A l’angle de la rue du Cherche-Midi et du boulevard Montparnasse, il y a un petit café débit-de-tabac qui s’appelle le chien qui fume. C’est là, sur la terrasse, que nous nous sommes arrêtés, Barnavaux et moi : il est cinq heures du soir.

Le vent du crépuscule, vers cette fin de septembre, a déjà séché les feuilles des arbres. Elles traînent à terre, toutes roussies, raides, recroquevillées, craquantes ; il s’en exhale une odeur amère et mélancolique et qui pourtant, par un retour inattendu, vous fait songer à vos premières années de jeunesse, à votre toute petite enfance. Car alors on avait la tête plus près de terre, comme ces bassets aux pattes courtes dont l’odorat aigu découvre plus aisément, sur le sol et dans la mousse, les imperceptibles fumées qui dénoncent le passage des lièvres. Voilà pourquoi il vous émeut, ce parfum sauvage et triste. Il montait alors plus puissant aux narines ; maintenant en nous il reste associé au souvenir des vieux jardins dans lesquels on a joué, des premières imaginations qu’on s’est faites de forêts qu’on ne connaissait pas encore, des premières femmes qui vous ont pris la main, en vous donnant des ordres, mais en vous baisant le front et les yeux. Et le ciel, ce jour-là, est sublime. Si bleu au-dessus de nos têtes, d’un vert si magnifiquement mêlé d’or à l’horizon, avec de petits nuages très hauts, très clairs, très légers, des nuages pour déesses ou saintes vierges ! Barnavaux sent comme moi le miracle de l’heure. Seulement, à la manière de presque tous les hommes simples, il ne s’émeut pas consciemment aux incantations muettes de la nature. Il y est aussi sensible que moi, mais il ne se rend pas compte qu’il les sent : ça le fait seulement penser à autre chose, plus fort. Et alors il prononce cette phrase qui m’étonne une seconde :

— C’est un temps, un temps… où on voudrait être aimé par une femme de quarante ans qui aurait du violet sur son chapeau !

Puis il se replonge dans sa rêverie, que j’hésite à troubler.

Tout à coup, des hauteurs de l’avenue du Maine, descend une masse altière et blafarde dont le sommet atteint presque la cime effeuillée des lilas du Japon. Barnavaux, qui connaît le quartier, comprend tout de suite.

— Une statue qui va en voiture jusque là-bas, vous savez, aux Champs-Elysées.

Et je comprends à mon tour que c’est l’envoi d’un sculpteur au salon d’automne. Mais vers le carrefour même où nous nous trouvions, l’un des chevaux qui traînaient le lourd fardier heurte maladroitement, de son pied large, à moitié déferré, le rail du tramway, essaie sans y réussir de se ramasser d’un coup de rein, et sans hennir, sans se plaindre, avec la tranquillité d’une bête qui sait ce qui lui arrive, s’abat tout doucement.

Barnavaux n’eut pas un seul instant l’idée de se mêler à la foule des curieux qui s’attroupaient. Un cheval qui tombe, on voit ça plusieurs fois par jour à Paris, ça n’est pas intéressant. Il n’avait d’yeux que pour le « monument » qui s’était arrêté devant nous, en exposition prématurée. Et ce monument était, sans nul doute possible, destiné à l’une des capitales de notre vaste domaine d’outre-mer. Il représentait « la France, civilisatrice d’un peuple barbare » sous la forme d’un rude guerrier de l’infanterie coloniale, relevant de la main droite une petite négresse aux chaînes brisées, tandis que de la gauche il brandit un fusil, modèle 86.

— Voilà votre portrait, Barnavaux, lui dis-je, ça doit vous faire plaisir.

— C’est idiot ! répondit Barnavaux avec une énergie surprenante. C’est complètement idiot !

Les plâtres qu’on envoie aux expositions ne sont pas faits pour le grand air. Celui-là, aux rayons du soleil couchant, était particulièrement blême. Le héros de l’infanterie coloniale ressemblait à un Pierrot de la comédie italienne, et la petite négresse, toute blanche avec une mâchoire prognathe, évoquait une anthropoïde albinos. Je crus que Barnavaux portait un jugement esthétique émané de cette impression. Mais son esprit ne considère que des réalités plus immédiates.

— Quand on montre un blanc aux indigènes, dit-il, il faut que ce blanc soit un grand blanc, un chef avec des galons, la croix de la Légion d’honneur, et qu’il ait une grande barbe, autant que possible, la barbe étant ce qu’ils respectent le plus au monde, parce qu’ils n’en ont pas. Et puis, qu’est-ce que c’est que cette idée de lui faire relever une femme, à celui-là ? Vous croyez qu’ils se figurent leurs tribus, leur race, leur patrie sous les traits d’une femme ? C’est des pays de mâles, vous entendez ! Les femmes, ils s’en foutent. Ensuite, elles ne sont nues, chez eux, que si elles sont pauvres, misérables, esclaves de guerre. Et par-dessus le marché il n’y a pas un peuple, hors de l’Europe, pour croire que le nu soit une beauté. Pour eux il est obscène, il est sale, il donne des idées, il fait rire comme on rit entre hommes. Savez-vous ce que ça veut dire, pour un Bambara ou un Peuhl, cette femme nue et ce soldat qui joue avec son fusil ? C’est Barnavaux « qui a fait captifs beaucoup bon, après avoir cassé village » ! Et elle est nue parce que pagnes, bijoux, colliers, tout ça fini. Fini-foutu, fini-cassé, fini-pillé ! Voilà. Et comment pourraient-ils s’imaginer autre chose, ces noirs ? Est-ce qu’ils savent lire, est-ce qu’ils peuvent lire ce qu’on a écrit sur la pierre, au-dessous ? Même s’ils savaient lire, du reste, qu’est-ce que ça signifie, pour eux, ce mot-là : « civilisation » ? Ça signifie : « Y en a payer l’impôt commandant. »

Il réfléchit une petite minute et ajouta d’un air profond :

— Même, ce qu’on pourrait faire de mieux, pour ces pays-là, c’est une statue qui expliquerait bien clairement « qu’il y en a payer l’impôt ». Pour le reste, ces nègres ne sont pas à la hauteur. Et ce n’est peut-être pas utile qu’ils le soient. Ça leur mettrait dans la tête des idées au-dessus de leur condition.

Il regarda le fond de son verre, et poursuivit :

— Il y a aussi une chose, une chose… Jamais ils ne pourront comprendre pourquoi cette négresse est blanche, sur le monument. Voyons ! Les blancs sont blancs, les noirs sont noirs, ils ne peuvent pas sortir de là : c’est naturel ! Tenez, à Saint-Louis du Sénégal on a mis une statue de Faidherbe, sur la Grand’Place, en face du palais du gouvernement. Il est habillé en colonel, avec son épée à la main, tête nue, et tout en bronze. Et il paraît que c’est ressemblant. Je n’en sais rien, je ne l’ai pas connu, Faidherbe, mais on me l’a dit.

En tous cas les noirs de Saint-Louis eux-mêmes croient que c’est ressemblant. Seulement, c’est pour des raisons que vous n’imaginez pas. Un jour que je regardais la statue, j’entendis un soldat sénégalais qui disait à un autre :

«  — Colonel Faidherbe, y en avait lui noir, y en avait lui Sénégalais, y en avait lui comme moi ça même. Tout y en avait lui même chose moi. Et lui faire grande guerre aux blancs. Cassé Saint-Louis, cassé Sénégal, cassé tout. Les blancs toujours battus, demander l’aman, donner Faidherbe beaucoup captifs, beaucoup fusils, beaucoup cartouches : tout ce qu’il faut pour grand chef. Alors lui beaucoup content, dire faire lui même chose fétiche comme ça sur la place, dire faire lui regarder maison Bouroum (le palais du gouverneur) et faire menace gouverneur avec son sabre. »

Alors, poursuivit Barnavaux, je lui dis qu’il était idiot, que Faidherbe était un blanc, gouverneur du Sénégal. Mais il me montra la statue, et demanda :

«  — Lui y en a blanc, ou y en a noir ? »

La statue est en bronze, et par conséquent sur la statue Faidherbe est noir. Ça, on ne peut pas le nier. Vous voyez à quoi ça sert de faire la statue des blancs en bronze aux colonies ; c’est pernicieux pour leur réputation. Et il y a encore des choses auxquelles on ne pense pas. Car le Sénégalais demanda :

«  — Et lui, y en a-t-il casque ?

C’est vrai que Faidherbe est tête nue, comme je vous ai dit. Et jamais, jamais, au Sénégal, on n’a vu un blanc tête nue. C’est bon pour les nègres. Qu’est-ce que je pouvais répondre, hein ? Et pourtant c’était trop bête. Je dis :

«  — Il y a tout près d’ici Fatima Coulibaré, qui est vieille comme un baobab. Elle se rappelle ! Viens lui demander avec moi si Faidherbe n’était pas blanc, espèce de boule de caoutchouc ! »

On est allé demander à Fatima Coulibaré, celle qui fait concierge chez M. Raymond Martin. Vous la connaissez, peut-être ? Elle s’est gratté les deux bras avec ses ongles, puis s’est mis les doigts dans la bouche, après avoir retiré sa pipe, et elle a jugé !

«  — Faidherbe, elle a dit, lui pas blanc tout à fait, tout à fait. Lui pas noir tout à fait. Lui mulot. Papa blanc, maman noire. Ça vrai comme je crache. Y en a encore ici sa sœur. Et sa sœur, y en a mulotte, sûr. »

Je répondis :

«  — Faidherbe n’a pas de sœur ici, Fatima ; tu déménages. »

Mais elle affirma :

«  — Vas voir un peu rue Chaudié. Y en a elle son nom Marie Dodds. »

Et Dodds, expliqua Barnavaux, c’est le nom d’un autre général qui n’était pas tout à fait blanc, et dont la sœur habite encore Saint-Louis. Mais si on n’avait pas fait la statue en bronze, ces nègres n’auraient pas mélangé les familles !

L’histoire me paraissait avoir un sens plus profond que celui que lui attribuait Barnavaux. Ces noirs du Sénégal croyant que Faidherbe avait été l’un des leurs, parce qu’il fut bon, mais aussi parce que son effigie est noire ! Et parce que son souvenir est resté parmi eux comme celui d’un bienfaiteur, s’imaginant cinquante ans après son départ, cinquante ans à peine, qu’il ne pût être un bienfaiteur que pour avoir rossé les blancs ! Puis mêlant sa mémoire à celle d’un autre chef de guerre ! Tout cela était beau, inquiétant, légendaire, retentissant aussi sur d’autres problèmes. Mais Barnavaux ayant fini de dire ce qu’il avait à dire, n’y songeait déjà plus. On venait de relever le cheval du fardier. Le convoi s’ébranla vers le couchant magnifique. Le « monument » frémissait tout doux, tout doux, sur la chaussée cahoteuse.

— Si ça se casse avant d’arriver, conclut seulement Barnavaux, ça ne sera pas un mal pour les colonies !