Pierre Mille

C’était, deux ans avant la Grande Guerre, le moment où les journaux de Teutonie nous cherchaient des querelles de Boches, à propos de la Légion Étrangère : un prétexte à nous sauter dessus un jour : nous le vîmes bien plus tard.

Mon ami le journaliste m’avait supplié de le présenter à Barnavaux, qu’il voulait interviewer sur la légion. « C’est, disait-il, un homme qui doit savoir. Il a vécu à côté des légionnaires, il les a vus de près, au feu et à l’étape. Et, d’autre part, il est de la concurrence : d’eux à lui, rivalité. Si la vie est plus dure aux régiments étrangers qu’aux marsouins, il ne le cachera pas. »

On se rencontra au bar de la Colombe, qui est rue Montmartre, pas bien loin de la caserne de la Nouvelle-France, où Barnavaux coulait des jours paisibles. C’est un endroit tout à fait agréable, fréquenté par la meilleure société : quelques pauvres diables venus du quartier des Halles, où ils ont des fois gagné quatre ou cinq sous à décharger ou à garder les voitures des maraîchers ; humble plèbe, que les porteurs de journaux écrasent de leur nombre et de leur supériorité sociale. Ceux-ci traînent d’ordinaire avec eux leurs bicyclettes, vieux clous rouillés et qui portent bien d’autres honorables marques d’un pénible et long service. Leurs propriétaires ne manquent pas de les immobiliser par une bonne chaîne cadenassée, qui fixe la roue d’arrière contre une des barres verticales du cadre ; la confiance règne !

Mon ami le journaliste tira de sa poche une très belle image publiée en Allemagne et particulièrement attendrissante. On y voyait un légionnaire amarré par les pieds et les poings à deux palmiers, dont les feuilles ressemblaient à des plumes d’autruche : les plus laides, celles qui sont si maigres et se tiennent toutes droites, et qu’on met sur les chapeaux de femme. Ce légionnaire est tout nu. Une bande de loups, sans doute attirés par l’odeur de sa chair, se préparent à le dévorer. A l’arrière-plan, des tortionnaires, qui portent l’uniforme français, contemplent ce spectacle avec satisfaction.

— C’est très intéressant, fit Barnavaux, très intéressant ! Vous devriez aller au rapport au Jardin des Plantes… parce que des loups, en Algérie, voyez-vous, on n’a pas encore entendu parler de ça. C’est une découverte d’histoire naturelle.

— Mais, fit le journaliste, ce n’est pas la question. Il s’agit de savoir si les légionnaires sont maltraités. Cette gravure est stupide, j’en conviens ; et pourtant les engagés à la légion peuvent être molestés, rossés, affamés. Voilà le point.

Alors m’apparut un Barnavaux ignoré jusqu’à ce jour, un Barnavaux poliment discret, un Barnavaux qui parlait à côté, beaucoup, pour ne rien dire ; un Barnavaux diplomate. Un second vin blanc-citron ne le fit pas sortir de sa réserve. Le journaliste n’en put tirer un mot et partit très vexé.

J’estimais que mon vieux compagnon n’avait pas été gentil. Je lui en fis l’aveu sans détours. Il regarda longtemps, sans répondre, le parement de sa manche. C’était l’heure où la seconde édition des journaux du soir « sortait ». Une odeur d’absinthe agaçait les narines. Les porteurs de Presse ou d’Intran buvaient le fond de leur mominette, s’essuyaient la bouche d’un revers de main, décadenassaient leurs machines, sautaient dessus en voltige, et puis filaient comme de grosses mouches parmi les autobus, les taxis-autos et les camions. Enfin, Barnavaux cria :

— Est-ce que je puis dire ça ici, à Paris, devant un Parisien, un homme qui n’est jamais sorti de chez lui, qui ne peut pas comprendre ? Et quand même il comprendrait ! Il faudrait qu’il fasse comme s’il n’avait pas compris ! C’est son métier. Dans les journaux, il faut dire tout l’un ou tout l’autre : les légionnaires, on leur donne des entremets et du champagne, on leur parle comme aux demoiselles ; ou bien, la légion, c’est un enfer. Pas de milieu, le public n’aime pas ça. Comment voulez-vous que j’explique, ce qui s’appelle expliquer : y a le pays, qui n’est pas la France ; y a les hommes ; y a les légionnaires, qui ne sont pas comme tout le monde et qui ne pensent pas comme vous ; y a l’appréciation de la faute militaire. Savez-vous ce que c’est que la faute militaire, vous ; connaissez-vous le code militaire ? Oui, peut-être ; c’est résumé sur les livrets : « Mort ! Mort ! Mort ! » Ça revient toutes le trois lignes.

— Mais ça n’a aucun rapport…

— Si. C’est toute la question. Écoutez. Vous connaissez Ambatouvinake ?

— Ambatovinaky, fis-je, prononçant les lettres à la manière européenne. Ce village tout près de Tananarive ?

— Oui. C’est là qu’on avait mis une compagnie du 1er étranger, pendant l’insurrection.

» Vous y étiez, à Madagascar, vous, à l’époque : c’est là que je vous ai rencontré pour la première fois, dans le Bouéni. Sale moment, cette insurrection : une mauvaise petite guerre de rien du tout, des Fahavales qui fichaient le feu tout autour de Tananarive, raflaient les bœufs, défonçaient les silos à riz, et s’en allaient sans vous attendre : des civils qui embêtaient les militaires, des militaires qui embêtaient les civils, des types qui arrivaient de l’École de guerre avec des théories sur la stratégie, l’emploi du canon de montagne et les grandes colonnes convergentes : trois kilomètres à l’heure en bon terrain, le canon de montagne, à Madagascar ; et les Fahavales faisaient, sans se fatiguer, leurs cent kilomètres par jour. Attrapez-les ! On nous a crevés pour rien sur les routes — c’est une manière de parler, il n’y avait pas de routes — pendant plus d’un an. C’est mauvais pour le moral du soldat. Moi, j’en avais assez. Je suis entré à l’hôpital pour accès paludéen et anémie. Discipline paternelle, permissions fréquentes. C’est comme ça que j’ai vu ce que je vais vous dire, un matin, à Ambatouvinake.

» On venait d’aligner une compagnie de légionnaires : marche militaire, exercice de service en campagne, entraînement régulier. Je la vois encore, cette compagnie ; en restait-il cinquante, soixante hommes ? C’était bien le bout du monde. Les autres ? Allez les demander aux boues des Ambouhimènes, aux crocodiles de la Betsibouke. Et ceux qui avaient tenu le coup n’étaient pas encore remplumés. Ah ! leurs joues creuses, leurs fronts jaunes, leurs oreilles pâles, et leurs yeux ! On ne peut pas oublier ces yeux-là. Les yeux de l’homme qui boit dans la maladie comme dans la santé, de fièvre et d’alcool, avec le noir élargi, écarquillé au milieu du blanc ; des yeux de bataille, de misère, de résignation, de folie. Mais tous propres comme des sous neufs. Pas seulement les armes, pas seulement les uniformes brossés, nettoyés, astiqués comme pour une revue. Non, leur viande aussi, leur viande sèche et toute écaillée de vieux briscards, lavée, frottée, grattée, depuis la tête jusqu’aux doigts de pieds, c’était sûr. Parce que c’est leur fierté, d’être débarbouillés des pieds aux cheveux, mieux que n’importe quel autre soldat sur la terre. C’est la gloriole, la marotte dans la légion ; et quand, par hasard, ils nous rencontrent sur la route, nous, les marsouins, ils font le geste de se boucher la respiration, comme si nous sentions mauvais. Marsouins et légionnaires, c’est rare qu’on les place du même côté dans les campements : ils ne s’entendent pas.

» Capitaine Collet, lieutenants Sercq et Barillot. J’ai su ces noms-là plus tard. Les hommes avaient le sac au dos. Le lieutenant Sercq passa sur les lignes. Il y avait un homme qui ne portait pas le sac. Il dit :

»  — Katzmann, pourquoi n’as-tu pas ton sac ?

» L’homme ne répondit pas. Le capitaine s’approcha.

»  — Katzmann, ramasse ton sac !

» Katzmann ramassa son sac, qui était à ses pieds, bretelles ouvertes, et sortit des rangs l’arme au bras. Mais il ne fit que six pas, s’arrêta les pieds en équerre, fit face au capitaine, et jeta le sac devant lui. Ses lèvres remuaient, mais il n’en sortait pas un son. Seulement, tout son corps avait une tremblote bizarre qui remuait le fusil. Et le capitaine le regardait, attendant bien patiemment qu’il se décidât.

»  — Mon capitaine, dit Katzmann, avec un gros accent allemand, je veux pas !

»  — Vous ne voulez pas quoi ?

»  — Je veux pas prendre le sac ; c’est pas régulier pour les marches militaires. Les légionnaires, ils ont le droit de ne pas porter le sac, aux colonies.

» Et c’était vrai. C’est un privilège qu’ils ont. Le soleil tape assez dur, la peine est assez rude pour qu’on leur épargne tout ce qui est inutile. En campagne, quand on marche la route, c’est différent, et ils ne se plaignent pas. Mais quand on joue au soldat, quand tout ce qu’on fait, c’est pour passer le temps !

»  — C’est une marche d’entraînement, dit le capitaine. Allez chercher votre sac.

»  — Je veux pas, dit Katzmann. Je veux pas ! C’est injuste. C’est pas le règlement. Je porterai pas le sac devant des nègres, devant de sales bouniouls. Je suis un blanc. J’ai fait huit ans à la légion, j’ai jamais porté le sac dans les marches, jamais, jamais. Je le porterai pas, mon capitaine.

» Il était buté. Moi, je regardais tout ça de loin. C’était extraordinaire, c’était impressionnant, de voir cet homme, qui gueulait maintenant de toutes ses forces, demeurer pourtant l’arme au bras, les yeux à six pas, dans une attitude militaire. On vient à la légion pour des tas de motifs : parce qu’on a déserté, parce qu’on a fait un mauvais coup ou mangé la grenouille, pour embêter sa famille, pour la gamelle, tout simplement. Mais il y en a beaucoup aussi qui ne sont là que parce qu’ils n’ont pas de volonté, pas d’épine dorsale morale ; il faut qu’on les commande, il faut qu’ils soient soutenus à droite, à gauche, par devant, par derrière. Alors, c’est comme de vieux enfants, très soûlards, pas méchants, obéissants presque toujours, mais quelquefois entêtés pour rien. Et s’ils tombent comme ça obstinés, on ne peut plus les raisonner, on ne peut plus leur faire comprendre. Ils ne veulent rien savoir.

»  — C’est bon, dit le capitaine d’un air ennuyé. Lisez-lui le code militaire.

» L’adjudant prit un livret et lut : « Désobéissance sur un territoire en état de guerre ou de siège : cinq à dix ans de travaux publics ».

» Je connaissais la suite, et elle était inévitable : un piquet de quatre hommes, baïonnette au canon, pour conduire le prisonnier au bloc, et puis le conseil et la condamnation. C’était couru. Ça me faisait mal au cœur, mais je ne voyais rien à faire, rien… Les travaux publics, pourtant, la saleté des saletés, la chose atroce ! Le capitaine ouvrit la bouche, mais il n’avait pas encore prononcé un mot que le lieutenant Sercq lui parlait à l’oreille.

»  — C’est bon, dit le capitaine, essayez.

» Et il commanda :

»  — Par sections, demi-tour à gauche, gauche. Marche !

» La compagnie s’éloigna, et Katzmann la vit s’éloigner. Il était tout seul, maintenant. Le lieutenant s’était comme caché derrière lui et, m’apercevant, me dit sans douceur, mais à voix basse :

»  — Qu’est-ce que vous foutez ici, vous ?

» Je saluai, et j’allai un peu plus loin, derrière un buisson. Je voulais savoir ce qui allait arriver, mon cœur battait, je ne sais pourquoi. Katzmann avait gardé la position, mais il suivait des yeux, malgré lui, la petite tache carrée de la compagnie, qui diminuait à travers les rizières. De temps en temps, de petits cochons noirs déboulaient devant elle, comme des fous, le groin plus bas que les pattes ; ou bien, c’étaient des négrillons, tout nus, tout noirs aussi, qu’on distinguait mal des cochons. Toute cette terre rouge de Madagascar faisait, sous le vent, cette poussière rouge que vous savez, qui danse au soleil, et on la voyait sortir des Malgaches, un pantalon noir sur les fesses, un lamba blanc sur le dos : clercs d’huissier par en bas, statues des anciens jours, bien drapées, jusqu’aux genoux. Ils saluaient respectueusement Katzmann quand ils passaient devant lui, parce qu’il était un redoutable guerrier, et Katzmann ne bougeait pas d’une ligne. Seulement, il n’y comprenait déjà plus rien, c’est sûr : il attendait le piquet, la prison, et le piquet ne venait pas : c’est démoralisant.

Le lieutenant Sercq était toujours derrière lui. Je me le rappelle très bien, ce lieutenant : un officier bien râblé, avec des yeux gris et un nez très long et tout mince qui partait des yeux et qui faisait bec, pas le bec des Juifs ou des Arméniens : celui des Bretons et des Morvandiaux, vous connaissez ? ou des Vendéens, encore : mais ceux-là ont une plus grosse tête. Ça donne l’air savant, farouche et méfiant.

Ainsi Barnavaux parla, et soudain se dressa devant moi l’image de ces vieilles races, les plus antiques de la France, qui élevèrent les dolmens, labourèrent les premiers champs, vécurent en grandes communautés batailleuses, et dont on retrouve, au sein de la terre, avec les ossements, parfois blessés encore d’une flèche de silex, les statues informes qu’ils taillaient dans le granit : figures barbares, dont le nez ressemble au bec des oiseaux de nuit. Comme il sait voir, Barnavaux, et comme il m’arrive de l’envier !

— Tout à coup, poursuivit-il, le lieutenant Sercq fit trois pas, balança la jambe… et flanqua au légionnaire Katzmann le plus magnifique coup de pied au cul que j’aie jamais vu administrer de ma vie. Katzmann n’avait pas pu prévoir ça, il fit trois pas à son tour pour reprendre son équilibre. En même temps, le lieutenant empoignait le sac, le lui jetait sur le dos, accrochant une des bretelles à l’épaule. Et puis, de sa botte, il continuait… Et il criait :

»  — Mais cours donc, cochon, cours donc ! en voilà assez !

» Katzmann était abruti. Il avait son sac sur le dos, c’était un fait. Alors il enfila la seconde bretelle, par habitude, fixa les autres courroies et partit à grandes enjambées, l’air furieux. Il passa près de moi, sans me voir. Il ne voyait rien. J’entendis seulement qu’il disait dans sa moustache :

»  — Nom te Dieu ! Nom te Dieu te nom te Dieu ! Zalaud ! Zalaud !

» Mais il marchait tout de même. Il a rejoint la compagnie. »

— Eh bien, conclut Barnavaux, si j’avais raconté ça à votre écrivain, est-ce qu’il aurait compris ?

— Mais Katzmann, demandai-je, qu’est-ce qui lui est arrivé, après ?

— Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas revu. Il ne pouvait rien arriver, c’était fini. Je suppose qu’il aura pensé que le lieutenant Sercq savait la manière ; il lui avait foutu un coup de pied quelque part, mais sans témoins, l’honneur était sauf. Et ça lui épargnait le conseil. Ces choses-là, on en garde une certaine reconnaissance, ordinairement.