Pierre Mille

Vous n’avez pas remarqué combien les occasions de devenir fou se multiplient ? Par exemple, il y a les grands magasins.

J’y vais le moins souvent possible, mais toutes les fois que j’en sors, la tête me tourne. Encore, si j’étais toujours sûr d’en sortir ! Mais c’est trop grand. Une fois j’y étais allé — pas dans tous du même coup, ce miracle serait affreux, dans un seul, c’est bien suffisant — pour acheter un savon. Rien n’a l’air plus facile que d’acheter un savon : Eh bien, dans un grand magasin, il faut avoir un plan, une carte de géographie, et un interprète de langues orientales, peut-être une escorte. On traverse le Japon, la Chine, la Corée, des pays où on s’est battu ; c’est très dangereux. Pour commencer, on me fit monter un grand escalier. Je l’ai monté sans défiance, et c’est alors que j’ai rencontré le Japon, et puis la Chine, et puis la Corée. Comme si l’on devait avoir besoin de traverser tous ces pays pour acheter un savon ! C’est répugnant d’illogisme. Du haut de cet escalier quarante mille potiches me contemplaient. J’essayai de leur rendre leur regard. Mais je n’étais pas fier : elles étaient trop. Je hâtai mon allure. J’aurais bien voulu courir, mais n’osais, par respect humain.

A la fin, je franchis les potiches. Alors quarante mille pantalons m’emboîtèrent le pas. Et puis quarante mille jupons valsèrent. Et puis quarante mille boas de plumes se mirent à remuer doucement tout autour de moi : des boas de plumes, des bêtes qui n’existent pas dans la nature ! Où les grands magasins vont-ils les chercher ? C’est absurde. Absurde et terrifiant. Comment j’ai pu m’échapper de cette ménagerie, je me le demande encore, mais je la quittai pour tomber dans les phonographes, les gramophones, les graphophones. Ils rugissaient la Marche indienne, ils rugissaient Sambre-et-Meuse, ils rugissaient la romance du Tannhäuser, ils rugissaient Connais-tu le pays ! Ils rugissaient tous, et ils étaient tous enrhumés. Est-ce qu’on ne pourrait pas les envoyer chez le pharmacien ? Ou à l’hôpital, en leur conseillant le repos ? Ou à Luchon, très loin, là-bas, là-bas, dans la montagne ?

C’était trop. Toute fausse honte m’abandonna, je pris la fuite. J’arrivai en courant donner contre un mur, et contre un employé, qui me dit :

— Monsieur désire ?

— Un savon, criai-je, un savon, un savon ! Ou plutôt je désirais un savon, mais j’y renonce. Je ne désire plus que m’en aller.

Je dois reconnaître que cet homme fut très poli.

— Eh bien, me dit-il sans insister, si vous voulez vous en aller, c’est par là !

Et il me montra la route, la longue route que je venais de parcourir. Je la repris donc, à l’envers. Et voilà maintenant ce qu’il y a de plus étonnant, de plus épouvantable. Je suis sûr, absolument sûr, d’avoir repris la même route. J’ai entendu les mêmes phonographes, j’ai revu les mêmes boas, les mêmes jupons, les mêmes pantalons, les mêmes potiches : et au bout de tout ça, il n’y avait plus d’escalier ! Il n’y avait plus rien, qu’une balustrade, un utile garde-fou au-dessus d’un abîme dont j’apercevais le fond ; un fond de gants, de cravates, de bicyclettes et de parapluies. Il y avait aussi un polichinelle, grandeur nature. Tout courage m’abandonna. Je m’assis dans une potiche.

Ce fut là que me découvrit un second employé, qui me demanda, avec la même impersonnelle courtoisie ce que je désirais. Je lui répondis :

— Depuis que je suis monté ici, on a enlevé l’escalier. J’attends qu’on le remette !

Il me contempla avec commisération et me conduisit à gauche, à un endroit exactement semblable à celui où je me trouvais, et où il y avait un escalier. C’est trop grand, je vous dis, et c’est trop pareil. Il n’y a pas moyen de s’y reconnaître. Et après tout, même maintenant, je ne suis pas bien sûr qu’on ne les enlève pas, les escaliers, toutes les dix minutes, pour vous forcer à rester là, et acheter des choses.

Malgré cette douloureuse aventure, j’y suis retourné, dans le grand magasin, et le ciel favorable m’y a offert ma vengeance. C’est lui qui a tout fait. Moi, je n’y suis pour rien, excepté qu’auparavant, par un acte d’imprudente hardiesse, j’avais acheté un chapeau au rayon des chapeaux.

C’est une dure loi, mais une loi suprême que, lorsqu’on a un chapeau, il est obligatoire de lui faire donner parfois un coup de fer. Quand on le porte chez un chapelier quelconque, c’est quarante sous. Quand on le ramène chez son auteur responsable, c’est gratuit, mais on prend généralement une voiture pour l’y conduire. Alors, c’est cent sous. Pénétré des plus sains principes d’économie domestique, je sautai donc dans une auto, et reportai ma coiffure au grand magasin qui me l’avait vendue.

Après de longues et pénibles recherches, je finis par retrouver le comptoir des chapeaux : quelque chose d’énorme, naturellement, une maison dans une maison de dix mille maisons ; et quarante mille chapeaux, je n’ai pas besoin de vous le dire. Je murmurai timidement à un fonctionnaire qui était derrière ce comptoir :

— C’est pour un coup de fer…

Ce fonctionnaire ne répondit rien du tout. Il prit mon couvre-chef, sans même le regarder, le posa sur une espèce de plateau, fit un geste de magie extrêmement noire, et… pfuitt ! le chapeau et le plateau disparurent dans les entrailles de la terre. J’aurais dû m’en douter. Tout est ensorcelé, dans ces établissements. Pour épargner la place, ils font donner les coups de fer dans une cave, et probablement par le diable, à prix réduits, la main-d’œuvre étant très bon marché dans l’autre monde, à cause de l’excès de population.

Pour moi, je demeurai muet, les bras ballants et tête nue devant ce comptoir.

Or, j’en suis sûr, vous n’avez jamais réfléchi que la seule chose qui distingue un simple et méprisable pékin, un vulgaire acheteur, d’un majestueux employé, dans un grand magasin, c’est que le pékin est toujours non seulement pressé, non seulement ahuri, non seulement tout caché-perdu, mais qu’il a un chapeau. Tandis que l’employé est immobile, ferme dans son propos, et nu-tête. Vous commencez peut-être à distinguer le développement fatal de la situation. J’étais immobile, ferme dans mon propos, puisque j’attendais qu’on me livrât quelque chose, et nu-tête : on me prit pour un employé.

Les personnes qui commirent cette erreur bien naturelle étaient un monsieur, une dame, et le rejeton de ces deux adultes. Le rejeton paraissait appartenir plutôt au sexe mâle. La dame me dit :

— Monsieur, je voudrais un chapeau pour mon mari, et un autre pour l’enfant.

J’ai beaucoup de défauts, mais j’aime à me rendre utile. Pourquoi ne leur eussé-je pas essayé des chapeaux, après tout, à ces gens-là ? Le monsieur se découvrit de lui-même. Il avait une loupe sur le crâne. Quant au rejeton, je m’empressai de le décoiffer, d’un geste obligeant et vif. Comme il avait une élastique à son béret, une élastique passée sous le menton, je lui écorniflai le nez et lui râclai les oreilles. Il se mit à crier comme une sirène de bateau à vapeur. A quoi je ne prêtai aucune attention.

— Quel genre ? dis-je froidement.

— Pour l’enfant, répondit la dame, — j’aurais été étonné qu’elle parlât d’abord de son mari — pour l’enfant, je voudrais un Jean-Bart à grands bords.

Je dois faire ici un aveu pénible : j’ai des notions de géologie, d’économie politique, de sténographie, je me rappelle même le commencement de mon catéchisme, mais on ne m’a jamais appris ce que c’est qu’un Jean-Bart. Je ne voyais même pas comment cela peut bien s’écrire. Dans mon ignorance, j’apercevais ce vocable orthographié « jambart » et n’arrivais pas à comprendre comment un mot aussi ridicule avait pu s’introduire dans le vocabulaire de la chapellerie. Par bonheur, la dame me tira d’embarras en me désignant du doigt de vastes galettes de paille, cerclées d’un ruban où l’on pouvait lire : « Victoria », ou bien « Carnot », ou bien « Suffren ». Je choisis le plus laid. Il était laid remarquablement : jaune d’or, avec des dentelures rouges, des petits gribouillis verts, et tout pareil à un fromage au dernier degré de la décomposition.

— Il coiffe admirablement votre bébé, fis-je avec hypocrisie. Vous ne pouvez pas trouver mieux.

La dame objecta qu’elle aimait beaucoup mieux « ceux tout jaunes ». Le fait est qu’ils étaient beaucoup moins vilains. Mais je répliquai chaleureusement :

— Il faudrait alors changer le ruban. Le ruban porte : Victoria. Un nom anglais !

Le monsieur me donna raison. C’était un vrai patriote. Donc, le couple se décida pour l’abominable chose jaune d’or, avec des dentelures rouges et de petits gribouillis verts. Ça, c’est une des joies de ma vie. J’ajoutai :

— Et pour monsieur ?

Le monsieur voulait un panama. A 19 francs 95, ajouta sa femme. Cette avarice me pénétra de mépris. Comme le monsieur, je l’ai mentionné, avait une loupe sur le crâne, je m’évertuai à lui trouver un panama qui ne couvrît absolument que sa loupe. Je finis par réussir presque au delà de mon ambition. Je regrette que vous ne puissiez pas voir le résultat : c’était un magnifique résultat !

… A ce moment, l’employé auquel je m’étais adressé revint vers moi, me tendant mon chapeau, sorti tout brillant, au bout de quelques minutes, de la cave diabolique. Je le pris négligemment, et m’éloignai avec mes clients.

— Nous allons à la caisse ? dit la dame.

— A la caisse, dis-je, à la caisse ? Oh non, madame, non : pas aujourd’hui. Aujourd’hui, les chapeaux, le magasin les donne en prime !

Là-dessus je m’esquivai, poursuivit par l’expression d’une gratitude que j’ai conscience d’avoir méritée.