Pierre Mille
Les exploits de Landru ont produit, dans le centre pénitentiaire de Cayenne, la plus forte impression. Si vous voulez bien y réfléchir un court instant, vous concevrez qu’il n’en peut être autrement : quand, après avoir ôté la vie à son prochain, on n’a soi-même échappé à la mort que de l’épaisseur d’un cheveu ; quand, après avoir pris toutes les précautions que peut inspirer la prudence pour éviter les conséquences d’un crime, on s’est vu pourtant appréhendé par la police, astucieusement interrogé par un juge d’instruction, condamné par des jurés cette fois sans indulgence, tout nouveau procédé imaginé pour éviter la peine suprême, pour laisser planer, si l’on est pris, le doute qui doit sauver votre tête en supprimant la preuve fatale, — là-bas, en Guyane, trois mille forçats, pensifs, savent apprécier votre travail à sa juste valeur ; à leur manière ce sont des artistes, ils connaissent, d’expérience, combien l’innovation est rare, combien tout perfectionnement des vieilles méthodes, même, est difficile.
— Et dire, pourtant, objecta Sicougnot, homme du meilleur monde, et qui avait des lettres, condamné à perpétuité pour avoir empoisonné sa femme, dire que s’il s’était arrêté, s’il avait su s’arrêter à sa onzième fiancée, il n’aurait même pas été découvert ! Mais voilà : le génie ignore ses limites, et l’histoire de Landru est celle de Napoléon !
— Cela n’empêche point, répondit Maltrat, un autre « perpétuité », qu’il a des chances de n’être pas fauché, et de venir ici. C’est quelque chose ! Et nous lui ferons une belle réception. Il la mérite : un homme comme lui, ça honore la corporation.
Mais Pietr’ Athanasi, un Corse, jugé et condamné après douze meurtres, et qui se vantait de ne jamais penser comme tout le monde, prononça tout à coup :
— Il y a ici quelqu’un qui est encore plus fort que Landru ! Et vous n’avez jamais fait attention à lui : vous méconnaissez son mérite !
— Nous méprisons la justice ! répliqua le distingué Sicougnot, et croyons en avoir le droit ; mais nous honorons l’équité. Nous sommes toujours prêts à rendre hommage au talent : toutefois, cherchant honnêtement de qui tu veux parler, je ne distingue personne digne d’un tel éloge.
— C’est Cardevaque ! jeta Athanasi d’une voix ferme.
Il y eut, dans l’assemblée, un petit rire de mépris. Tout le monde connaissait Cardevaque : c’était, de mine, un assez pauvre homme, à la fois chafouin et rondouillard, qui servait la messe à l’aumônier ; et celui-ci, par manière de récompense, l’avait fait placer comme infirmier au dispensaire. Au bagne, on n’aime pas ceux qui savent obtenir des faveurs.
— Cardevaque est un condamné à mort commué, répondit Pietr’ Athanasi ; et si vous lui aviez demandé le truc qu’il a eu pour se faire commuer, vous lui feriez le salut quand il passe. Ou plutôt vous seriez jaloux : vous n’auriez pas eu, à vous tous, assez d’instruction pour l’inventer.
Un jugement si dédaigneux ne pouvait manquer de froisser Sicougnot. Il ricana, dédaigneusement. Mais les autres, qui n’avaient que peu de sympathie pour cet homme du monde, furent d’avis qu’il fallait voir. On décida d’interroger Cardevaque.
Athanasi s’en fut le chercher. Il arriva, l’air bien modeste, comme il convenait devant un si puissant aréopage ; mais, sommé de conter son histoire, ne se fit point prier.
— Comme Landru, dit-il, je fus enfant de chœur dans mon enfance…
— Ah ! ah ! murmura Sicougnot.
D’une part il faisait profession de détester les curés, d’autre part il les considérait comme capables d’enseigner à leurs élèves des vues profondes et victorieuses.
— Oh ! ce n’est pas ce que vous croyez, avoua Cardevaque, bien doucement. Le coup que j’ai fait n’a rien de particulièrement savant. Bien au contraire : j’avais tué une femme avec un chenêt ; je n’avais pris aucun soin pour dissimuler ni ma responsabilité, ni ma culpabilité, ni ma préméditation. Les journalistes me taxèrent de grossier et de brutal criminel ; je fus condamné à l’unanimité du jury, et mon pourvoi en grâce rejeté.
— Mais puisque tu as été commué !… protesta Sicougnot.
— N’interromps pas, fit Athanasi : tu vas voir, c’est le beau de la combinaison.
— J’avais été condamné en mars, poursuivit Cardevaque, et cette année-là Pâques tombait en avril. En lisant le Magasin pittoresque et Vingt mille lieues sous les mers, en jouant à la manille avec mes gardiens, je songeais tout le temps : « Pourvu qu’ils ne pensent pas à me gerber avant la semaine sainte, bon Dieu ! Pourvu qu’ils n’y pensent pas. Et qu’ils ne retardent pas après ! »
— Qu’est-ce que ça te faisait ? Avant, c’était embêtant, mais après c’était du rabiot ! dit Sicougnot.
Athanasi rigole :
— C’est comme ça qu’aurait raisonné un daim !
Sicougnot le regarda de travers. Mais, les apaisant d’un geste de la main, Cardevaque continua :
— Et j’eus une veine, une veine ! Le mardi, le mercredi d’avant Pâques arrivent : rien ! on me laisse bien tranquillement dormir. Le jeudi saint, dès potron-minet, comme c’est l’usage, la porte de ma cellule s’ouvre, je vois entrer le procureur général, le chef de la Sûreté, M. de Paris, ses aides, mon avocat, monsieur l’aumônier. Je le dévisage, monsieur l’aumônier : et il faisait une tête, une tête ! Il tremblait de tous ses membres : « Bon ! que je me dis, tu trembleras bien plus encore tout à l’heure ! »
— Mais pourquoi ?… interrogea Sicougnot.
— Tu vas voir. Ça commence comme à l’ordinaire, le procureur général me dit : « Du courage ! Votre recours en grâce est rejeté ! » Je lui répondis : « J’en aurai ! » Je fume une cigarette, et puis je m’adresse bien poliment au curé : « Monsieur l’aumônier, je voudrais me confesser !… » Il consent, bien entendu, c’était son métier, mais il avait toujours l’air dans ses petits souliers, et j’ajoute tout de suite :
« … Et aussi, entendre la messe ! »
» Alors il pâlit, il bredouille, il se tourne vers les légumes qui étaient là, il leur crie : « Je vous l’avait bien dit ! Je vous l’avais bien dit ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Et les légumes criaient à leur tour : « Mais c’est absurde, monsieur l’aumônier, c’est absurde ! Il doit y avoir un moyen ?… » Mais lui faisait « non », de la tête, et moi, qui rigolais intérieurement de tout mon cœur, je me tenais les mains jointes, et l’air bien contrit.
» — Je vous avais prévenu, fait l’aumônier. Si cet homme — j’allais dire par malheur, mais je n’en ai pas le droit — demande que je célèbre pour lui le Saint-Sacrifice, ce sera impossible, impossible ! On ne dit pas la messe le jeudi saint ! Les règles de l’Eglise n’autorisent ce jour-là qu’une consécration, qui se fait dans chaque paroisse à une messe seule et unique !… Je ne puis pas célébrer la messe ! Je-ne-le-puis-pas !…
» — Eh bien, déclare le procureur général, de fort mauvaise humeur, si vous ne le pouvez pas, le condamné s’en passera !
» — Je n’ai pas le droit de célébrer la messe, dit l’aumônier, mais vous, vous n’avez pas le droit d’envoyer ce malheureux dans l’autre monde sans qu’il l’ait entendue, s’il le désire. C’est un principe sacré, qui a toujours été respecté. Vous pouvez prendre le corps, vous ne pouvez damner l’âme. Je m’y oppose, solennellement !
» — Alors, dit le procureur général, à demain vendredi. C’est contre toutes les habitudes, d’exécuter un condamné vingt-quatre heures après qu’il a été averti. Mais enfin !
» — Je puis encore moins célébrer la messe le vendredi saint que le jeudi saint, répliqua l’aumônier, les larmes aux yeux. Et le samedi saint, c’est comme le jeudi et le vendredi.
» — Dimanche, alors ? suggère le chef de la Sûreté, timidement, car il trouvait que c’était déjà bien tard.
» — Monsieur le chef de la Sûreté, fait monsieur de Paris, le dimanche est un jour férié : on ne peut pas exécuter les jours fériés !
» — Mais, sacré nom d’un chien ! gémit le procureur général, le lundi de Pâques aussi est jour férié, légalement ! Tonnerre de Dieu de tonnerre de Dieu !
Il jurait à en épouvanter l’aumônier, qui n’avait pas besoin de ça.
» — Ecoutez, Cardevaque, fait le procureur général, se tournant vers moi, avez-vous vraiment besoin d’entendre la messe ? C’est une idée naturelle, touchante même de votre part, mais voyons, estimez-vous que ce soit tout à fait indispensable ?
» — Monsieur le procureur général, répliquai-je, c’est mon idée !
» — Elle est propre, votre idée ! blasphéma ce magistrat exaspéré. Un homme sans aveu, un assassin, qui n’a même pas le courage de mourir comme il a vécu ! Un anticlérical avéré — car je connais votre dossier, vous ne direz pas le contraire ! — qui renie les convictions de toute sa vie, à l’heure de la mort ! On ne sait plus à qui se fier, il n’y a plus d’énergie sur terre, — et il n’y a plus de justice possible ! Allons, Cardevaque, un bon mouvement ! Ça sera dans les journaux, que vous êtes mort comme un anticlérical conscient, en refusant les secours de la religion !
» — Monsieur le procureur général, lui dis-je, je voudrais vous faire ce plaisir, mais ça ferait trop de peine à ma mère !
» — Alors, à mardi, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, conclut le procureur général dégoûté.
» — Vous remettez à mardi, fait mon avocat, qui était resté muet jusque-là. Mais moi je vais présenter au président de la République un second recours en grâce. Pas un être au monde, eût-il un cœur de tigre, encore moins notre vénéré et bienveillant chef d’Etat, ne saurait trouver en lui assez de férocité pour signer l’arrêt de mort d’un homme qui aurait, cinq jours durant, connu dans sa cellule les affres de la plus affreuse agonie. Je vous salue, monsieur le procureur général. Et je ne vous reverrai pas ici mardi prochain, j’en ai la ferme assurance !
» Et il avait raison : je fus gracié, comme il l’avait prévu. »
— C’est un coup épatant ! déclara Maltrat.
Et Sicougnot, bien que plein de jalousie, ne put y contredire.