Le plus doucement possible, afin d’avoir moins chaud, M. Costepierre, venant du pont Neuf, suivit le quai Conti, dépassa l’Institut, et demeura un instant immobile sous l’arcade du portique qui fait communiquer cet édifice avec la rue de Seine. Cette voûte n’avait rien qui la désignât particulièrement à son intérêt : mais par ce pertuis, entre le fleuve et cette étroite voie du vieux Paris, il s’établissait un courant d’air, et le professeur, enlevant son chapeau, goûta délibérément ce souffle qui, bien que tiède lui-même, rafraîchissait un peu son front en sueur. Il s’efforça aussi de trouver plaisir à considérer le paysage urbain qu’il avait sous les yeux, l’un des plus harmonieusement limités, l’un des plus parfaits qui soient au monde. Sa déception fut vive de n’y point parvenir. Tous les plans étaient secs, durs, et chevauchaient les uns sur les autres. Telles sont les perfidies et les cruautés du soleil caniculaire : l’air de la ville, d’ordinaire si fin, si délicat, qui baigne et pénètre toutes choses de plus d’esprit encore que de volupté, était à cette heure d’une brutalité sans grâce.

C’est que les édifices parisiens n’ont pas été construits pour la lumière du Sahara ! M. Costepierre le constata mélancoliquement. Mais l’optimisme de sa nature voulut trouver une consolation dans le fait incontestable que les murailles de l’Institut projetaient une ombre sur la chaussée. « Et pourtant, songeait-il, elles ne sont pas orientées vers l’orient ou le ponant. Mais c’est que le soleil se trouve en ce moment dans l’hémisphère sud. » A toutes les minutes de sa vie où il éprouvait quelque fatigue ou quelque déconvenue, M. Costepierre s’ingéniait ainsi à se plonger dans le milieu cosmique, à concevoir et sentir la terre tournant sur son axe, accomplissant autour du soleil, éternellement, son orbite elliptique, insignifiante petite cellule d’un ensemble infini. Et il parvenait assez vite à se convaincre alors que décidément il y avait au monde des choses plus importantes que lui, M. Costepierre : telle était sa religion.

Comme il allait enfin reprendre sa marche, une automobile le dépassa impétueusement, et il crut voir la personne qui y siégeait toute seule faire de la tête, dans sa direction, ce petit mouvement par quoi les femmes bien élevées daignent témoigner qu’elles reconnaissent quelqu’un. Et l’automobile, en effet, s’arrêta quelques pas plus loin. Il reconnut alors une vieille amie chez laquelle parfois il avait dîné, aux saisons où l’on dîne. Elle attendit qu’il l’eût rejointe, et lui demanda, naturellement, ce qu’il faisait à Paris à pareille époque. Pour elle, c’était une corvée de maîtresse de maison : elle ne faisait que passer. Il lui fallait acheter des chaises de jardin, des draps de lit, des conserves : quand on arrive à la campagne, on s’aperçoit tout de suite que tout vous manque, et qu’il faut tout renouveler.

— Vous sortez sans doute de l’Institut ? dit-elle ensuite.

Cette question était une maladresse : M. Costepierre n’est pas de l’Institut. Il se trouve encore à Paris parce qu’il est professeur d’histoire dans un lycée, où il doit même prononcer le discours de distribution de prix. Il l’avoua fort ingénument et ajouta qu’il se rendait de ce pas à l’Ecole des beaux-arts pour y voir les esquisses du Grand Prix de Rome de sculpture.

— Ce n’est point, dit-il, que ces choses m’intéressent habituellement ; mais il paraît que cette fois, qui est la première, une jeune femme l’a emporté sur tous les autres concurrents. Je cède à un mouvement de curiosité assez commun.

Mme Denant fit une moue un peu dédaigneuse. Elle appartient à la catégorie très nombreuse des femmes antiféministes. Si elle était capable d’en donner les raisons, ces raisons ne seraient pas mauvaises : elle dirait qu’ayant été fort heureuse de son rôle dans la vie, elle ne conçoit pas pourquoi quelques-unes de ses sœurs en désirent un autre. Mais comme elle confond fréquemment les idées générales et les généralités, elle se contente d’invoquer des principes de haute convenance. Cependant elle consentit à accompagner M. Costepierre, et bien qu’il n’y eût plus que quelques pas à faire, le fit monter dans sa voiture. Elle eut toutefois le temps de dire avant d’arriver :

— Nous n’allons pas voir, sans doute, quelque chose de bien intéressant ; il y a là sûrement une de ces politesses que les hommes font si aisément aux femmes.

— Je ne sais pas plus que vous ce que nous allons voir, répondit M. Costepierre, et d’ailleurs je ne possède aucune compétence en la question. Mais je me permets d’être d’un avis différent du vôtre : Les hommes concèdent fort aisément aux femmes les petites distinctions auxquelles ils n’accordent pas d’importance. Mais s’il s’agit d’un sérieux avantage, ils se retrouvent ligués et défendent fort âprement les intérêts de leur sexe : c’est ce que nous avons pu constater récemment lors de la candidature à l’Académie des sciences d’une femme dont le grand et honnête mérite ne faisait de doute pour personne. Si donc on a fini par accorder à celle-là, après une longue attente, la toute première place, c’est qu’on ne pouvait faire autrement.

— C’est ce que nous verrons ! dit Mme Denant.

— Soyez assuré, répondit le professeur, que je m’en rapporterai à vos lumières.

Il n’eut pas plus tôt prononcé cette phrase ironique et polie que la contradiction qu’elle impliquait le frappa en lui donnant à sourire. Car il avait involontairement exprimé avec courtoisie, lui parfaitement disposé à admettre l’égalité des deux sexes dans les choses de l’esprit, qu’il n’accordait instinctivement qu’une valeur relative au jugement d’une personne qui n’aurait jamais de barbe.

La salle du quai Malaquais était pleine de gens qui voyaient pour la première fois de leur vie un bas-relief. Ils demandaient au gardien où était « la sculpture de la dame », allaient contempler ce bloc de plâtre, regardaient ensuite les autres blocs de plâtre, et jugeaient dans leur for intérieur que c’était tout pareil. Mais ceci déjà leur faisait une forte impression qu’une femme, tout de même, eût pu faire tout pareil ! Après quoi ils réagissaient ou ne réagissaient point contre cette impression, selon l’idée qu’ils avaient apportée en entrant. Mme Denant résuma son opinion en disant que décidément, comme elle l’avait prévu, il ne valait pas la peine de s’être dérangé.

— Mais si, répondit M. Costepierre, mais si ! Un des problèmes qui s’est depuis longtemps posé à ma pensée était celui-ci : il y a le génie, et il y a le talent. Le talent est assez souvent une plante de serre chaude ; il exige, pour fructifier, de grands soins et des circonstances favorables. Le génie, au contraire, est irrésistible, du moins si nous en croyons les romantiques. Ecrasé, dédaigné, supplicié, il entend toujours et malgré tout sonner l’heure de son triomphe. Et dans ce cas, pourquoi y a-t-il eu si peu de femmes de génie ? Il s’en devrait trouver un nombre bien plus considérable. Mais j’ai lu récemment un livre de Mme Bernardini-Sjœstedt qui m’a beaucoup frappé : il y est écrit que ce qui a toujours empêché les femmes de dire de façon originale ce qu’elles avaient à dire, c’est qu’elles avaient jusqu’ici reçu leurs méthodes et leurs procédés d’expression des hommes, et que ni ces méthodes ni ces procédés ne sont faits pour elles… Vous savez qu’il est des langues primitives où le vocabulaire des deux sexes est singulièrement différent. C’est un phénomène qu’on explique en disant que durant de longs siècles les hordes d’hommes et les hordes de femmes ont vécu séparées, ne se retrouvant qu’aux saisons de désir et d’amour ; et de la sorte, chez l’homme et la femme, des sentiments assez analogues auraient favorisé l’évolution de langages distincts. Il en est peut-être ainsi, même chez les peuples civilisés, bien plus qu’on ne croit. Les femmes, dans ce pays, n’ont pu jusqu’à ce jour employer que la langue des hommes, les façons de peindre ou de sculpter des hommes, et elles s’y trouvent empêtrées. Si elles arrivaient à retrouver les moyens d’expression qui leur sont propres, combien cela serait précieux, nouveau, lumineux ! Tenez, il est en ce moment deux vers de Hernani qui me reviennent à la mémoire. C’est doña Sol qui, tenant dans ses bras son époux expirant, dit à don Gomez :

Ne le réveillez pas, seigneur duc de Mendoce,

Il dort, c’est mon mari, c’est notre nuit de noce !

J’ai toujours eu le soupçon que si une femme avait eu à rendre cette situation comme elle la sentait, elle eût trouvé une phrase infiniment plus douloureuse, voluptueuse ou délicate — je ne puis le dire, étant un homme, justement ! — mais enfin autre chose !

— Et voilà pourquoi c’eût été choquant ! dit Mme Denant.

— Peut-être, peut-être ! En tout cas c’eût été plus vrai. Et quelle joie de voir sourdre en art un peu de vérité ! Ce n’est pas si fréquent… Eh bien, tenez, dans ce bas-relief du concours, il s’agissait de montrer Oreste, cet Oreste poursuivi depuis si longtemps par les Euménides, qui a pu enfin s’endormir ; et sa sœur Electre protège son sommeil. Regardez ce qu’elle a trouvé, la modeleuse, regardez cette main qui va tâter, qui va caresser le front du mâle fiévreux et harassé, cette autre qui se dirige vers les hommes qui viennent : « Silence, ne le réveillez pas ! » C’est de la vraie sculpture, et c’est si humain… si humain et si féminin ! Alors je suis heureux. Je crois que le morceau est bon, bien que ce ne soit pas mon métier d’en juger. Mais je suis sûr, avant tout, sûr comme un vieux lecteur d’Eschyle, que c’est comme ça que ça dut se passer. Et c’est quelque chose.

— Mais, observa Mme Denant, elle a donc réussi parce que c’était un geste féminin qu’elle avait à représenter. Et dans tout autre cas…

— Elle aurait échoué, dit M. Costepierre, ou elle nous aurait donné une interprétation féminine de l’autre chose, qui aurait peut-être été mauvaise, mais aussi peut-être originale ou intéressante. Voilà tout ce que je puis dire… Par-dessus le marché, c’est peut-être seulement en France que ces talents féminins ont le plus de chance de se produire. Il n’y a pas de pays où la femme tende davantage à devenir l’égale de l’homme, et c’est heureux, puisqu’il paraît que notre population n’augmente plus que faiblement. Mais cette égalité est apparue chez nous de longue date : voilà ce que c’est que de doter les filles !

— Comment ? fit Mme Denant surprise.

— Eh oui, fit M. Costepierre. Cela leur donne de l’influence dans le ménage. Une paysanne qui a apporté une pièce de terre à la communauté a naturellement le droit de discuter la manière dont elle entend qu’elle soit cultivée. Et si vous avez voix au chapitre pour l’éducation de vos enfants, c’est qu’ils ne vivent pas seulement du bien de votre mari. Vous n’éprouvez pas le besoin d’être une insurgée, mais vous avez de l’initiative, chère madame, vous en avez plus qu’une Anglaise ou une Allemande. Mais oui, mais oui, ne protestez pas !