Pierre Mille
Il y a des heures où les hommes révèlent, sans cause apparente, les plus intimes secrets de leur vie, même ce qui peut leur nuire, même ce qui peut les rendre ridicules. Et quand ils ont parlé, ils ne savent plus pourquoi. Assez rarement, en tout cas beaucoup moins fréquemment qu’on ne pense, c’est qu’ils ont trop bien soupé. Plus souvent c’est qu’un grand silence tombe, juste au moment où au cercle, entre amis, la conversation vient d’être si vive qu’elle a excité les cerveaux et qu’on donnerait tout au monde pour qu’elle continuât. Alors, inévitablement, il se trouve quelqu’un qui veut continuer : et dans son esprit il ne découvre plus rien à dire que ce qu’il avait toujours caché. Il ouvre la bouche, et c’est comme si une force aveugle le poussait.
… On venait de rappeler le nom de ce cuisinier de navire, qui a pris le nom, tout simplement, d’un prince de maison impériale, associé sa vie à celle d’une femme très distinguée, dont il avait fait sa première dupe, et soutenu d’escroqueries cette fausse grandeur.
— Il voulait se procurer de l’argent, voilà tout ! dit un des membres du cercle.
Et tout le monde se tut parce que cette phrase paraissait énoncer une si grosse vérité qu’elle en était grossière, et fermait la conversation. Mais Hervé Benty posa un peu brusquement sa tasse de verveine sur le manteau de la cheminée.
— Vous croyez que ça suffit comme explication, vous ? dit-il. Vous croyez que la seule avidité, la paresse, le manque de scrupule suffisent pour produire ces grands acteurs ? Comme ça serait simple, n’est-ce pas ! Seulement, ce n’est pas vrai. Et j’ai le droit de vous le dire, moi : j’en sais davantage, et par expérience !
Benty possède une des fortunes les mieux assises de France. Il n’a pas de grands besoins, il ne joue que ce qu’il faut pour ne pas être remarqué, et « faire vivre le cercle », suivant une expression courante ; il n’a pas de liaison coûteuse. Comment savait-il d’expérience ?… Ce fut avec une certaine curiosité qu’on le regarda.
— La première condition, poursuivit-il, c’est d’avoir besoin de sortir de sa peau, d’être un autre ; et je comprends. Je comprends parce que je suis comme ça ! Depuis des années et des années, depuis le collège, tenez, je me suis ennuyé d’être moi, toujours moi. J’y éprouvais une extraordinaire fatigue. Mes idées, mes sentiments, mes opinions, je les connaissais trop, c’étaient des acquisitions faites une fois pour toutes. Pour qu’elles reprissent un aspect nouveau, il m’aurait fallu les travailler, les développer ; et mon cerveau n’en a pas la force. Avec mon imagination superficielle très mouvante, très active, je souffre de l’impossibilité de rien approfondir. Ma famille, mes amis ? J’ai l’impression de coudoyer des morts n’ayant gardé qu’extérieurement l’apparence de la vie. Toujours les mêmes gestes, toujours les mêmes phrases ! C’est que je ne les aime pas assez pour m’intéresser à eux sérieusement. Ils ne changent plus parce que je ne change pas. Je vis dans une perpétuelle sensation de vide, une espèce de dégoût de moi-même, de mon insignifiant moi-même ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est. Ça peut pousser au suicide !
» Je serais peut-être mort à cette heure d’ennui et d’écœurement si, pendant que j’accomplissais, à Lyon, un stage de deux ans aux dragons, je n’étais entré un soir avec des amis dans je ne sais quel bouge de la Guillotière, un de ces établissements « où le service est fait par des dames », ainsi que le disent les annonces que portent des hommes-sandwiches. L’aspect du lieu, sans doute, et je ne sais quelle fantaisie peu spirituelle me poussèrent à prendre en poussant la porte un infâme accent de barrière. Une femme, habillée comme ses compagnes en suissesse d’opéra-comique, me sauta au cou en criant :
» — Toi, t’es Parigot !
» Je suis de Roubaix. Mais subitement je ressentis un plaisir immense, un plaisir qui dépassait incomparablement la valeur du mensonge vulgaire que j’allais commettre. Et je répondis :
» — Sûr ! Quoi on s’rait, alors ?
» Elle me dit qu’elle était née tout près du Père-Lachaise, et s’assit à mes côtés, les yeux brillants de joie. Moi, je déclarai que j’étais de Belleville, que mes parents étaient de petits entrepreneurs, pas bien riches, mais enfin… on a de quoi tout de même, on n’est pas malheureux ! A mesure que j’improvisais cette histoire absurde, au son de mes propres paroles, j’éprouvais une allégresse extraordinaire, de vrais transports de joie. J’étais un autre, maintenant, un autre ! Cette femme, une grosse blonde, ni jeune ni jolie, portait tous les stigmates d’une dégradation incurable, mais qu’importait ! Durant tout le reste de mon congé je la gardai pour maîtresse, fabriquant des lettres du père et de la mère que je m’étais donnés, montrant leurs photographies, achetées en plein vent, à la porte d’une roulotte : des têtes de braves gens, devant lesquelles je prenais un air touchant. Et quand j’eus fini mon temps, quand j’eus quitté Lyon et ce que vous voudrez bien, pour me faire plaisir, appeler ma conquête, j’avais trouvé ma voie, mon plaisir, ma raison de vivre : me donner une autre personnalité que la mienne propre, auprès de femmes qui ne pouvaient pas connaître ce que j’étais en réalité : Hervé Benty, l’héritier des Raffineries Benty, celui que vous voyez devant vous !
» J’ai été… Je ne peux pas vous dire tout ce que j’ai été : ingénieur de mes propres manufactures, et jamais je n’ai pris autant d’intérêt qu’alors à ma fabrication, au ballon d’Alsace, aux paysages de Remiremont. J’avais de plus la joie de vilipender, auprès de ma maîtresse, le patron, c’est-à-dire moi. J’ai été consul de France à Djeddah, dans la mer Rouge, et pour soutenir mon rôle j’ai consulté je ne sais combien de géographies, lu des rapports au ministère des affaires étrangères, appris presque les devoirs de la fonction que je prétendais remplir. J’ai été sous-préfet, et, ma parole, j’ai recommandé des gens avec succès ! J’ai joué avec désintéressement, pour le plaisir, des rôles que se réservent les seuls escrocs.
» Vous comprenez bien que si j’avais dû faire le consul, l’ingénieur ou le sous-préfet toute la journée, j’en aurais été aussi fatigué que de ma propre personnalité. Mais c’était au contraire un immense repos que ce changement perpétuel : j’étais moi, et j’étais un autre, en représentation devant mon vrai moi.
» Mais voilà qu’un soir, dans le métropolitain, j’aperçois une petite femme pas plus grande que ça, avec un teint délicieux, comme translucide sous l’éclat des lampes électriques, des traits en harmonie avec sa taille, c’est-à-dire un peu trop menus, un peu trop « saxe », mais si jolie parce qu’elle boudait ! J’ai un principe qui est certainement le vôtre, c’est qu’une femme ne peut bouder que son mari ou son amant. Celle-là, c’était contre son mari.
— Comment le savez-vous ? demandèrent les amis du cercle.
— Parce que je l’ai demandé, voyons ! Je ne pouvais manquer une telle occasion d’entrer en rapports ! Mais tout le temps, avec celle-là comme avec les autres, j’avais l’impatient désir de savoir quel personnage elle allait me faire prendre : car c’est, vous le comprenez bien, par le goût des femmes, leurs curiosités, leurs affections ou leurs antipathies que je me laisse conduire. Celle-ci avait été, semble-t-il, une bonne petite épouse, très fidèle sans amour, jusqu’à l’heure de notre rencontre. Elle se montrait aussi avare de questions que de confidences. Après deux ou trois entrevues, qui étaient restées parfaitement chastes, j’allais renoncer à poursuivre mon entreprise, car, si mes sens peuvent supporter l’attente, mon obsédante manie de simulation exigeait un plus immédiat assouvissement. Mais à la fin, et, je le suppose, à la suite d’une nouvelle discussion avec son mari, elle me dit :
» — Ah ! vous ne pouvez vous figurer quel motif de dissension c’est dans un ménage, quand le mari et la femme appartiennent à des religions différentes !
» Et j’appris ainsi que, tandis que son mari était catholique, elle appartenait à la confession méthodiste.
» De ma vie je n’avais entendu parler du méthodisme. J’ignorais aussi complètement ce qu’il peut y avoir dans le méthodisme que dans le spectre chimique des étoiles les plus lointaines : et ce fut ce qui me tenta.
» — Quelle chose étrange ! m’écriai-je. Vous êtes méthodiste, et moi aussi !
» Ses yeux très tendres brillèrent d’une lueur encore plus tendre, et elle dut être étonnée, au contraire, de ma froideur subite. C’est que j’avais maintenant une peur atroce et bien naturelle de ne pouvoir jouer mon rôle ! Je m’enfuis le plus vite possible et gagnai d’un saut la Bibliothèque nationale. Certains ouvrages, évidemment entachés de partialité, m’apprirent que le méthodisme avait été fondé, au dix-huitième siècle, par John Wesley, auteur d’un livre intitulé Le Papisme examiné de sang-froid, « pamphlet plein de mensonges et de calomnies ». Mais le Dictionnaire des Religions, infiniment plus objectif, m’enseigna non seulement que John Wesley fut un apôtre de mœurs très pures, mais encore me donna des lumières très suffisantes sur son système. Je pus, dès le lendemain, affronter un nouveau rendez-vous, étant ferré à glace sur la justification, le salut et la prédestination. Et bientôt ce fut la flambée, le grand amour. Ma nouvelle amie se reprochait son mariage comme un crime, elle n’avait donc aucun remords, elle se livrait au délire avec une impétuosité délicieuse et rajeunissante, une hardiesse qui allait jusqu’à l’imprudence. Longtemps encore, cependant, malgré ses instances, je refusai d’aller chez elle. J’ai toujours considéré l’insécurité comme incompatible avec l’amour, et il m’est peut-être aussi resté des préjugés, des petits langes tachés de vertu, comme disait Balzac. Il me paraissait à la fois inconvenant et dangereux d’aller tromper un honnête homme chez lui, d’autant plus que je me trouvais dans un état d’esprit assez singulier : l’Hervé Benty véritable avait perpétuellement envie de discuter avec l’Hervé Benty méthodiste, et de lui poser des objections ! Mais on finit toujours, c’est là une vérité proverbiale, par faire ce que veulent les femmes. Il vint une fois où je me trouvai dans le salon de mon amie, seul avec elle, les domestiques envoyés en course, le mari ne devant rentrer qu’à une heure encore lointaine. J’abrège, parce que vous prévoyez ce qui arriva. Nous entendîmes une clef tourner dans la serrure avec cette autorité que seules possèdent les clefs conjugales. Vous connaissez l’admirable rapidité avec laquelle les femmes reprennent leur sang-froid. Mais, pour moi, j’avais les nerfs tout secoués, quoique rien dans notre apparence extérieure ne nous pût trahir, lorsque le mari entra.
» Et je demeurai debout, l’air stupide, incapable de prononcer un mot, dévisagé froidement, avec une certaine méfiance déjà, par cet homme, qui ne m’avait jamais vu. Mais cet instant d’anxiété ne dura que deux secondes.
» — Mon ami, dit la femme, Monsieur est le pasteur Stewart, qui vient pour ses œuvres.
» Alors ce fut un autre sentiment, l’expression d’une autre haine, qui apparut dans les yeux du mari. Il fouilla dans sa poche, en tira une pièce de quarante sous, me la tendit insolemment.
» — Voilà tout ce que je puis faire pour vous ! dit-il.
» … Eh bien, moi, Hervé Benty, des raffineries Benty, continua le narrateur, j’ai pris les quarante sous. Et vous croyez peut-être que j’en ai ressenti de la mauvaise humeur, de l’embarras, de l’humiliation ? Vous ne savez pas ce que c’est qu’une passion. Je n’eus qu’une pensée, c’est que je jouais mon rôle, et avec succès. Je savourai la comédie, j’ai remâché durant des semaines les voluptés de ce mensonge. Voilà comment fait l’âme d’un simulateur. Il est victime… si vous dites d’une névrose, je ne me fâcherai pas.