenue comme une patrie, et Dieu parle a mon coeur dans le silence des bois.
« Adieu donc ; ne vous souvenez plus de moi que comme on se souvient des morts qu’on a aimés et qui nous attendent dans un monde meilleur.
Frère SYLVAIN. »
Quelques semaines après, le Roi, avant de quitter Fontainebleau, signa le contrat de mariage de Gaston de Neverly et de madame de Chazelles, au grand déplaisir de Mademoiselle, qui comptait sur eux pour en faire des ermites à sa façon. Ils firent assez bon ménage pendant cinq ou six mois, puis la légèreté de l’un et les caprices de l’autre amenèrent des brouilleries qui déplurent à Mademoiselle. Congédiés par cette princesse, monsieur et madame de Neverly s’en allèrent en province, et s’y ennuyèrent honnêtement jusqu’à la fin de leurs jours.
Quant à l’ermite, il revint à Franchard et n’en sortit plus. Comme son prédécesseur il vécut près d’un siècle, et sa robuste vieillesse ressemblait à celle des grands chênes de la forêt de Fontainebleau.
Personne après lui ne vint habiter son ermitage, et s’il s’est rencontré de nos jours un homme assez passionné de la forêt pour consacrer sa vie et sa fortune à en multiplier les sentiers, si les peintes et les poètes en retracent à l’envi les beautés sévères ou charmantes, personne, comme le frère Sylvain, ne l’a plus assez aimée pour en faire sa demeure et son tombeau, personne n’a joui comme lui de la solitude de ces déserts et de ces mystérieuses harmonies qui résonnent doucement et toujours sous les ombrages de Fontainebleau. Le temps des ermites est passé.