Pierre Mille
— Vous autres gens du Nord, dit le señor Gonzalez Pulgar y Navarrete, s’adressant aux Algériens qui l’entouraient, vous ne savez pas ce que c’est que la chaleur. Vous êtes là, tous tant que vous êtes, à me parler de vos étés du Sahel, ou même de vos siroccos du Sahara, du papier à cigarettes qui se recroqueville, si fort il brûle l’air, le soleil ! et des gens qui, dans le désert, se mettent les pieds à l’ombre les uns des autres, tour à tour, pour se les rafraîchir un petit moment : qu’est-ce que c’est que ça, sangre de Dios ! en comparaison de nos chaleurs de la république de Concepcion ! C’est sain, c’est innocent, c’est virginal. Vous ne savez pas ce que c’est que la chaleur équatoriale, la chaleur mouillée, la chaleur qui fait que la vapeur d’eau devient le cinquième élément, qu’on prend un bain dans sa propre sueur, tout le jour et toute la nuit, et qu’on est obligé de coucher avec un moine ou une demoiselle.
— Vous dites ? demanda une dame, intéressée.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, madame, je regrette, mais ce n’est pas ce que vous croyez : les moines et les demoiselles ne différent que par les dimensions, non par le sexe. Ils n’en ont pas. Ce sont des espèces de saucissons de crin, doublés de cuir, de la longueur d’une jambe humaine, qu’on se met entre les cuisses, au lit, pour éviter la sensation de cette insupportable sueur qui vous colle, vous brûle et vous corrode la peau… Mais ce n’est rien, on s’y habitue. Seulement, je crois qu’on transpire aussi à l’intérieur ; on a la cervelle comme de la pâte à papier, en bouillie, en jus ; on ne peut plus fixer sa pensée. On s’emballe, on a tout à coup une idée géniale — car nous avons souvent du génie, très souvent, ce n’est pas douteux. Et puis, tout à coup, plus rien… C’est parti. A cause de la température, je vous dis : on ne peut plus rien faire, que de la politique.
— De la politique ? interrogea M. Musette, avocat et conseiller général.
— Pour faire de la politique, on n’a pas besoin de fixer ses idées, expliqua le señor Gonzalez Pulgar. C’est ce qui explique notre affaire du scaphandrier. Pauvre scaphandrier ! Quelquefois, il me fait souci !
» Et c’était pourtant une bien belle idée, ce scaphandrier, une idée juste. Pour l’idée, je ne crois pas qu’il puisse y avoir de doute… Mon ami le colonel Ariaz Pérez possède une pêcherie de perles. C’est d’un bon rapport, les perles ; je ne sais pas ce qu’on a fait de toutes celles qui sont sorties de l’eau depuis le commencement du monde, à moins qu’on ne les enterre avec les personnes, et ça doit être exceptionnel ; tout le temps il vient des acheteurs, des juifs, en général, à moins que ça soit des parsis à lunettes, pour vous demander si vous en avez à vendre. Il y a vingt ans, à Concepcion, nous les cédions au poids de l’or : les perles d’un côté de la balance et des doublons de l’autre. Nous croyions que c’était une bonne affaire ; nous étions volés : il y a des perles qui valent cent fois, deux cents fois, cinq cents fois leur poids en or. Quand Ariaz Pérez apprit ça, il éleva ses prix et se mit à devenir riche, très riche ; il avait des bijoux et des caleçons de soie !… Les señoritas de Caracas le suppliaient dans les tertullias, le soir : « Señor Ariaz, retroussez le bas de vos pantalons, que nous voyions vos dessous. » Il les montrait : des nuées roses, des nuées bleues… elles se mettaient à genoux devant.
» Mais un jour que je feuilletais un journal illustré, je lui dis :
» — Ariaz, comment pêches-tu les perles ?
» — La belle affaire, me répondit-il, avec une drague. Il y a des pays où on a des plongeurs, mais, ici, on n’en trouve pas. Les Indiens ne veulent pas plonger, et ce n’est pas l’affaire d’un hidalgo.
» — Ariaz, continuai-je, c’est indigne de la civilisation ; il faudrait avoir un scaphandrier !
» — Un scaphandrier ? fit-il.
» — Oui, un scaphandrier, avec une belle armure de cuivre et de cuir, des semelles de plomb, un casque magnifique, de gros yeux de cristal protégés par une grille de laiton. Comme ici, regarde, comme ici !
» Je lui montrai l’image que j’avais découverte dans le journal illustré, et il fut tout de suite au comble de l’enthousiasme.
» — C’est splendide, dit-il, c’est splendide ! Ce sera une gloire pour la patrie et pour le gouvernement du général Alfonso Garribay, dont je suis l’ami.
» Tout de suite, nous écrivîmes à Londres pour avoir un scaphandre perfectionné. Il ne faut pas se plaindre : Wilcox, Morton and Co nous l’envoyèrent trois mois après. Ariaz nous convoqua pour l’ouverture de la caisse. Nous étions quatre, en le comptant : moi, Diégo Zurita, Pedro de Carupano, et lui. Une armure, señores, c’était une armure véritable ! Impressionnant, grandiose ! Ariaz Pérez leva les bras au ciel et cria :
» — C’est comme du temps des conquistadores ! C’est le chevalier Cortez ressuscité, c’est Pizarro, c’est Bernal Diaz, corrégidor de Castille-Neuve !
» — Et il y a aussi une brochure, dans toutes les langues, ajouta Diégo Zurita, pour expliquer la manière de s’en servir.
» Et la brochure disait tout, en effet : comment il fallait entrer dans cette cuirasse, comment il la fallait bien lacer pour empêcher l’eau d’entrer, après avoir mis un triple vêtement de laine pour se garantir du froid des profondeurs, et comment il fallait se servir de la pompe pour faire respirer le scaphandrier, et les signaux pour la corde : plus d’air, moins d’air. Laisser filer le tuyau, remontez-moi… Enfin tout !
» A la fin, je demandai :
» — Et qui est-ce qui va entrer là dedans ?
» Il ne fallait pas songer aux pêcheurs à la drague, puisque le scaphandre leur retirait le pain de la bouche. Zurita s’y enferma une minute, pour voir, et je lui envoyai de l’air avec la pompe. Il en sortit en disant que c’était sublime, qu’on respirait parfaitement, et qu’il s’était fait l’effet d’un monstre marin.
» — Alors, tu descends ?
» — Moi ? fit Zurita. Qu’est-ce que ça peut me faire, les perles ? Ça n’est pas à moi. Et puis, je suis hidalgo !
» — Mais puisque c’est une armure comme pour les chevaliers ! insista Pérez d’un air engageant.
» Zurita ne voulut rien savoir, et on eut beau chercher dans tout le pays, personne ne voulut consentir à entrer dans le scaphandre pour aller pêcher les perles, par la raison que c’était tenter Dieu. Moi je dis :
» — Il faudrait trouver un Italien…
» Parce que les Italiens font tous les métiers, pourvu qu’on les paie. Les émigrants, ça vient pour travailler. Il y en a moins chez nous qu’au Brésil, mais à la fin on en trouva un qui voulut bien s’habiller avec le scaphandre pour descendre dans le fond de la mer, à condition qu’on lui donnât quatre piastres par plongée. Il disait pourtant :
» — J’aimerais mieux y aller tout nu. J’ai de la méfiance !
» Mais s’il y était allé tout nu, à quoi aurait servi le scaphandre, et qu’est-ce que la civilisation y aurait gagné ? Il se laissa convaincre, à cause des quatre piastres.
» Ce fut un grand jour ! Nous avions pris un bateau sur lequel nous avions mis la pompe, la cuirasse et tout ce qu’il fallait. L’Italien entra dans le scaphandre, et nos cœurs battaient. Mais, une fois qu’il fut dedans il ne bougea pas. Ariaz Pérez lui cria :
» — Qu’est-ce que vous attendez ?
» Il fit signe qu’il n’entendait plus rien du tout, puis gesticula que nous devions lui ôter son casque. On dévissa les écrous, et il expliqua :
» — J’attends une échelle !
» — Nous n’avions pas pensé qu’il fallait une échelle. Je suis sûr que c’est à cause de la chaleur. Il y avait déjà une heure que nous étions sur ce bateau, et j’avais renoncé à m’éponger le front sous mon ombrelle. On envoya chercher l’échelle, qui se mit à flotter à la surface de l’eau. Nous n’avions pas pensé non plus qu’il faudrait un poids pour l’enfoncer. L’Italien haussa les épaules, prit deux grosses pierres qu’on avait mises au fond du bateau pour servir de lest, les amarra au dernier barreau et fit glisser l’échelle. Au moment où on lui revissait son casque, il dit encore :
« — Je vous assure que j’aimerais mieux plonger tout nu !
» Nous refusâmes de l’écouter, naturellement, et il descendit sur ses semelles de plomb. Je me mis à la pompe, et commençai à lui envoyer de l’air en mesure, pendant que Zurita et Pérez causaient. Ils causaient des élections et du général Alfonso Garribay. Au fond, moi, j’avais des doutes sur Garribay : il m’avait refusé une concession pour seringuer le caoutchouc. On ne voyait plus le soleil, il était perdu dans une énorme vapeur couleur de lait coupé d’eau, et cependant les reflets qui sortaient de la mer faisaient mal aux yeux. Je me sentais agacé, crispé, et mou surtout, mou et mouillé comme une éponge. Il me semblait que ma raison était à côté de moi, à droite ou à gauche, je ne sais pas. Et je revis ce Garribay, fumant un cigare et ne m’offrant même pas une limonade — une limonade, la chose la plus précieuse du monde, toute la volupté de la terre contenue dans un gobelet de cristal ! Ce Garribay était un porc. Le mot me sortit des lèvres.
» — Garribay est un porc ! Un porc !
» — Si tu répètes ça, dit Pérez, je te jette à l’eau d’un coup de pied quelque part. Fils de cent pères ! Amant de ta sœur ! Négociant !
» Les yeux lui sortaient de la tête, et la transpiration, à ses pieds, avait fait une petite mare qui tremblotait aux secousses des vagues.
» Je lui répondis que sa mère avait couché avec un nègre ou avec un lépreux, je ne me rappelle plus ; que sa grand’mère était une vache, et qu’il sentait la morue. Diégo Zurita essaya de ramener le calme en posant la question sur un terrain véritablement politique. Alors, nous parlâmes concessions de chemins de fer, mines, quais et armement de l’infanterie. Ça dura… je ne sais pas combien de temps ça dura. Tout à coup, Zurita fit observer :
» — Mais la pompe, la pompe !
» — Eh bien, quoi, la pompe ? demandai-je.
» — As-tu pompé, pendant tout ce temps-là ?
» J’avais complètement oublié. Voilà ce que c’est que la chaleur, la vraie chaleur équatoriale. Et Pérez, de son côté, avait lâché la corde. Il la reprit et tira pour avoir des nouvelles du scaphandrier. On n’en eut jamais.
— Jamais ? fit M. Musette, surpris.
— Non señor. La corde s’était embarrassée dans le pied de l’échelle, et, comme il ne recevait plus d’air, le scaphandrier était mort, suffoqué. C’était pourtant une idée, une idée très juste, je vous le répète, de pêcher les perles avec un scaphandre. Mais comment voulez-vous suivre une idée, quand il fait si chaud !