Pierre Mille
Il ne savait pas si elle viendrait. C’était leur premier rendez-vous, et tout s’était passé, la veille, si brusquement, dans cette première et unique rencontre dont André, en faisant les cent pas devant le bureau d’omnibus de la place Saint-Germain-des-Prés, savourait le hasard puéril et la grâce un peu dérisoire… En sortant de la gare de Lyon, dans le tramway qu’il avait pris pour rentrer chez lui, par instants il passait sa main, avec un peu d’inquiétude, sur son genou endolori : un voyageur maladroit, dans le train qui l’avait ramené de Fontainebleau, lui avait fait crouler sur la rotule, du haut au filet, une valise lourdement chargée. Et André, qui souffrait encore, interrogeait, avec un respect infini de sa personne, ses muscles froissés. « Demain, se disait-il, je ne sentirai peut-être plus rien. Mais c’est peut-être aussi un épanchement de synovie. Et alors… » Il essayait de se représenter les horreurs d’un épanchement de synovie et n’y arrivait point, ne connaissant ce mal que de réputation. Tout évertué à s’apitoyer sur lui-même, il n’éprouvait à ce moment ni désirs vagues, ni curiosité, ni ambition de conquête. Ce ne fut donc que par une fortune singulière qu’ayant enfin levé les yeux il aperçut en face de lui l’ombre d’un grand chapeau sur une toute petite femme.
Sous la lumière pâle du fanal électrique, ce chapeau avait des agitations singulières : la petite femme sanglotait, bien évidemment. Mais ses traits un peu durcis trahissaient plus d’irritation que de douleur. C’était une des vanités intellectuelles d’André de prétendre pénétrer des pensées, des états d’âme, des caractères, d’après certains aspects des visages et le mouvement des physionomies. « Cette personne, songea-t-il, vient de soutenir un débat amer et vif. Elle est encore sous l’empire de l’indignation. » Il la considéra plus attentivement. Par degrés, les sentiments de sa voisine semblèrent changer de nature. Il distingua sur sa bouche un sourire malin, pervers, un peu voluptueux déjà. « C’est un ami ou un époux qui l’a blessée, se dit André. Et elle est en train de penser que toute femme, si la nature ne l’a point traitée en marâtre, tient toujours à sa disposition la plus sûre vengeance. »
Cette supposition lui fit oublier le souci qu’il avait tout à l’heure de lui-même. Il ressentit le besoin passionné de savoir s’il ne s’était pas trompé, si son hypothèse était juste. Il voulait d’ailleurs qu’elle le fût, il l’espérait, il était tout disposé à plaindre cette inconnue. Et c’était déjà un peu l’aimer.
Voilà pourquoi, l’ayant vu descendre sur cette même place de Saint-Germain-des-Prés, il n’avait pas hésité à la suivre. Et, l’abordant tout de suite, il proféra presque involontairement ces paroles dépourvues de tout sens apparent :
— Eh bien, madame ?
Elle s’était retournée avec un grand sursaut, la protestation d’une personne très honnête, qui n’est point habituée qu’on la traite sans considération et qui, pourtant, vient de rêver, de rêver avec malice à la décision qu’elle prendrait si ce qu’elle venait de souhaiter vicieusement arrivait à point nommé, et par miracle. Oui, c’était bien vrai, pendant vingt minutes, elle s’était dit : « Ah ! si quelqu’un se présentait ! Ce soir, je me sens capable de tout : il le mérite ! »
Et voilà que ce qu’elle avait imaginé se réalisait. C’était comme dans les vieux contes, où on appelle Satan, et où il vient. Cette invraisemblance la désarmait. Elle ne trouva rien à répondre, sinon :
— Faites attention, monsieur, mon mari va venir, je l’attends… avec un gros chien ! Et il est très méchant !
— Le mari, ou le chien ? demanda André légèrement.
— Monsieur, répéta-t-elle, je vous supplie de vous en aller. Je vous ai parlé sérieusement. Mon mari va venir. Vous me compromettez !
Cette suprême défense donnait à André tous les espoirs. Il répondit :
— Eh bien, madame, je vous attendrai ici même demain, à trois heures de l’après-midi. Mais vous viendrez ?
— Oui, avait-elle dit, oui ! Mais allez-vous-en !
Et voilà pourquoi André attendait, à la même place où le tramway s’était arrêté la veille. Et elle vint !
Elle avait un carton à chapeau à la main. Résultat d’un demi-mensonge qu’elle s’était fait à elle-même. Mme Sévoy avait passé une nuit épouvantable et une matinée plus affreuse encore. « Irai-je ? N’irai-je point ? » Le bonheur, c’était peut-être le bonheur qui l’attendait ! Ce qui s’était passé la veille était tellement inattendu, bizarre, précipité, que c’était peut-être un décret de la providence qui avait tout arrangé. Si peu d’événements, dans la vie de la plupart des femmes, depuis les premiers jours de leur jeunesse jusqu’à leur mariage, et après leur mariage même, proviennent des décisions de leur propre volonté qu’elles prennent assez naturellement des habitudes de passive résignation ; et elles en souffrent assez, dans le cours ordinaire des choses, pour ne pas se défendre quand la chance veut que ce qui leur arrive soit conforme à leur secret désir. Subissent-elles un sort infortuné, elles se donnent pour devoir d’accepter leur destin. Dans le cas contraire, elles croient à la providence.
Telle était la manière de penser de Mme Sévoy. Mais, d’autre part, se livrer ainsi ! Revoir un homme, dont elle ignorait tout, dans de telles conditions qu’il pourrait immédiatement tout exiger ! Car pour qui la prendrait-il ? Alors qu’au contraire c’était bien la première fois. Oui, elle n’aimait pas son mari ; oui, elle le détestait ; oui, elle était malheureuse, très malheureuse ! Mais, cependant, c’était la première fois ! Et elle n’avait pas l’habitude, elle ne savait comment faire, comment se conduire… Elle maudissait donc son inexpérience.
Mais ses yeux étaient tombés sur le carton à chapeau, qui lui avait donné une idée. Et, apercevant André, elle l’aborda franchement, gaiement, avec une fausse ingénuité :
— C’est vous ? dit-elle. Mon Dieu ! si j’avais pensé… C’était un tel enfantillage, l’aventure d’hier ! Ou plutôt vous m’avez fait tellement peur ! Je ne me figurais pas que vous viendriez, et c’est par hasard, absolument par hasard, que je suis ici : je reporte ce carton chez ma modiste ; et c’est ma route, comprenez-vous, c’est ma route !
— Elle est longue, la route ? demanda André.
— Jusqu’à la rue Condorcet, fit-elle d’un air innocent.
— Eh bien, dit-il, je vais vous y conduire en voiture.
Elle accepta, parce que c’était ce qu’elle avait souhaité. Pourtant, une fois qu’elle fut dans la voiture, son cœur battit très fort, à la fois de crainte et de désir, et que la peur se mêlât ainsi à la volupté lui paraissait très doux.
Le fiacre s’ébranla. André n’avait pas commis l’erreur de prendre une automobile. Il se félicita même que le cheval parût vieux, poussif, traquenardant à travers les brancards. Il n’était pas pressé d’arriver rue Condorcet. Il n’était pas encore pressé.
— Comme je vous ai comprise, hier, dit-il, et comme je vous remercie de me récompenser maintenant d’avoir compris !
Mme Sévoy avoua qu’il avait l’esprit sagace et profond.
— Vous veniez d’avoir une scène, dit-il. Avec votre mari, n’est-ce pas ?
Elle avait, en vérité, l’air trop honnête pour que ce fût avec un amant.
— Oui, répondit-elle. Il voulait rentrer à pied pour promener le chien, et moi, j’étais si fatiguée… je demandais une voiture. Il n’a pas cédé, il est parti ; et moi, je suis montée en tramway : il me laisse toujours sans argent !
Le fiacre, avec lenteur, remontait le boulevard Sébastopol ; et, quand il rencontrait une lourde charrette, une voiture de livraison, un enterrement, il se mettait derrière.
— … Oh ! quel homme ! continua Mme Sévoy.
— Vous ne l’aimez pas ? fit André.
Il lui avait pris les deux mains, approchant sa bouche de la sienne. Mais Mme Sévoy recula subitement : le cocher venait d’apparaître à la portière. Il l’ouvrit, eut l’air de regarder, attendit un petit moment, remonta sur son siège, et l’on repartit.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Mme Sévoy, épouvantée.
— Je n’en sais rien du tout, répondit André.
Ils demeurèrent quelques instants sans parler. Une crainte vague planait, parmi des cahots.
— Il faut m’aimer, reprit André. M’aimer comme je vous aime et comme je vous désire… N’ayez pas peur, n’ayez peur de rien. Vous serez à moi sans vous en apercevoir, comme les petits enfants qui ne savent pas quand ils s’endorment…
— Oh ! dit-elle lentement, vous êtes très doux…
Cette fois, elle se laissa prendre un baiser. Leurs lèvres s’immobilisèrent. Il montait en elle de longues vagues de désir ; elle ferma les yeux.
On était arrivé au carrefour des grands boulevards. Rien d’étonnant, alors, si la voiture faisait une pause. Et comme, sur ses joues pâles, Mme Sévoy laissait retomber ses longs cils, elle ne s’aperçut point que le cocher descendait encore une fois de son siège. Mais la portière s’ouvrit, claqua, se referma, et elle aperçut de nouveau la figure terne et sale de cet homme, à la hauteur de son regard. Puis elle le vit qui remontait à sa place, tranquillement.
— Il est de la police ! cria-t-elle. Il fait des rapports, c’est certain, il est payé par mon mari !
— C’est idiot ! affirma André. La première fois, comme ça… Voyons !
Ils se regardaient : lui, perplexe et importuné, elle, glacée de terreur. Lui-même, ce monsieur ?… Que les femmes sont imprudentes, légères, folles ! Est-ce que ce jeune homme aussi n’était pas du complot, est-ce qu’il n’était pas l’allié du mari, le complice du cocher ? Elle commençait à considérer André avec une méfiance angoissée. Voilà pourquoi elle fut brave.
— Excusez-moi, dit-elle, il m’a semblé qu’hier… oh ! cela ne fait rien, vous êtes charmant… qu’hier vous traîniez un peu la jambe ?
— Un petit accident, répondit André, un muscle froissé. Je n’y pensais même plus ! Ce matin, c’était tout à fait passé. C’est vous qui m’avez guéri…
Il voulut lui reprendre les mains. Elle resta froide. Et elle parlait, parlait ! Expositions, toilettes, température, théâtre, villes d’eaux. Tout ce qu’elle disait aux dames, à son jour, le samedi, elle se le rappelait précipitamment, pour le répéter.
— Non, cria André, non ! J’aurais été très doux, très gentil, très respectueux : mais ça ! Si vous ne voulez pas m’écouter quand je vous dis que je vous aime, je vous le prouverai tout de suite.
Elle se défendit. Il était le plus fort, il était irrité, il était un peu effrayant… et au moment où elle le désirait le moins, ne sachant plus, du reste, ce qu’elle désirait, la portière s’ouvrit encore et le cocher parut, froid, méditatif, astucieux, impitoyable.
— Je descends, cria-t-elle, je descends ! Cocher, ne repartez pas, je descends ! Monsieur… monsieur me manquait de respect.
Elle prit son carton à chapeau, ne fit qu’un bond jusqu’au trottoir, regarda à droite et à gauche comme un petit oiseau qui va s’envoler, bouscula deux passants, tourna derrière le kiosque d’une marchande de journaux, et disparut.
— Ah çà ! dit André, furieux, au cocher, qu’est-ce que c’est que cette comédie ? Est-ce que vous voulez entrer dans la voiture, est-ce que vous venez m’espionner ? Est-ce que vous êtes un simple idiot, ou un fou, ou un sadique ? Je vous ferai enfermer, vous savez !
— J’vas vous dire, mon prince, expliqua le cocher. C’est pas d’la mauvaise volonté d’ma part… Mais j’ai un cheval qui n’veut faire que les petites courses… Alors, de temps en temps, j’m’arrête, j’ouvre la portière, j’la referme, j’attends une petite minute. Je l’trompe, comprenez-vous ?