Rudyard Kipling

Et quelques-uns boudent, pendant que d’autres veulent plonger. (Voyons, tenez ferme! Restez donc tranquille, vous!) Quelques-uns de vous doivent se montrer doux, et d’autres doivent porter des coups. (Là, là! Voyons? qui est-ce qui vous parle de vous tuer?) Quelques-uns,—il y a du déchet dans toute profession,—auront le cœur brisé avant de recevoir la mort et d’être domptés, et se démèneront comme des diables sous la morsure de la corde serrée, et mourront fous de rage muette dans la cour du manège.

(Chœur dans l’Enclos-Toolungala)

Élever un jeune garçon «dans du coton», comme disent les familles, n’est point prudent, si le garçon doit se lancer dans le monde et y jouer des coudes. A moins d’être une exception extrêmement rare, il lui faudra certainement subir bien des crises possibles à éviter, et chose fort probable, endurer d’atroces souffrances simplement par ignorance des proportions réelles des choses.

Laissez un petit chien manger le savon dans la salle de bain ou ronger une botte qui vient d’être cirée. Il continue à en mâcher, à en ronger jusqu’au jour où il s’aperçoit que le cirage et le savon de Windsor d’Old Brown le rendent très malade. De là il conclut que le savon et les bottes ne valent rien pour la santé.

Le vieux chien de la maison lui apprendra bientôt qu’il est imprudent de mordre les oreilles des vieux chiens.

Étant jeune, il garde la mémoire de cet enseignement et, âgé de six mois, il part à travers le monde, en petite bête bien élevée, dont l’appétit est discipliné.

S’il avait été tenu à distance des bottes, du savon et des oreilles des gros chiens, puis parvenu au terme de sa croissance, avec toute sa dentition, s’il se trouvait brusquement en contact avec cette redoutable trinité, jugez s’il serait cruellement malade, et s’il recevrait des rossées.

Appliquez ces principes au système de l’éducation «dans du coton», et voyez ce qui en résulte.

Cela ne sonne pas bien à l’oreille, mais de deux maux c’est le moindre.

Il y avait une fois un petit garçon qui avait été élevé selon le système du «coton»; ce système lui coûta la vie.

Il avait passé toutes ses journées avec sa famille, depuis l’heure de sa naissance jusqu’à celle où il alla à Sandhurst se classer presque en tête de liste. Il avait été admirablement formé par un précepteur particulier dans tous les exercices au moyen desquels on gagne des bons points, et il avait encore le mérite spécial de «n’avoir jamais causé une heure d’inquiétude à sa famille».

Ce qu’il apprit à Sandhurst en dehors de la routine ordinaire ne vaut pas qu’on en parle. Il regarda autour de lui, et trouva, si l’on peut s’exprimer ainsi, très bon goût au savon et au cirage. Il en tâta un peu, et quitta Sandhurst la tête moins haute qu’il n’y était entré. Alors il y eut une pause, et une scène avec sa famille, qui attendait beaucoup de lui. Puis ce fut un an de vie «loin des souillures du monde» dans un bataillon du dépôt de troisième classe, où tous les jeunes étaient des enfants, tous les anciens, de vieilles femmes. Enfin il partit pour l’Inde, où il se vit privé du soutien de ses parents, et n’eut, en temps de difficultés, d’autre personne sur qui il pût compter, que lui-même.

Or l’Inde est, par-dessus tout, le pays où il ne faut pas prendre les choses trop au sérieux, sauf quand il s’agit du soleil de midi.

Un travail exagéré, une énergie trop grande tuent un homme aussi sûrement que les excès du vice ou ceux de la boisson. Quant au flirt, il n’importe guère: tout le monde ne doit-il pas un jour ou l’autre être déplacé; dès lors vous ou elle quitterez la station, et n’y reviendrez jamais.

Le travail bien fait ne tire pas non plus à conséquence, parce qu’on mesure un homme d’après ce qu’il peut faire le plus mal, et que s’il faisait mieux, ce serait en général un autre qui en aurait tout l’avantage. Mal travailler n’importe guère, parce que d’autres font plus mal encore et que l’Inde est plus encombrée d’incapables que tout autre pays.

Les amusements n’ont aucune importance, parce qu’ils recommencent aussitôt après que vous les avez terminés, et que la plupart du temps, s’amuser signifie essayer de gagner l’argent d’autrui.

La maladie n’a aucune importance, parce qu’elle est pain quotidien, et que si vous mourez, un autre prend votre place dans les huit heures qui s’écoulent entre votre mort et votre enterrement.

Rien n’a d’importance que les congés à passer au pays, et les soldes sur le pied d’activité, parce que les uns et les autres sont rares.

C’est le pays de la négligence, le pays Koucha, où tout le monde travaille avec des outils imparfaits. Le parti le plus sage est de ne prendre au sérieux ni personnes, ni choses, et de s’en évader, aussitôt qu’on peut, dans un endroit où l’amusement est un amusement et où il vaille la peine de se faire une réputation.

Mais ce Jeune Garçon,—l’histoire est aussi vieille que les collines,—ainsi expatrié, prit tout au sérieux.

Il était gentil; il fut choyé.

Il prit au sérieux ces gâteries, et se fit bien du mauvais sang pour des femmes qui ne méritaient pas qu’on sellât un poney pour aller leur rendre visite.

Il trouva beaucoup de charme à la libre vie qu’il goûtait dans l’Inde pour la première fois. Elle paraît attrayante dans le commencement, à celui qui juge les choses en officier subalterne,—ne voit que poneys, camarades de jeu, danses, et le reste. Il en tâta comme les petits chiens goûtent au savon: seulement il en goûta sur le tard et alors que sa dentition était complète.

Il n’eut pas l’instinct de l’équilibre, tout comme le petit chien, et ne put comprendre pourquoi il n’était pas traité avec autant d’égards que sous le toit paternel.

Cela heurtait ses sentiments.

Il se prit de querelle avec d’autres garçons, et étant sensible jusqu’à la moelle, il garda rancune de ces querelles, il se piqua au jeu.

Il trouva du plaisir au whist, aux gymkhanas, et aux autres choses de cette sorte, inventées pour se distraire après les heures de travail, mais il les prit aussi au sérieux, tout comme il l’avait fait pour prendre le panache, après boire.

Le whist et les gymkhanas lui firent perdre de l’argent parce que tout cela était nouveau pour lui.

Il prit au sérieux ses pertes, et mit tout autant d’énergie et d’application à une course dont l’enjeu était deux mohurs d’or[5] sur des poneys ekka débutants, aux crinières tressées, que s’il se fût agi du Derby. Cela était dû moitié à l’inexpérience—de même que le petit chien se querelle avec le coin de carpette du foyer—et moitié à l’étourdissement que lui causait le passage d’une vie tranquille, au grand jour et au mouvement d’une vie plus animée. Personne ne lui parla du savon et du cirage, parce que la plupart des hommes tient pour certain qu’un homme d’intelligence moyenne s’en défie suffisamment. Il était vraiment pénible de voir le Jeune Garçon s’en aller par morceaux à chaque heurt, comme un poulain trop tenu en main, qui tombe et se couronne quand il échappe au valet d’écurie.

Cette licence sans frein dans les amusements qui ne valent pas la peine qu’on sorte des rangs pour y goûter, et à plus forte raison qu’on y coure en bousculant tout le monde, dura six mois c’est-à-dire tout le temps de la saison froide.

Alors nous pûmes croire que la chaleur, la conscience d’avoir perdu son argent et estropié ses chevaux calmeraient le Jeune Garçon, et qu’il prendrait de l’aplomb.

C’est ce qui fût arrivé dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent. Vous voyez cela se produire dans toutes les stations de l’Inde.

Mais ce cas particulier fut une exception parce que le Jeune Garçon était sensible, et prenait les choses au sérieux, ainsi que j’ai dû déjà le répéter au moins sept fois.

Certes, nous ne saurions dire quelle impression ses excès faisaient sur lui-même. Ils n’avaient rien qui fût de nature à briser le cœur, rien qui dépassât la moyenne.

Il pouvait être financièrement ficelé pour toute sa vie; il pouvait avoir besoin de quelques soins. Un jour de chaleur aurait brûlé le souvenir de ses exploits. Un prêteur aurait pu l’aider à se remettre à flot et à sortir des ennuis d’argent. Mais il dut se placer à un point de vue tout différent, et se croire ruiné sans aucun espoir de relèvement.

Son colonel l’admonesta sévèrement quand le temps froid fut passé.

Cela le rendit plus malheureux que jamais, et pourtant le colonel lui avait «lavé la tête» comme à tout le monde, sans plus.

Ce qui se passa ensuite est un exemple curieux de la façon dont nous tenons les uns aux autres, et sommes rendus responsables des actes d’autrui.

La chose qui fit brutalement entrer la poutre dans l’esprit du Jeune Garçon, ce fut une remarque d’une femme pendant qu’il causait avec elle.

Il ne servirait de rien de la reproduire, car c’était une cruelle petite phrase, décochée avant qu’elle y eût songé, et qui le fit rougir jusqu’à la racine des cheveux.

Il la garda sur le cœur pendant trois jours; puis il demanda deux jours de congé pour aller chasser aux environs d’une résidence de villégiature de l’ingénieur du canal, à environ trente milles de là.

Il obtint son congé, et ce soir-là, au mess, il fut plus bruyant, plus encombrant que jamais. Il dit qu’il allait tirer «le gros gibier» et partit à dix heures et demie dans une ekka.

La perdrix,—unique gibier qui se rencontrait aux abords de la villégiature en question,—n’était pas du gros gibier, de sorte que tout le monde riait de sa gasconnade.

Le lendemain, un des majors rentra de congé, et apprit que le Jeune Garçon était parti «pour tirer du gros gibier».

Le major s’intéressait quelque peu au Jeune Garçon et avait fait quelques tentatives pour l’enrayer au temps froid. Le major fit les gros yeux, quand il apprit l’expédition, et il se rendit dans les chambres du Jeune Garçon, et y fureta.

Au bout d’un instant, il sortit et me rencontra au moment où je quittais le jeu au mess.

Il n’y avait personne dans le vestibule.

—Le Jeune Garçon est parti à la chasse, me dit-il. Est-ce qu’on peut tuer des tétur avec un revolver et un encrier?

—C’est absurde, major, répondis-je, car je voyais ce qu’il avait dans l’esprit.

—Absurde ou non, reprit-il, je vais au canal maintenant, tout de suite. Je me sens inquiet.

Il réfléchit une minute et reprit:

—Savez-vous mentir?

—Vous vous en doutez un peu. C’est mon métier.

—Très bien, conclut le major. Alors vous allez partir avec moi, maintenant… tout de suite, dans une ekka du côté du canal, pour tirer le daim noir. Allez vite endosser votre shikar-kit, vite… et revenez avec un fusil.

Le major était un maître homme, et je savais qu’il ne donnait pas d’ordres sans motif.

Aussi j’obéis.

A mon retour je trouvai le major installé dans une ekka, des étuis à fusil et des vivres suspendus dans les filets, tout prêt pour une excursion de chasse.

Il renvoya le conducteur et se chargea de conduire lui-même. Nous cahotâmes, sans nous presser, tant qu’on fut dans la station, mais dès que nous eûmes atteint la route poussiéreuse qui traversait la plaine, il fit voler le poney.

Un animal du pays peut faire n’importe quoi en cas d’urgence. Nous couvrîmes nos trente milles en trois heures, mais la pauvre bête était presque morte.

Une fois, je dis:

—Mais, major, pourquoi cette hâte vertigineuse?

Il répliqua d’un ton calme:

—Le Jeune Garçon est seul, en tête à tête avec lui-même depuis… une, deux… cinq… quatorze heures, maintenant. Je vous le répète, je ne suis pas tranquille.

Cette inquiétude me gagna, et moi aussi je me mis à fouetter le poney.

Quand nous arrivâmes à la maison des champs de l’ingénieur du canal, le major héla le domestique du Jeune Garçon, mais sans obtenir de réponse. Alors nous approchâmes, et nous appelâmes le Jeune Garçon par son nom.

Toujours pas de réponse.

—Oh! il est parti à la chasse, fis-je.

Juste alors, je vis par une des fenêtres une petite lampe de jardin qui brûlait.

Il était quatre heures de l’après-midi.

Tous deux nous nous arrêtâmes court sous la vérandah, retenant notre souffle pour ne pas perdre le moindre bruit, et nous entendîmes dans l’intérieur de la pièce les brr-brr-brr d’une multitude de mouches.

Le major ne dit mot, mais il enleva son casque, et nous entrâmes.

Le Jeune Garçon gisait sur le cadre au milieu de la chambre nue et badigeonnée à la chaux. Le coup de revolver lui avait fracassé la tête. Les étuis des fusils n’étaient pas ouverts, le matériel de campement pas déployé et sur la table se trouvait le buvard du Jeune Garçon, avec des photographies. Il était allé très loin pour mourir, comme un rat empoisonné.

Le major murmura tout doucement:

—Pauvre garçon! pauvre, pauvre diable!

Puis il se détourna du lit:

—J’ai besoin de votre aide dans cette affaire, me dit-il.

Comme je voyais que le Jeune Garçon s’était suicidé, je me doutais fort bien de quelle sorte d’aide il s’agissait, de sorte que je m’installai devant la table, allumai un cigare, et me mis à fouiller dans le buvard, pendant que le major regardait par-dessus mon épaule et répétait à part lui:

—Nous sommes arrivés trop tard… comme un rat dans un trou… Pauvre diable! pauvre diable!

Le Jeune Garçon avait dû passer la moitié de la nuit à écrire à sa famille, à son colonel, à une jeune fille de son pays, et aussitôt qu’il avait fini d’écrire, il s’était fait sauter la cervelle, car il était mort depuis longtemps quand nous étions arrivés.

Je lus tout ce qu’il avait écrit, et à mesure que j’avais fini une feuille, je la faisais passer au major.

Nous vîmes, d’après son récit, combien il avait pris au sérieux toutes sortes de choses. Il y était question d’«un déshonneur qu’il n’était pas capable de supporter», «d’une honte ineffaçable, d’une folie criminelle», «d’une vie gaspillée», etc.

Puis c’étaient des choses particulières qu’il disait à son père, à sa mère; ça n’en finissait pas; c’est trop sacré pour qu’on l’imprime.

La lettre à la jeune fille de son pays était le morceau le plus touchant.

En la lisant, j’eus la gorge serrée. Le major ne fit nul effort pour rester les yeux secs.

Cela m’inspira du respect pour lui.

Il lut, il se balança de côté et d’autre, il pleura comme une femme, simplement, sans chercher à s’en cacher.

Les lettres étaient bien terribles, bien désespérées, bien touchantes. Nous oubliâmes toutes les sottises du Jeune Garçon, et nous ne pensâmes plus qu’à la pauvre chose qui gisait sur le cadre et aux feuilles couvertes d’écriture que nous avions dans les mains. Il était absolument impossible de laisser des lettres comme celles-là arriver à leur adresse. Elles auraient brisé le cœur de son père, et auraient tué sa mère en tuant la foi qu’elle avait en son fils.

Enfin, le major sécha ses yeux, toujours franchement, et dit:

—Voilà des choses bien commodes à jeter à la tête d’une famille anglaise! Qu’allons-nous faire?

Sachant pourquoi le major m’avait emmené, je répondis:

—Le Jeune Garçon est mort du choléra. Nous étions ici à ses derniers moments. Nous ne nous en tirerons pas par des demi-mesures… Allons-y.

Alors commença une des scènes les plus terriblement comiques auxquelles il me soit arrivé de prendre part.

Il s’agissait de fabriquer un gros mensonge par écrit, confirmé par des preuves, pour consoler les parents que le Jeune Garçon avait au pays.

Je commençai par rédiger un brouillon, où le major semait çà et là des indications, tout en rassemblant les pages écrites par le Jeune Garçon et les brûlant dans l’âtre.

Ce fut par une soirée chaude et tranquille que nous nous mîmes à l’œuvre, et la lampe brûlait très mal.

En y mettant le temps, je bâtis un canevas satisfaisant, où je déclarais que le Jeune Garçon était un modèle de toutes les vertus, chéri du régiment, et promettant à tous les points de vue de faire brillamment son chemin, et ainsi de suite; et je disais comme quoi nous l’avions soigné pendant sa maladie—ce n’était pas l’heure des petits mensonges, vous comprenez,—et comme quoi il était mort sans souffrance.

J’avais la gorge serrée pendant que j’écrivais ces choses-là, et que je pensais aux pauvres parents qui les liraient. Puis je me mis à rire de l’allure grotesque que prenait l’affaire… et le major dit que nous avions besoin de boire quelque chose.

Je n’ose dire la quantité de whiskey que nous bûmes, avant que la lettre fût finie. Ce whiskey ne nous produisit pas le moindre effet. Puis nous prîmes la montre, le médaillon et les bagues du Jeune Garçon.

Enfin le major dit:

—Il faut que nous envoyions une mèche de cheveux. C’est une chose à laquelle tient une femme.

Mais il nous fut impossible de couper une mèche de cheveux qui pût être envoyée. Le Jeune Garçon avait les cheveux noirs: heureusement le major les avait noirs, lui aussi. Je coupai avec un canif une mèche des cheveux du major au-dessus de la tempe, et je la mis dans le paquet que nous fîmes.

Les éclats de rire et la sensation d’étranglement me reprirent, et je fus forcé de m’arrêter. Le major n’était guère plus maître de lui-même, et nous savions qu’il nous restait la partie la plus terrible de la besogne.

Nous mîmes sous enveloppe le paquet: photographies, médaillon, anneau et boucle de cheveux, et nous cachetâmes avec la cire à cacheter et le cachet du Jeune Garçon.

Alors le major dit:

—Grand Dieu, allons dehors—hors de cette chambre—et réfléchissons.

Nous sortîmes, pour nous promener une heure sur les bords du canal, manger et boire ce que nous avions apporté, jusqu’à ce que la lune se levât.

Je sais maintenant au juste quelles sont les sensations d’un assassin.

Finalement, avec un grand effort nous parvînmes à rentrer dans la chambre où se trouvait l’autre chose avec la lampe, et nous nous mîmes à la besogne qui nous restait à accomplir.

Je ne veux rien écrire à ce sujet: ce fut trop horrible.

Nous brûlâmes la literie et jetâmes les cendres dans le canal, nous enlevâmes les nattes de la pièce pour les traiter de la même façon.

Je me rendis à un village et j’empruntai deux grandes pioches,—car je ne voulais pas recourir à l’aide des paysans,—tandis que le major se chargeait… du reste.

Il nous fallut quatre heures de travail acharné pour creuser la fosse.

Tout en travaillant, nous discutâmes sur le point de savoir si nous ferions bien de dire tout ce qui nous restait de l’office des morts dans la mémoire. Nous arrangeâmes la chose en récitant l’Oraison dominicale et y ajoutant une prière personnelle qui n’avait rien de rituel pour le repos de l’âme du Jeune Garçon.

Ensuite nous comblâmes la fosse, et nous allâmes sous la vérandah, pas dans la maison, nous livrer au sommeil.

Nous étions à demi morts de fatigue.

Quand nous nous réveillâmes, le major dit gravement:

—Nous ne pouvons pas nous en retourner avant demain. Il faut que nous lui laissions le temps de mourir. Il est mort ce matin, de très bonne heure, souvenez-vous-en. Cela aura l’air plus naturel.

Donc le major était resté éveillé toute la nuit, à réfléchir.

Il dit:

—Pourquoi n’avons-nous pas rapporté le corps aux cantonnements?

Le major réfléchit une minute.

—C’est parce que les paysans auront pris la fuite, dès qu’ils ont entendu parler de choléra. En outre l’ekka nous a lâchés.

Cela, c’était littéralement vrai. Nous avions entièrement oublié le poney de l’ekka, et il était retourné à son écurie.

Nous passâmes donc seuls cette longue journée de chaleur étouffante dans la maison de repos du canal, à examiner et retoucher notre histoire de la mort du Jeune Garçon, pour en voir les points faibles.

Un indigène parut dans l’après-midi, mais nous dîmes qu’un Sahib était mort du choléra, et il se sauva.

Quand vint l’obscurité, le major me raconta toutes ses craintes au sujet du Jeune Garçon, puis des histoires de suicides accomplis ou près de l’être, à faire dresser les cheveux.

Il dit qu’il était jadis descendu, tout comme le Jeune Garçon, dans cette vallée de l’ombre, quand il était jeune et arrivé depuis peu en ce pays, qu’il comprenait bien comment les idées s’étaient livré bataille dans la tête bouleversée du Jeune Garçon. Il dit aussi comment les néophytes, dans leurs moments de repentir, croient leurs péchés bien plus graves, bien plus difficiles à effacer qu’ils ne le sont en réalité.

Nous causâmes pendant toute la soirée, et nous répétâmes l’histoire de la mort du Jeune Garçon.

Dès que la lune fut levée, et que le Jeune Garçon fut enseveli conformément à notre version, nous nous mîmes en route à travers champs pour regagner la station.

Nous marchâmes de huit heures du soir à six heures du matin, mais bien que nous fussions rompus de fatigue, nous ne manquâmes pas de nous rendre dans le logement du Jeune Garçon et de remettre dans l’étui le revolver, avec le nombre réglementaire de cartouches. Et nous replaçâmes aussi sur la table sa papeterie portative.

Nous allâmes trouver le colonel pour lui annoncer ce décès, éprouvant de plus en plus les sensations des assassins. Puis, nous allâmes nous coucher, et nous dormîmes pendant tout un tour de cadran, car nous étions réellement à bout de force.

Le conte trouva créance aussi longtemps qu’il le fallait, car quinze jours plus tard tout le monde avait oublié le Jeune Garçon et ce qui le concernait.

Néanmoins, il se trouva bien des gens qui eurent le temps de dire que le major s’était scandaleusement conduit en ne rapportant pas le corps pour des funérailles régimentaires.

Dans tout cela, ce qu’il y eut de plus triste, ce fut la lettre que la mère du Jeune Garçon nous écrivit au major et à moi, avec de grandes taches, qui avaient délayé l’encre, semées sur le papier. Elle nous écrivait les choses les plus reconnaissantes possibles au sujet de notre grande bonté, et de l’obligation qu’elle nous aurait toute sa vie.

Toutes choses considérées, elle nous devait bien quelque chose, mais non point au sens où elle l’entendait.