Pierre Mille
Le 24 décembre 1913 M. Lepoupin, rentrant chez lui quelques minutes avant le dîner, ou plutôt avant l’heure à laquelle il aurait dû normalement dîner, trouva dans son vestibule un carton de forme carrée, assez vaste, et soigneusement enveloppé de papier brun.
« Encore un cadeau de jour de l’an ! » pensa-t-il.
Il commença de dénouer la ficelle, mais ses mains étaient inexpertes, et il n’avait pas de canif. Il reposa l’objet sur une des deux consoles de la galerie, s’en donnant pour raison :
— Il vaut mieux laisser ouvrir ça par ma femme : d’abord, ça lui est désagréable, quand on ouvre un paquet avant elle ; elle veut être la première à voir, autant que possible ; en tout cas elle déteste n’être que la seconde. Ça lui enlève du plaisir : moi, ce que je m’en fiche !
Donc il s’installa paisiblement dans son bureau, chaussa ses escarpins fourrés, nourrit d’une bûche ou deux le feu de la cheminée, presque éteint, rompit la bande du Temps, et attendit Mme Lepoupin, sans témoigner d’une impatience excessive : il était accoutumé à son défaut d’exactitude. Notons, pour mémoire, qu’il n’en était pas de même de Mme Lepoupin à l’égard de son mari, s’il arrivait que celui-ci fût en retard, ce qui n’était point fréquent. Il avait essayé, avec des circonlocutions adroites, de lui en faire la remarque. Mais Mme Lepoupin avait répondu, non sans logique :
— C’est justement parce que tu es exact en général que ça m’agace quand tu ne rentres pas à l’heure ; tandis que moi, tu sais bien que ce n’est pas la même chose.
M. Lepoupin s’était donc, une fois pour toutes, résigné à ce que ce ne fût pas la même chose. Enfin sa femme arriva, vers huit heures un quart, ce qui lui parut à peu près raisonnable. Il ne fit aucune observation, il lui dit seulement :
— Tu sais, il est arrivé un paquet… encore un cadeau de nouvel an, je suppose.
— Je sais ! dit Mme Lepoupin, qui tenait le paquet par la ficelle, du bout de ses doigts encore gantés.
Et, sans même dépouiller ses mains du souple chamois qui les emmaillotait, avec une adresse à laquelle son mari rendit intérieurement hommage, elle défit la cordelette, extirpa le carton de sa chemise brune, l’ouvrit, et en retira une chose habillée de papier de soie.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda M. Lepoupin, quittant son fauteuil.
Il éprouvait une certaine curiosité. Il est impossible de ne point éprouver une certaine curiosité : un objet vous arrive, qui va être à vous, qui est à vous, et on ne sait pas encore ce que c’est. On est intrigué.
Cette fois, c’était un vase de cuivre, avec un décor en relief contourné selon les principes du style le plus moderne, et d’autres ornements gravés en creux, d’une beauté plus moderne encore.
— Ce que c’est boche, cette affaire-là ! fit M. Lepoupin, déçu.
J’ai précisé que l’événement se passait le 24 décembre 1913, ce qui suffit à prouver que ce vocable, devenu fameux, fut connu dès avant la guerre.
Mme Lepoupin avait assez souvent quelque disposition à être d’un avis opposé à celui qu’exprimait son époux ; mais, dans cette occasion, elle estima qu’en vérité il n’y avait pas moyen. Elle avoua :
— Le fait est que ce n’est pas joli !
— C’est infect ! décida M. Lepoupin.
En retournant le vase, Mme Lepoupin en fit tomber une carte. Elle constata :
— C’est le cadeau des Boisvieux.
— Ils en ont, un goût, ces gens-là ! dit M. Lepoupin.
Puis il s’efforça d’introduire le vase malencontreux sous le canapé de son bureau.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda sa femme.
— Je le cache. J’aime mieux ne pas voir ça.
— Tu n’es pas fou ! protesta sa femme : nous avons un cadeau à faire aux Girardon !
— Ça, reconnut M. Lepoupin, c’est une excellente idée.
Ils s mirent à table, soulagés. Après le dîner, Mme Lepoupin prit sa plume et écrivit à Mme de Boisvieux le plus gentil billet du monde :
« Pourquoi, vous deux, nous gâtez-vous de la sorte, belle amie ? Et que je vous gronderais si je n’éprouvais tant de plaisir ! Tout ce qui vient de vous est toujours d’un goût charmant, mais cette dois, que vous dire ?… »
Il y en avait un peu plus long. Cependant on peut s’en tenir là. Après quoi, Mme Lepoupin remit le vase dans son enveloppe, non sans y avoir glissé la carte de M. et Mme Lepoupin, couvrit le carton du même papier brun, s’applaudit d’avoir même conservé la ficelle intacte, sonna sa femme de chambre, et lui dit : « Demain matin, vous irez porter ça chez Mme Girardon. Prenez le métro. Vous descendrez à Courcelles ; on change à Villiers. »
Elle reçut, le surlendemain, de Mme Girardon, le plus gentil billet du monde :
« Pourquoi, vous deux, nous gâtez-vous de la sorte, belle amie ? Et que je vous gronderais si je n’éprouvais tant de plaisir ! Tout ce qui vient de vous est toujours d’un goût charmant, mais cette fois, que vous dire ?… »
Ce n’était pas absolument les termes, vous concevez bien, mais ils signifiaient absolument la même chose.
La vérité est que M. Girardon, d’un autre tempérament que M. Lepoupin, et qui porte toujours, lui, un canif dans sa poche, avait coupé la ficelle avec décision, devant sa femme, qui était là. Et il avait dit :
— Qu’est-ce que c’est que cette saleté ! Les Lepoupin feraient bien mieux de ne rien envoyer du tout… A qui diable allons-nous pouvoir recoller ça ?
— C’est dommage, répondit Mme Girardon que ça ne soit pas arrivé deux jours plus tôt. Maintenant, tous nos cadeaux sont faits !
— Alors, conclut M. Girardon, fiche-moi ça dans une armoire, jusqu’à l’année prochaine.
M. Franc-Nohain s’est complu jadis à retracer les voyages et tribulations, désormais célèbres, d’un simple bouchon de champagne. Les déplacements de ce morceau de cuivre ciselé furent tout aussi nombreux et variés. Son odyssée, s’il eût été doué de sensibilité, d’intelligence, de mémoire, lui eût révélé de multiples intérieurs, des aspects bien divers de la bourgeoisie parisienne, et il fréquenta jusqu’à la province. En 1914, il alla chez un ingénieur en chef des ponts et chaussées, homme fort insoucieux des beaux-arts, mais qui, l’ayant méticuleusement examiné, estima qu’il fuyait. En 1915, il partit pour Limoges, chez un général ; mais, en 1916, le général en fit don au député qui l’avait fait rappeler à Alençon ; Alençon n’était pas encore au front, mais ce poste était cependant moins « voyant » que Limoges. Le général avait estimé qu’il devait bien quelque chose à son protecteur. En 1917, le député l’adressa, fort aimablement, à M. Jacques Tahureau, le journaliste bien connu, qui venait de signaler ses heureux efforts pour obtenir, pendant cette guerre, la neutralité de la Patagonie. Mais Mme Tahureau, qui n’aime que « l’ancien », lui déclara que pour un empire elle ne saurait garder chez elle cette horreur. En conséquence, elle suggéra à M. Tahureau que l’objet ne pouvait convenir qu’à un nouveau riche. Il arriva donc, en 1918, entre les mains des Corbulon, qui se sont acquis une fortune presque illimitée dans les cirages militaires. Mais les Corbulon ont pris la résolution, une fois pour toutes, de ne rien avoir chez eux qui ne vienne de chez Wassermann, l’antiquaire. Ses prix sont élevés, mais, quand on ne s’y connaît pas, c’est une garantie, on peut dire aux gens : « Tout ce que nous avons, ça vient de chez Wassermann. » D’autre part, les Corbulon ont conservé des habitudes d’économie. Ils ont pour principe de ne rien laisser se perdre.
… Le 24 décembre 1919, M. Lepoupin trouva, en rentrant chez lui, un paquet enveloppé de papier brun, avec la carte des Corbulon, cette fois bien en évidence. Il attendit sagement, pour l’ouvrir, que sa femme fût présente.
— Adolphe, cria Mme Lepoupin, c’est le même !
— Le même quoi ? interrogea M. Lepoupin.
— Le même cuivre d’art que nous avons reçu avant la guerre, tu ne te rappelles pas ? Celui que nous avons donné aux Girardon !
— Ah ! les cochons ! s’écria M. Lepoupin, sincèrement scandalisé.
— Ecoute, lui représenta sa femme, avec plus de probité d’esprit, nous-mêmes nous ne l’avions pas gardé…
— Ça c’est vrai, admit M. Lepoupin. Personne ne voudra garder ça… Eh bien, il faut le bazarder. C’est la seule façon de s’en débarrasser.
Il s’en fut donc avec ce cuivre obstiné chez un marchand de curiosités.
— C’est moderne ! fit ce commerçant, dédaigneusement.
— Je le sais bien, reconnut M. Lepoupin. Vous ne me l’apprenez pas… Je vous demande seulement ce que vous en offrez.
— Cent cinquante francs.
— Cent cinquante francs ! dit M. Lepoupin. Vous dites ?…
Ça l’impressionnait : un objet dont il n’aurait pas donné cinq sous.
— C’est le bout du monde. Voyez-vous, une machine comme ça, c’est un article qui valait dans les trente-cinq francs avant la guerre. Mais il y a le métal. Le cuivre a monté.
— Et… interrogea M. Lepoupin, est-ce qu’il montera encore ?
— Il y a des chances.
— … Comment, observa Mme Lepoupin, une demi-heure plus tard, tu me rapportes ce… ce crachoir !
— Ma chère amie, répondit M. Lepoupin, il paraît que c’est un placement.