Il y a quelques années, il m’arriva d’aller voir, rue de la Ville-l’Evêque, une exposition qui contenait un assez grand nombre d’œuvres de Cézanne. Quelques figures surprenaient ; elles étaient gauches, elles étaient raides, et d’un éclat qui me rappelait cette phrase lue un jour dans un feuilleton : « Ses yeux éteints brillaient d’un feu sombre » ; parfois quelqu’une avait l’air d’avoir mal aux dents ; et pourtant elles respiraient une telle conscience, une telle volonté de l’artiste d’avoir voulu voir ce qu’il y avait derrière, dans le crâne et dans la chair, qu’on n’en pouvait détacher ses yeux. Nous connaissons tous ce sentiment-là, nous écrivains, pour peu que nous avons l’amour du métier : dans tel livre maladroit comme le Des hommes, de Bernard Combette, mort au cours de cette guerre, et aujourd’hui trop oublié, il y a des pages que je relirai toute ma vie, parce que personne n’avait jamais songé à les écrire, qu’elles sont uniques dans notre littérature et dans toutes les littératures. Le livre de Combette n’est pas une œuvre, et pourtant c’est une leçon ; quelque chose aussi comme un infirme qui aurait un beau membre. Cela vaut mieux qu’un être ordinaire, où tout est indifférent ; cela vaut moins que l’Hermès d’Olympie. L’Hermès d’Olympie est beau pour tout le monde, et par conséquent un chef-d’œuvre ; l’infirme au beau membre n’importe qu’aux spécialistes qui ont besoin de savoir ce que c’est qu’un beau membre. Cela fait une petite différence ; et si l’on porte Cézanne aux nues, je réclame pour Combette. On est vraiment injuste pour les écrivains, par comparaison au sort qu’on fait de nos jours aux peintres : il est vrai qu’on ne peut spéculer sur un « trois cinquante » comme sur un tableau. Ou plutôt je ne réclame pas : je souhaite, sans l’espérer, qu’on mette les choses à leur place.
… A côté de ces figures, dans ces tableaux de Cézanne, des paysages et encore des paysages, une patiente répétition des mêmes motifs de paysage, non pour une différence d’heure ou de saison, mais comme si l’on avait voulu parvenir à je ne sais quoi, qui fuyait toujours. Parfois, l’évocation d’une maison ou d’un arbre, avec quelque chose de grand, d’intérieur, d’émouvant. Et puis les maisons avaient l’air tout à coup de tomber les unes sur les autres comme des châteaux de cartes ; et puis les couleurs étaient fangeuses. Non seulement fangeuses, mais comme transposées les unes dans les autres. J’étais accompagné d’un fervent de Cézanne et je m’écriai :
— Oh ! comme c’est intéressant !
— N’est-ce pas ? dit l’admirateur de Cézanne. Génial, c’est le mot, génial. Le pur génie !
— Non, répondis-je, ce n’est pas ce qui m’intéresse : c’est que cette peinture me rappelle exactement les photographies d’une thèse de médecine que je viens de lire sur les déformations de la vue chez les diabétiques.
— C’est une coïncidence ! répliqua l’admirateur de Cézanne, piqué. Rien qu’une coïncidence.
— Cela se peut, lui dis-je.
Voilà qu’aujourd’hui le livre de Vollard sur Cézanne me tombe entre les mains. Il est infiniment vif, et plein, cela va de soi. L’écrivain, chez Vollard, vaut le causeur. Les excellentes reproductions de l’œuvre de l’artiste qui en éclairent toutes les pages accusent à la fois les mérites singuliers et les déconcertantes lacunes de celle-ci, car la photographie est une terrible épreuve : rien ne sauve plus alors le défaut de construction d’un visage ; un paysage confus, quand la couleur, même boueuse et faussée, n’est plus là, devient trop semblable, comme l’écrivit jadis un critique, « à ces têtes de mouches que les écoliers écrasent sur du papier pour voir ce que ça donnera ». Et l’homme enfin apparaît, au cours de ces souvenirs, délicieux d’ingénuité, et d’autant plus attirant — surtout pour un artiste, lui-même exceptionnel, et pour un psychologue, il faudrait presque dire un neurologue — qu’il est incomplet, inachevé, manquant toujours de quelque chose, comme la plupart, comme la plus grande partie des ouvrages sortis de ses mains. Il courut sans cesse après une réalité qu’il concevait bien plus qu’il ne la pouvait voir, et qui demeurait inaccessible. Une puissance mystérieuse, comme un sort jeté par un mauvais enchanteur, lui liait les mains et lui brouillait les yeux. Il en accusait la lumière, les gens, et même les ascenseurs. Il disait : « Il faut étudier la nature, il n’y a que la nature. » Et il finissait par peindre d’après des fleurs en papier, parce que du moins celles-là ne changeaient pas, ne se flétrissaient pas, et qu’ainsi il espérait avoir le temps, enfin le temps, d’arriver à l’exactitude aussi bien qu’à l’expression. Même sa foi catholique, qui était sincère, il l’expliquait avec naïveté, avec humilité — donc, il faut le dire, dans un véritable esprit chrétien — par la faiblesse non pas de l’intelligence humaine en général, mais, avec une touchante modestie, par l’infirmité toute particulière et douloureusement supportée, éprouvée, de son intelligence : « … Ecoutez un peu, monsieur Vollard ! Moi, je suis faible. Rome est forte ! Alors, je m’appuie sur Rome. » En vérité, cet homme apparaît grand, au sens romantique et par conséquent morbide du terme, par ce qu’il a souffert. Il a souffert profondément, cruellement, de l’écart qu’il sentait entre une conception très classique, très régulière de l’art — mais oui, régulière et traditionnelle, je vous assure : nul peintre contemporain n’a plus fréquenté le Louvre, plus aimé ni mieux compris les vieux maîtres — et une impuissance qui le déchirait à réaliser cette conception. Il se pourrait bien, j’exagère pour me faire comprendre, que l’œuvre de Cézanne, ce soit le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, cette toile où le peintre a voulu tout mettre et où il ne reste plus rien, qu’un bras délicieux échappé par hasard aux hésitations, aux reprises, aux repentirs, aux pitoyables acharnements d’une main et d’un rêve qui veulent toujours mieux, recommencent, et s’égarent — un bras que le génie a fait, et que le sur-génie et le sous-homme ont oublié ! Réaliser : tel fut toute sa vie l’idéal de Cézanne, et plus sage que beaucoup de ceux qui l’admirent sans mesure, il savait qu’il n’y parviendrait point. Il en exprimait son désespoir avec cette candeur qui fait de lui, toutes choses qu’on lui puisse opposer, un être qu’on aimerait comme on aimerait une femme. Il méprisait Bouguereau : cela est permis. Mais par instant il protestait : « Il ne faut pas dire du mal de Bouguereau : Bouguereau a réalisé. » Tous ceux qui ont conscience de ce qu’est leur art et même leur métier comprendront la vérité profonde de cette phrase. Pour les autres, il faut les plaindre.
J’en étais là de mes méditations. Je me demandais quelle était la valeur, la valeur dans l’avenir, de cet artiste original et imparfait, quelle était la cause de sa vogue actuelle, et ce qui fait que, comme on dit, et comme on vous dit « il ne faut pas le discuter », sous peine, j’imagine, d’avoir l’air d’un imbécile. J’en étais là, quand je rencontrai Vollard. Je lui racontai ma visite rue de la Ville-l’Evêque, et mon cri : « Ces Cézanne ! C’est exactement ce que j’ai vu dans un ouvrage qui reproduisait des essais de malades diabétiques, peintures ou dessins. » Il me répondit :
— Diabétique ? Mais il l’a été pendant vingt ans. Jusqu’à sa mort.
Maintenant, comprenez bien : il ne s’agit pas de dire que n’importe quel diabétique pourrait faire « du Cézanne », Cela serait aussi parfaitement idiot que de s’imaginer qu’il suffit d’aimer les spiritueux pour être Musset ou Verlaine, ce que beaucoup de jeunes hommes ont cru, malheureusement, sans aucun profit pour eux ni pour vous. Seulement cela peut expliquer les motifs actuels du mérite très spécial qu’on attribue à certains artistes. C’est, en effet, que nous sommes toujours en plein romantisme. Avant le romantisme, un artiste devait être humain, pleinement humain, dans ce que l’humanité a de plus général. A partir du romantisme, on a voulu qu’il fût particulier, toujours plus particulier, toujours plus différencié, plus exceptionnel. Cela revient à dire que de nos jours, Corneille, Boileau, Poussin, La Bruyère, La Rochefoucauld, Le Sueur et même Racine, ne seraient plus probablement écrivains, dramaturges ou peintres : ils n’auraient aucune des qualités exigées. Ils seraient industriels, ou banquiers, ou militaires, ou peut-être journalistes, ce qui est horrible à penser ! Et même, il est à peu près certain que Cézanne ou Van Gogh — Van Gogh, dont Cézanne disait : « Il fait de la peinture de fou » : le propre des « tempéraments » qui ne sont que des tempéraments est de ne pas se comprendre entre eux — eussent été bien obligés de faire autre chose que de la peinture. C’est qu’il y a deux siècles on demandait à l’artiste d’être un homme supra-normal. On lui demande aujourd’hui d’être anormal.
… Mais je m’aperçois que tout ce que je viens d’écrire ne signifie rien sans doute. La grande question, la seule question en effet, pour l’immense majorité des « amateurs », est de savoir si Cézanne « se tendra toujours aussi bien après la guerre ». Car les gens paraissent nourrir l’impression que la guerre est un cataclysme après lequel tout doit changer. J’ai le sentiment qu’il n’en sera rien. Il y eut déjà vingt-cinq ans de guerre, qui se sont terminés en 1815. Après cette guerre, on a eu la même littérature, la même peinture et la même sculpture que sous le premier Empire, jusqu’aux environs de 1830. Il y a eu la guerre de 1870 : après cette guerre, on a eu les mêmes opérettes d’Offenbach et d’Hervé, les mêmes comédies de Meilhac et Halévy, les mêmes romans de Daudet et de Zola que sous le second Empire. La littérature et l’art n’ont changé que lorsque changèrent les générations et la société, et avec les générations et la société la manière de sentir et de concevoir les problèmes de la vie sociale. Il en sera ainsi dans quelques mois, soyez-en bien convaincus : et il n’y aura point de krach de Cézanne… pour le moment.