Pierre Mille

M. Devoze, homme d’affaires remarquable et fort entreprenant, n’a aux yeux de sa femme que deux graves défauts : la couleur de ses cravates, qu’il s’obstine à choisir dans une nuance rouge qu’elle estime du plus déplorable goût, et sa manie de consulter des somnambules en ajoutant à leurs prédictions la foi la plus ardente et la plus convaincue.

Pour la couleur de ses cravates, c’est chez M. Devoze un instinct congénital et malheureux. Nul ne saura jamais pourquoi les Arabes s’habillent en blanc et les Annamites en noir, sans que rien les en puisse détourner. De même, il y a des hommes qui ne trouvent rien de plus beau que le vert, le jaune, le bleu ou le rouge : ils sont nés comme ça, il est inutile de tenter quoi que ce soit pour leur faire préférer le vert au jaune, ou le bleu au rouge.

Pour sa foi dans les somnambules, elle vient sans doute à M. Devoze de ce que justement c’est en affaires un homme entreprenant, même téméraire. Accoutumé à risquer beaucoup, il croit à la chance : on a remarqué que la plupart des joueurs sont superstitieux, et Catherine de Médicis, Wallenstein, bien d’autres grands politiques ou d’illustres généraux, eurent leur astrologue, sans doute pour la même raison que M. Devoze a sa somnambule, extralucide, comme il se doit. On se demande avec anxiété : « Réussirai-je ? » Et comme on ne saurait s’en donner, raisonnablement, des motifs certains, on invoque le concours des personnes qui prétendent jouir du privilège de percer les voiles de l’avenir.

Il n’en est pas de même de Mme Devoze. Elle a de l’intrépidité. Bien que fort honnête, elle ne craint Dieu ni Diable. Son incrédulité est dédaigneuse et totale, comme ses gestes ont d’ordinaire toute la précision de l’impulsivité. Ajoutons un détail que nous ne pouvons tenir que de M. Devoze lui-même — car c’est, il convient de le répéter ici, encore une fois, une personne fort honnête :

— Tu me reproches la couleur de mes cravates, lui dit fréquemment M. Devoze ; tu ferais bien mieux de porter des pantalons. Toutes les femmes en portent et tu devrais faire comme toutes les femmes. Une combinaison si tu veux, mais enfin quelque chose. D’abord, cela serait plus décent : ensuite, je suis persuadé que cela est plus sain. Tu prendras froid.

Mais Mme Devoze lève les épaules. Ni sa mère ni sa grand’mère n’en ont porté ; c’est une femme de tradition : elle se passera de cet accessoire de toilette aussi bien que ses aïeules, dont on n’a jamais dit de mal, Dieu merci, encore qu’elles eussent le langage un peu vert, comme il est de coutume en Bourgogne, le geste assez vif, et qui ne sont mortes qu’à un âge avancé.

Après quoi l’on revient sur le chapitre de la somnambule. Celle que fréquente M. Devoze, Mme Hertha, possède, à son dire, des dons de seconde vue extraordinaires. Mme Devoze renouvelle l’expression de son dédain.

— Je t’assure, lui dit son mari, que tu devrais aller la consulter : tu serais stupéfaite. Bien plus : tu serais convertie.

Sa femme répond que se convertir aux somnambules, c’est se convertir à l’imbécillité ; qu’il suffit d’un esprit faible dans le ménage ; qu’elle ne se laissera pas plus convertir aux somnambules qu’à manger de la soupe au potiron, qu’elle a en horreur. Dans un bon ménage, un ménage qui s’entend bien, il faut toujours qu’il y ait quelque discussion de cette sorte : cela entretient l’amitié.

Cela dure depuis dix ans. Au bout de dix ans, regardant encore une fois les cravates de son mari, voici qu’un jour, par une sorte d’illumination, Mme Devoze associe dans un éclair les deux sujets de dissension que le ciel bienfaisant maintient entre elle et son époux. Et, semblant tout à coup céder :

— Soit, dit-elle, puisque tu en dis tant de bien, de ta Mme Hertha, j’irai la voir ! Et dès cet après-midi.

M. Devoze en est bien content et — les croyants, dans leur ferveur, ont de ces petites faiblesses — s’empresse de téléphoner discrètement à Mme Hertha pour lui annoncer la visite de sa femme, afin que celle-ci demeure plus frappée encore de l’exactitude des révélations qu’elle recevra sur son passé. Quant à l’avenir, il comptait sincèrement sur la clairvoyance de la pythonisse.

A la manière dont elle est accueillie, Mme Devoze ne manque point de s’apercevoir qu’elle était attendue : mais cela rentre dans ses plans. Elle se montre, avec Mme Hertha, de la dernière confiance, affecte pour tout ce que celle-ci peut annoncer ou découvrir, un enthousiasme émerveillé, la traite au bout d’un quart d’heure comme une amie, enfin se précipite aux suprêmes confidences : « Il n’y a rien dans sa vie, rien. Elle aime uniquement son mari, que Mme Hertha connaît peut-être, qui s’appelle M. Devoze… La seule chose qui, dans sa personne, lui porte sur les nerfs, ce sont ses cravates. »

Mme Hertha est bonne personne. Sans rien dire, elle se promet d’arranger l’affaire. Et dès qu’elle revoit son habituel client, qui ne se fait guère attendre, lui dit le plus sérieusement du monde :

— Je distingue pour vous le succès le plus satisfaisant… Toutefois, abstenez-vous de porter sur vous quoi que ce soit de rouge : cette couleur vous est hostile.

M. Devoze est crédule, mais il est sagace. Il obéit au conseil qu’il vient de recevoir, de quoi sa femme s’applaudit malignement dans son for intérieur ; mais pourtant, ne peut s’empêcher d’établir un rapport entre la visite que sa femme vient de faire à la somnambule, et la suggestion subite que vient de lui communiquer celle-ci, alors que depuis si longtemps la nuance de ses cravates avait paru fort indifférente aux puissances mystérieuses du destin. Le tour lui semble simplement bien joué ; il a fort bon caractère, mais il se promet d’avoir sa revanche.

A quelque temps de là, Mme Devoze prend mal à la gorge : une assez insignifiante angine. Cependant son mari manifeste la plus touchante inquiétude, obtient de sa femme qu’elle aille voir, incontinent, l’excellent docteur Blinières, leur ami et le médecin du ménage. Elle y consent. Alors, se frottant les mains, M. Devoze téléphone encore, mais cette fois au docteur, non plus à la pythonisse, pour lui donner quelques instructions.

Mme Devoze entre dans le cabinet du docteur Blinières quelques heures plus tard, avec sa désinvolture usuelle ; elle est leste, décidée, gaillarde et de hait. Professionnellement, avec un grand sérieux, le docteur lui fait ouvrir la bouche, baisser la langue, en y appuyant une spatule de nickel, et commandant à sa cliente de faire « Ah ! Ah ! Ah ! » comme l’impose un immémorial usage.

— Je vois ce que c’est, fait-il. Une petite angine. Ce ne sera rien. Seulement, chère madame, vous devez être fort sujette à cette sorte de refroidissement. Je suis sûr, permettez-moi de le suggérer, que vous n’êtes point, en dessous, vêtue assez chaudement. Je vous recommande l’usage de la flanelle, et des pantalons.

Car tel a été le message dont il fut l’objet quelques instants auparavant, de la part de M. Devoze. Il accomplit sa mission avec fidélité.

Mais, de même que M. Devoze avait compris que sa femme n’était point étrangère aux injonctions relatives à sa toilette qu’il avait reçues de Mme Hertha, de même Mme Devoze soupçonne directement la complicité, en cette matière, de son mari et du médecin.

— Eh quoi ! docteur, dit-elle, d’un air admiratif, rien qu’en regardant ma gorge vous avez pu deviner ce qui se passait plus bas, beaucoup plus bas ? C’est étonnant, c’est merveilleux !

— L’habitude, l’expérience, madame, répond le docteur Blinières qui a peur de rougir. La science a des yeux qui lui permettent de percer bien des secrets, du moins de les pressentir…

… Alors, avec sa bravoure et son intrépidité ordinaires, debout devant le docteur et troussant impétueusement ses dessous, qui sont aimables, Mme Devoze lui dit joyeusement, d’une voix toute naturelle :

— Eh ! bien, docteur, puisqu’en regardant ma gorge vous avez pu voir ce qu’il y a ou ce qu’il n’y a pas ici, en regardant par là veuillez me dire si mon chapeau est droit sur ma tête !…