C’était à Rome, vers 1890. Léon XIII était au faîte de la gloire et du prestige. Tous les vrais croyants applaudissaient à ses succès et à ses victoires, qui du reste étaient éclatantes.
Il était évident, même pour ceux qui ne comprenaient pas les grands événements politiques, que la puissance de l’Église allait croissant. N’importe qui pouvait constater que partout se fondaient de nouveaux couvents, et que des foules de pèlerins commençaient à affluer en Italie tout comme au temps jadis. En bien des endroits on vit restaurer les vieilles églises délabrées, des mosaïques dégradées furent remises en état et les trésors des églises se remplirent de châsses dorées et d’ostensoirs incrustés de diamants.
Au beau milieu de cette période de prospérité, le peuple romain fut alarmé par la nouvelle que le pape était tombé malade. On prétendait que sa maladie était fort inquiétante. Un bruit allait jusqu’à affirmer qu’il était mourant.
À vrai dire, son état était tout à fait critique. Les médecins du pape publiaient des bulletins qui ne donnaient presque plus d’espoir. On faisait remarquer que le grand âge du malade—il avait déjà quatre-vingts ans—rendait bien improbable qu’il survécût.
Cette maladie du pape jeta naturellement la consternation dans toutes les églises de Rome; on se mit à faire des prières pour son rétablissement. Les journaux étaient remplis de communications sur le cours de la maladie. Les cardinaux commençaient à prendre des mesures en vue de préparer l’élection d’un nouveau pape.
Tout le monde déplorait la disparition imminente de l’illustre souverain. On craignait que la fortune qui avait accompagné la bannière de l’Église sous Léon XIII, ne lui fût pas fidèle sous un successeur. Beaucoup avaient espéré que ce pape réussirait à reprendre Rome et les États pontificaux. D’autres avaient rêvé qu’il ramènerait quelque grand pays protestant dans le giron de l’Église catholique.
À mesure que les heures passaient, l’inquiétude, la désolation augmentaient. Il y en eut même qui, à l’arrivée de la nuit, ne purent se résoudre à aller se coucher. Les églises restaient ouvertes jusqu’à minuit passé pour permettre aux gens affligés d’y entrer pour prier.
Parmi cette foule en prière il y eut certainement plus d’un pauvre diable qui s’écria: «Seigneur, prenez ma vie au lieu de la sienne! Laissez-le vivre, lui qui pourra encore tant faire pour votre gloire, et éteignez en échange la flamme de ma vie qui brûle sans profit pour personne!»
Mais si l’ange de la mort avait pris au mot un de ceux qui priaient ainsi, se présentant subitement devant lui, la faux levée pour exaucer son vœu, on peut se demander comment il se serait comporté. Probablement il aurait au plus vite rétracté une offre si inconsidérée et demandé la grâce d’accomplir toutes les années de vie qui lui étaient primitivement destinées.
À cette époque-là, une vieille femme habitait dans un des taudis noirs qui se trouvent sur la rive du Tibre. Elle était de ceux qui chaque jour rendent grâce à Dieu de leur existence. Le matin, elle vendait des légumes au marché et c’était là un métier qui lui convenait admirablement. Elle trouvait que rien ne saurait être plus gai qu’un marché au matin. Toutes les langues étaient en mouvement pour crier les marchandises, les clients se bousculaient devant les tables, en choisissant et en marchandant, et plus d’une bonne plaisanterie s’échangeait entre eux et les vendeurs. Parfois, elle faisait de bonnes affaires, écoulant tout son stock, mais même si elle ne vendait pas un radis, elle se trouvait à l’aise parmi les fleurs et la verdure dans l’air frais du matin.
Le soir, elle s’offrait une autre joie, plus grande encore celle-là. Alors son fils venait la voir. Il était prêtre, attaché à une petite église des quartiers indigents. Les pauvres prêtres qui y officiaient n’avaient guère de quoi vivre, et la mère craignait que son fils ne souffrît de la faim. Cette crainte même lui procurait un plaisir infini: elle lui servait de prétexte à le gaver de friandises quand il venait la voir. Il regimbait, ayant des dispositions pour une vie de discipline sévère et de renoncement, mais la mère se désespérait tellement devant son refus qu’il devait toujours finir par céder. Pendant qu’il mangeait, elle tournait dans la pièce en bavardant de tout ce qu’elle avait observé le matin pendant les heures de marché. C’étaient des choses fort profanes, tout cela, et parfois il lui venait à l’idée que son fils pourrait s’en offusquer. Alors elle s’interrompait au beau milieu d’une phrase et se mettait à parler de choses élevées et sérieuses, mais le prêtre ne pouvait s’empêcher de rire.
—Non, non, mère Concenza, disait-il, continue comme tu en as l’habitude! Les saints te connaissent déjà. Ils savent ce que tu vaux.
Alors elle aussi se mettait à rire, en disant:
—Tu as raison, en effet. Ça ne vaut pas la peine de faire des simagrées devant le bon Dieu!
Dès le début de la maladie du pape la signora Concenza eut à prendre sa part de la désolation générale. D’elle-même elle n’aurait certainement pas eu l’idée de s’inquiéter d’un tel événement, mais quand son fils vint la voir, elle n’arriva ni à le faire goûter le moindre morceau ni à lui arracher le plus faible sourire, bien qu’elle débordât de saillies et d’histoires amusantes. Elle s’effraya naturellement et demanda ce qui se passait.
—Le Saint-Père est tombé malade, répondit le fils.
Pour commencer, elle ne voulut pas croire que ce fût là le seul motif de sa tristesse. Évidemment, c’était malheureux, mais elle savait bien que si un pape mourait, on en aurait immédiatement un autre. Elle rappela à son fils qu’ils avaient regretté également le bon Pio Nono. Et voilà que celui qui lui avait succédé avait été un pape bien plus grand encore. Probablement les cardinaux réussiraient à leur trouver un nouveau souverain tout aussi saint et tout aussi sage que l’autre.
Le prêtre se mit alors à lui parler du pape. Il ne se souciait pas de la mettre au courant de ses actes de souverain, mais il lui raconta de petites histoires sur ses années d’enfance et de jeunesse. Même sur des années de simple prêtrise il y avait des choses à raconter qu’elle pouvait comprendre et apprécier, par exemple comment il avait fait la chasse aux brigands dans l’Italie du Sud et comment il avait su se faire aimer par les humbles et les miséreux au temps où il était encore évêque de Pérouse.
Ses yeux se remplirent de larmes et elle s’écria:
—Ah, s’il n’était pas si vieux, s’il avait encore bien des années à vivre, puisque c’est un si grand saint homme!
—Oui, si seulement il n’était pas si vieux! dit le fils en soupirant.
Mais signora Concenza avait déjà essuyé les larmes de ses yeux.
—Il faut cependant que tu supportes tout cela avec calme, dit-elle. Dis-toi bien que le cours de sa vie doit être accompli! Il est impossible d’empêcher la mort de le saisir.
Mais le prêtre était un exalté. Il aimait l’Église et il avait rêvé que le grand pape devait la conduire à des victoires importantes et décisives.
—Je donnerais volontiers ma vie, si elle pouvait racheter la sienne, dit-il.
—Qu’est-ce que tu racontes? s’écria la mère. Tu l’aimes vraiment à ce point? Mais tu ne dois pourtant pas faire des vœux si dangereux. Tu dois au contraire voir à vivre bien longtemps. Qui sait ce qui peut arriver? Pourquoi ne serais-tu pas pape à ton tour?
Une nuit et un jour passèrent, sans que l’état du pape s’améliorât. Lorsque, le lendemain, signora Concenza rencontra son fils, celui-ci avait l’air tout bouleversé. Elle comprit qu’il avait passé la journée entière en jeûne et en prières, et elle commença à prendre humeur.
—Je crois vraiment que tu vas te tuer pour ce vieux malade, dit-elle.
Le fils fut peiné de la retrouver sans compassion et essaya de lui faire partager sa douleur.
—Tu devrais vraiment plus qu’aucun autre souhaiter que le pape survive, dit-il. Si Dieu lui permet de continuer son règne, il va nommer mon curé évêque avant qu’un an soit passé, et dans ce cas-là ma fortune est faite. Il me donnera alors une bonne charge auprès d’une cathédrale. Tu ne me verras plus me promener dans une soutane usée. J’aurai de l’argent en abondance et je pourrai t’aider ainsi que tes pauvres voisins.
—Mais si le pape meurt? demanda signora Concenza angoissée.
—Si le pape meurt, on ne peut plus savoir. Si par hasard mon curé ne se trouve pas en faveur auprès du successeur, nous resterons tous les deux ce que nous sommes, pour bien des années encore.
Signora Concenza se mit à regarder son fils, la mine soucieuse. Elle vit son front plein de rides, ses cheveux qui grisonnaient déjà. Il avait l’air fatigué, miné par les soucis. Il était vraiment indispensable qu’il eût ce poste près de la cathédrale aussitôt que possible.
—Cette nuit j’irai à l’église prier pour le pape, se dit-elle. Il ne faut pas qu’il meure.
Après dîner elle surmonta courageusement sa fatigue et descendit dans la rue. La foule des passants était énorme. Beaucoup ne s’y trouvaient que par curiosité, voulant être des premiers à apprendre la nouvelle du décès, mais beaucoup d’autres étaient vraiment désolés et allaient d’église en église pour prier.
Aussitôt que signora Concenza se trouva dans la rue, elle rencontra une de ses filles, mariée à un lithographe.
—Ah! que tu fais bien d’aller prier pour lui! s’écria la fille. Tu ne peux t’imaginer quel malheur ce serait s’il mourait. Mon Fabiano était sur le point de se suicider en apprenant que le pape était tombé malade.
Elle raconta que son mari, le lithographe, venait de faire exécuter une centaine de milliers d’images du pape. Si maintenant celui-ci mourait, il n’en vendrait pas la moitié, pas même le quart. Il serait ruiné. Toute leur fortune était en jeu.
Elle continua sa course dans l’espoir de recueillir quelque nouvelle capable de consoler son pauvre mari qui, n’osant plus sortir, s’enfermait chez lui à ruminer sur le désastre. Mais sa mère resta là immobile, se murmurant tout bas: «Il ne faut pas qu’il meure. Il ne faut vraiment pas qu’il meure.»
Elle entra dans la première église qu’elle vit. Une fois entrée, elle s’agenouilla afin de prier pour la vie du pape.
En se levant pour partir, elle vint à fixer son regard sur un petit ex-voto suspendu au mur juste au-dessus de sa tête. Il représentait la Mort, soulevant une horrible épée à deux tranchants pour abattre une jeune fille, tandis que la vieille mère de celle-ci essayait en vain de s’interposer pour recevoir le coup à la place de l’enfant. Elle resta longtemps en contemplation devant le tableau. «Madame la Mort est une comptable scrupuleuse, dit-elle. On n’a jamais entendu dire qu’elle acceptât d’échanger une jeune personne contre une vieille. Peut-être serait-elle moins intraitable si l’on lui proposait d’échanger une vieille contre une jeune.»
Elle se rappela les paroles de son fils, disant qu’il voudrait mourir à la place du pape, et un frisson la fit tressaillir. Pensez, si la Mort le prenait au mot!
—Non, non, madame la Mort, chuchota-t-elle. Il ne faut pas le croire. Vous comprenez bien qu’il n’était pas sérieux. Il aime bien vivre. Il ne voudrait pas quitter sa vieille mère qui l’adore.
Pour la première fois, l’idée lui traversa l’esprit que si quelqu’un devait se sacrifier pour le pape, il valait bien mieux que ce fût elle qui était déjà vieille et qui avait vécu sa vie.
En quittant l’église, elle lia conversation avec quelques bonnes sœurs d’aspect très vénérable, qui se disaient originaires de la partie nord du pays. Elles étaient venues à Rome pour obtenir un petit secours de la caisse pontificale.
—Nous sommes vraiment dans le plus grand besoin, disaient-elles à la vieille Concenza. Figurez-vous que notre couvent était si vieux et si décrépit, que la tempête violente de l’hiver passé l’a renversé complètement! Quel malheur que le pape soit malade! Nous ne pouvons pas lui apprendre nos peines. S’il venait à mourir, nous serions obligées de rentrer sans avoir rien obtenu. Qui saurait dire si son successeur sera homme à s’occuper de quelques pauvres sœurs?
On aurait dit que tout le monde avait les mêmes préoccupations. Il était très facile de lier conversation avec n’importe qui. Chacun était heureux de pouvoir donner libre cours à ses appréhensions. Tous ceux dont signora Concenza s’approchait, lui firent savoir que la mort du pape serait pour eux un vrai désastre.
Et la vieille femme se répéta à elle-même:
—Oui, c’est vrai. Mon fils a raison. Il ne faut pas que le pape meure.
Au milieu d’un groupe de gens, une infirmière parlait très haut. Elle était tellement émue que les larmes lui coulaient sur les joues. Elle raconta qu’il y a cinq ans, elle avait reçu l’ordre d’aller servir dans un hôpital de lépreux, établi sur une île perdue, à l’autre bout du monde. Elle avait, naturellement, dû obéir, quoique bien à contre-cœur. Elle avait ressenti une peur atroce de cette mission. Mais, avant de partir, elle avait été reçue par le pape qui lui avait donné une bénédiction spéciale, et il lui avait promis formellement de la recevoir une seconde fois, si elle revenait vivante. Et c’était cela qui l’avait fait vivre les cinq années qu’elle avait été absente, rien que l’espoir de revoir le Saint-Père encore une fois dans sa vie. Cela l’avait aidée à traverser toutes les atrocités de là-bas. Et à présent qu’enfin elle avait pu rentrer, elle avait été accueillie par la nouvelle disant que le pape était mourant. Elle n’était même pas admise à le voir de loin.
Elle était tout à fait désespérée, et la vieille Concenza fut tout émue.
—Ce serait vraiment un trop grand malheur pour tout le monde, si le pape mourait, pensa-t-elle en continuant sa route.
En voyant que beaucoup des passants avaient l’air éploré, elle se faisait un vrai plaisir en imaginant le bonheur qu’il y aurait à voir la joie de tout ce monde-là, si le pape était rétabli. Et, comme à l’instar de bien des gens qui ont l’humeur légère, elle n’éprouvait pas plus de crainte à l’idée de mourir qu’à celle de vivre, elle se dit à elle-même:
—Si seulement je savais comment m’y prendre, je donnerais volontiers au Saint-Père les années qui me restent encore à vivre!
Elle parlait ainsi un peu en plaisantant, mais il y avait bien aussi du sérieux dans ses paroles. Elle souhaitait vraiment de pouvoir faire quelque chose de ce genre.
—Une vieille femme ne saurait souhaiter une plus belle mort, se dit-elle. Je rendrais service et à mon fils, et à ma fille, et je ferais le bonheur d’une foule de gens par-dessus le marché.
Tout en retournant ces idées dans sa tête, elle souleva le tapis bourré, suspendu devant l’entrée d’une petite église obscure. C’était une église des plus anciennes, une de celles qui ont l’air de s’enfoncer petit à petit dans la terre, parce que le sol de la ville, au cours des années, s’est soulevé de plusieurs mètres tout autour d’elles. Cette église avait gardé, à l’intérieur, quelque chose de lugubre, à force de vétusté, venant sans doute des temps sombres qui l’avaient vu construire. Un frisson involontaire faisait tressaillir celui qui entrait sous ces voûtes basses, soutenues par des colonnes de largeur extraordinaire, et qui voyait les images des saints, d’un style barbare, qui vous regardaient du haut des murs et des autels.
En entrant dans cette vieille église, toute remplie de gens en prières, signora Concenza fut prise d’une sensation de peur mystérieuse mélangée de respect. Elle sentit nettement que dans cet endroit demeurait, sans conteste, une divinité. Sous les voûtes lourdes planait quelque chose d’infiniment puissant et mystérieux, quelque chose qui donnait une telle impression de force surnaturelle, qu’elle se sentit trembler à l’idée d’y rester.
—Voici une église où l’on ne va pas pour écouter la messe ou pour se confesser, se dit signora Concenza. On y va lorsqu’on est en grande détresse et qu’on ne peut être aidé que par un miracle.
Elle resta hésitante, près de la porte, à respirer cet air étrange d’angoisse et de mystère.
—Je ne sais même pas à qui cette église est consacrée, murmura-t-elle, mais je sens qu’il y a vraiment ici quelqu’un qui peut nous donner ce que nous demandons.
Elle se laissa tomber à genoux parmi les fidèles, si nombreux qu’ils couvraient le parvis, depuis l’autel jusqu’à la sortie. Tout en priant elle-même, elle entendit soupirer et sangloter ceux qui l’entouraient. Toute cette douleur pénétra dans son cœur et le remplit d’une compassion toujours grandissante.
—Ah! mon Dieu, laissez-moi faire quelque chose pour sauver ce vieux malade, pria-t-elle. Je viendrai par là en aide, d’abord à mes enfants, et puis à tant d’autres!
De temps à autre, un petit moine décharné se glissait parmi les fidèles et leur chuchotait quelques mots à l’oreille. Celui à qui il avait parlé se levait aussitôt pour le suivre dans la sacristie.
Signora Concenza comprit bientôt de quoi il s’agissait.
—Ce sont là des gens qui font des vœux pour le rétablissement du pape, pensa-t-elle.
La prochaine fois que le petit moine vint faire son tour, elle se leva pour le suivre.
Ce fut là un acte complètement involontaire. Il lui sembla qu’elle y était poussée par la puissance occulte qui régnait dans la vieille église.
Une fois entrée dans la sacristie qui avait l’air encore plus mystérieuse que l’église même, elle se repentit:
—Qu’est-ce que je viens faire ici? se demanda-t-elle. Qu’est-ce que j’ai à donner, moi? Je ne possède rien que deux charretées de légumes. Je ne peux pourtant pas donner aux saints quelques paniers d’artichauts!
Le long d’un des murs était un comptoir derrière lequel se tenait un prêtre qui notait sur un registre tout ce qu’on promettait aux saints. Concenza entendit l’un promettre de donner à la vieille église une somme d’argent, un autre sacrifier sa montre d’or, un troisième ses boucles de perles.
Concenza restait toujours immobile à la porte. Ses derniers pauvres sous, elle les avait dépensés pour procurer quelques bons morceaux à son fils. Elle entendit encore que des gens qui n’avaient pas l’air d’être plus riches qu’elle, achetaient des cierges et des cœurs d’argent. Elle retourna la poche de sa jupe. Elle n’arriva même pas à réunir la somme qu’il fallait pour cela.
Elle demeura dans l’expectative si longtemps qu’enfin elle était la seule personne étrangère dans la sacristie. Les prêtres qui s’y trouvaient commencèrent à la regarder d’un œil étonné. Alors elle fit quelques pas en avant. Pour commencer elle eut l’air peu sûre d’elle et même un peu gênée, mais les premiers pas franchis, elle s’en fut d’un pied léger et prompt devant le comptoir.
—Mon père, dit-elle au prêtre, écrivez que Concenza Zamponi qui a eu soixante ans l’année passée à la Saint-Jean, donne les années qui lui restent à vivre, au Saint-Père, pour allonger le fil de ses jours.
Le prêtre avait déjà commencé à écrire. Il était certainement très fatigué d’avoir tenu ce registre toute la nuit et il ne faisait pas attention à ce qu’il notait. Mais maintenant il s’arrêta net au milieu de la phrase et jeta un regard plein d’interrogation sur signora Concenza. Elle rencontra son regard avec un calme parfait.
—Je suis forte et en bonne santé, fit-elle. J’aurais bien atteint les soixante-dix. C’est au moins dix années que je donne au Saint-Père.
Le prêtre, voyant son zèle et sa ferveur, ne fit pas d’objections:
—C’est une pauvre femme, se dit-il. Elle n’a pas autre chose à donner.
—C’est écrit, ma fille, dit-il.
À l’heure tardive où enfin la vieille Concenza quitta l’église, toute circulation avait cessé et la rue était complètement déserte. Elle se trouvait dans une partie reculée de la ville où les becs de gaz étaient si clairsemés qu’ils n’arrivaient que bien imparfaitement à dissiper l’obscurité. Elle se mit à marcher rapidement. Elle sentit son âme en fête, toute convaincue qu’elle était d’avoir accompli une action qui ferait bien des heureux.
En avançant dans la rue, elle eut tout d’un coup l’impression qu’un être vivant planait au-dessus de sa tête.
Elle s’arrêta et regarda en haut. Dans l’obscurité qui régnait entre les hautes maisons, il lui sembla discerner une paire d’ailes énormes et même elle crut entendre le bruissement des plumes.
—Qu’est cela? dit-elle. Ce ne peut pourtant pas être un oiseau. C’est beaucoup trop grand.
Immédiatement après elle crut distinguer un visage dont la blancheur était telle qu’elle perçait l’obscurité. Alors un effroi indicible s’empara d’elle. «C’est l’ange de la mort qui plane sur moi, pensa-t-elle. Ah qu’est-ce que j’ai fait? Je me suis livrée aux mains du Terrible.»
Elle se mit à courir, mais elle continua à entendre le bruit sourd des ailes puissantes, et elle était convaincue que la mort la poursuivait.
Elle fuyait par les rues avec une rapidité exaspérée. Néanmoins il lui sembla que la mort s’approchait de plus en plus. Déjà elle sentait les ailes effleurer son épaule.
Soudain elle entendit un sifflement dans l’air. Un objet lourd et aigu la frappa à la tête. L’épée de la mort l’avait atteinte. Elle tomba à genoux. Elle comprit qu’il lui fallait mourir…
Quelques heures plus tard la vieille Concenza fut trouvée dans la rue par quelques ouvriers. Elle était là inanimée, frappée d’une congestion. La pauvre femme fut transportée à l’hôpital où l’on réussit à la faire recouvrer ses sens, mais il était évident qu’il ne lui restait pas beaucoup d’heures à vivre.
On eut cependant le temps de faire venir ses enfants. Lorsque, remplis de douleur, ceux-ci arrivèrent à son lit, ils la trouvèrent très calme et très heureuse. Elle ne pouvait guère parler, mais elle restait là à caresser leurs mains.
—Il faut être heureux, disait-elle, heureux, heureux.
Elle n’était pas contente de les voir pleurer, cela était évident. Elle demanda même aux infirmières de sourire et de manifester leur joie.
—Gais et heureux, répéta-t-elle, maintenant il faut que tout le monde soit heureux et content.
Elle demeurait là, les yeux affamés de voir un peu de joie autour d’elle.
Elle s’impatientait de plus en plus devant les larmes des enfants et les mines graves des infirmières. Elle commençait à prononcer des paroles que personne ne comprenait. Elle disait que s’ils n’étaient pas contents, elle aurait pu aussi bien continuer à vivre. Ceux qui l’entendaient croyaient qu’elle divaguait.
Tout à coup la porte s’ouvrit et un jeune médecin entra dans la salle. Il tenait à la main un journal qu’il brandit en criant à haute voix:
—Le pape va mieux. Il guérira. Il y a eu un revirement cette nuit.
Les infirmières lui firent signe de se taire pour ne pas troubler la paix de le mourante; mais signora Concenza l’avait déjà entendu.
Elle avait remarqué aussi qu’un frémissement de joie, tel un éclair de bonheur, avait effleuré ceux qui entouraient son lit.
Alors l’inquiétude disparut de son visage. Elle sourit, contente. Elle fit signe qu’on la redressât dans son lit.
Là elle restait à regarder autour d’elle avec des yeux de visionnaire. C’était comme si elle embrassait Rome entière de son regard, Rome dont à cette heure les habitants envahissaient les rues, en se transmettant entre eux la nouvelle heureuse.
Elle releva la tête aussi haut que possible.
—C’est moi, dit-elle. Je suis très contente. Dieu m’a laissée mourir pour qu’il puisse vivre. Ça ne fait rien de mourir, puisque j’ai rendu heureux tout le monde.
* * *
Mais à Rome on raconte qu’une fois rétabli, le Saint-Père s’amusait un jour à relever sur les registres des églises tous les vœux pieux faits pour sa guérison.
Il lut en souriant la longue liste de petits cadeaux jusqu’à ce qu’il vint à l’annotation portant que Concenza Zamponi lui avait donné les années qu’il lui restait à vivre. Alors tout d’un coup il devint grave et pensif.
Il fit rechercher Concenza Zamponi et il apprit qu’elle était morte la nuit même où il guérit. Il fit mander aussi son fils Domenico et le questionna sur les derniers moments de sa mère.
—Mon fils, lui dit le pape, lorsqu’il eut enfin fini, ta mère ne m’a pas sauvé la vie comme elle le croyait à son heure dernière, mais je suis très touché de son amour et de son esprit de sacrifice.
Il donna sa main à baiser à Domenico, et le congédia.
Mais les Romains assurent que bien que ne voulant pas avouer ouvertement que sa vie avait été prolongée grâce au sacrifice de la vieille femme, il en était cependant convaincu. «Pourquoi, sans cela, Père Zamponi aurait-il fait une carrière si rapide? demandent les Romains. Il est déjà évêque et l’on chuchote qu’à la prochaine occasion il va être promu cardinal.»
Et à Rome on ne craignait plus la mort du pape, même quand celui-ci était très sérieusement malade. On prévoyait qu’il allait vivre plus longtemps que les autres humains, car sa vie avait été prolongée de toutes les années dont lui avait fait cadeau la pauvre Concenza.