Pierre Mille

Au temps où les troupes britanniques combattaient intimement mêlées aux nôtres, il arrivait assez fréquemment jadis que leurs blessés fussent dirigés sur une ambulance française, pour commencer : on faisait le triage plus tard. C’est ce qui arriva au soldat John Mac Ivor, du régiment écossais des fusiliers de Lennox.

Atteint d’une balle dans la cuisse, il fut conduit d’urgence, ayant été recueilli sur le champ de bataille par des brancardiers français, à l’une de nos unités sanitaires immédiatement située derrière nos lignes. Mac Ivor fut lavé, pansé comme il convient. La balle de mitrailleuse qu’il gardait dans un repli musculaire fut extraite correctement par un major à trois galons, puis on le reporta dans son lit blanc, aux draps un peu rudes, mais frais, où il s’étendit avec volupté : pas plus que nos poilus, les soldats de Sa Majesté le roi de Grande-Bretagne, empereur des Indes, ne demeurent insensibles aux avantages de la « fine blessure ».

— Le copain a l’air de trouver que la vie est encore bonne, pensaient ses voisins.

Cette impression fut tout à coup troublée par un incident inattendu. Mme Suze, l’infirmière-major, en même temps que de bonnes mœurs, était de grand courage. Elle en avait fait la preuve en restant intrépidement, depuis trois ans, dans des hôpitaux de première ligne assez souvent bombardés par l’aviation ennemie.

Mais tout le monde a ses faiblesses. Celle de Mme Suze est de se figurer, pour en avoir appris les rudiments à la pension dans sa jeunesse, savoir l’anglais. Elle s’empressa donc de baragouiner, dans cette langue, au soldat Mac Ivor, une phrase qu’elle s’était efforcée de faire aussi flatteuse que possible, quelque chose dans ce genre : « Qu’elle était bien heureuse de donner ses soins à un brave guerrier anglais. » A sa grande stupeur et à celle de tous les assistants, cette amabilité fut accueillie par une réserve sévère ; puis — Mme Suze ayant répété, soupçonnant que sa prononciation n’était pas des meilleures — par une bordée d’injures. Mme Suze n’y comprit rien : d’abord parce qu’on ne lui avait pas enseigné cet anglais-là à la pension, en second lieu, parce que, dans son idée, Mac Ivor « parlait trop vite » : les gens qui ne savent qu’à peu près une langue étrangère ont généralement la conviction que ceux qui la parlent, la parlent trop vite.

Elle s’éloigna, décontenancée. Quelques minutes plus tard, le sergent corse Piccioni, qui, lui, sait véritablement l’anglais, ayant passé trois ans en Amérique, dit à Mac Ivor :

— Tu lui as fait de la peine, à cette brave femme. Pourquoi ça ? Elle ne t’avait dit que des choses gentilles…

— Je sais que j’ai eu tort, avoua candidement Mac Ivor. Mais c’était plus fort que moi : elle m’a traité d’Anglais. Je ne peux pas supporter ça. C’est un malheur excessif de recevoir une balle dans le c…, et d’être traité d’Anglais par-dessus le marché.

— Mais… fit Piccioni, étonné, tu es Anglais !

— Je ne suis pas Anglais, protesta Mac Ivor avec une énergie sauvage, je suis Écossais. Et ce n’est pas la même chose. En Angleterre, tous les gens qui sont bons à quoi que ce soit, dans l’armée, dans l’industrie dans le commerce, la politique, le droit, la marine sont Écossais ou Irlandais, ou Gallois : Anglais, jamais !

Piccioni, scandalisé, mais poli, se contenta de répondre que c’étaient là des considérations de politique intérieure dans lesquelles il refusait d’entrer, qu’elles étaient même choquantes en temps de guerre contre les Boches.

— Tu as peut-être raison, concéda Mac Ivor. Mais, vois-tu, je ne peux pas, je ne pourrai jamais digérer qu’on me confonde avec ces gens du Sud. Je ne sais qu’une chose : c’est que les premiers hommes du monde sont les Mac Ivor, du clan des Mac Ivor.

— Non, répliqua Piccioni, ce sont les Piccioni, de la famille des Piccioni. Nous sommes cinq cents près de Sartène.

— Je distingue, fit Mac Ivor, je distingue à cette parole que tu es capable de me comprendre : vous avez dans votre pays des clans comme chez nous… Après les Mac Ivor, ce qu’il y a de mieux au monde, ce sont les gens de Cauldtaneslap…

— Comment dis-tu ? interrogea Piccioni.

— Cauldtaneslap, c’est très facile à prononcer… où il y a les Mac Kee, les Mac Kinnon, et les Mac Raë, tous plus ou moins alliés aux Mac Ivor. Après ça, il y a les autres clans des Hautes-Terres, après ça, il y a les familles des Basses-Terres d’Écosse — et après ça, il n’y a plus rien.

— Je comprends, dit Piccioni, ou du moins je commence à comprendre. C’est un peu comme ça que nous pensons en Corse.

— Pour continuer à t’expliquer, poursuivit Mac Ivor, il faut que je te raconte l’histoire du singe, qui est arrivée à Cauldtaneslap. Ce singe était un singe magnifique, un orang-outang grand comme un homme, qui appartenait à une ménagerie américaine. Et cette ménagerie, donnant des représentations, traversa toute l’Écosse avec son singe, qui en faisait le plus bel ornement. Mais voilà que, justement, du côté de Lammermuirs, qui est près de Cauldtaneslap, le singe tomba malade, très malade : une congestion pulmonaire… L’Écosse est le plus beau pays du monde, mais le climat est un peu humide : et il paraît que les orang-outangs, ça vit mieux dans les pays chauds. Ça fait que celui-là est mort.

« Les gens de la ménagerie le regrettèrent, comme de juste, à cause qu’il leur faisait honneur et profit : mais que faire d’un singe mort ? Ils le jetèrent tout bonnement sur la route, et puis fouettèrent leurs chevaux. Et le singe mort resta là, étendu de tout son long sur le chemin.

« C’est ainsi que le rencontrèrent, le soir, Archie Mac Ivor et Gilbert Mac Ivor, mes cousins, qui revenaient, je crois, d’une petite expédition de contrebande.

« Je t’ai dit que ce singe était grand comme un homme. Il avait, en fait, absolument l’air d’un homme, des favoris gris, et des espèces de cheveux séparés par une raie au milieu de la tête. Je ne l’ai pas vu, mais je te le dis comme on me l’a dit. Gilbert et Archie furent douloureusement impressionnés.

«  — Quel malheur ! firent-ils. Un homme qui est mort au milieu de la route ! Et tout près de chez nous, encore ! Et qui a dû mourir sans le secours de la religion ! Il faut du moins lui donner une sépulture chrétienne.

« Cependant, ils le retournaient, ils le regardaient plus attentivement : le cadavre, décidément, était tout nu. Alors, c’était plutôt un crime : n’était-il pas utile de prévenir les magistrats, de demander au « laird », qui était en même temps justice of peace, de se transporter sur les lieux ? Toutefois, Archie émit une observation préalable :

«  — Il faudrait d’abord savoir, dit-il, si ce mort est du pays… Il serait complètement inutile de s’occuper de quelqu’un qui n’est pas du pays ! Et qui est-il celui-là ?

« Gilbert considérait toujours la figure de ce pauvre singe.

«  — C’est étrange ! dit-il. Ce n’est pas un Mac Kinnon : il n’a pas leur type. Ce n’est pas non plus un Mac Ivor…

«  — Sûrement, affirma mon cousin Archie avec indignation ; ce n’est pas un Mac Ivor ; je l’aurais reconnu tout de suite : il n’y a que cinq cents Mac Ivor !

«  — Alors, de quel clan peut-il être, mon Dieu, de quel clan peut-il être ? fit Gilbert, embarrassé.

«  — Ce n’est pas non plus un Mac Kee, poursuivit mon cousin Archie : tu sais bien que tous les Mac Kee ont le nez long et tombant dans la bouche. Ce mort-là a le nez épaté… Alors, un Mac Raë, peut-être : tous les Mac Raë sont très laids.

«  — Ils sont laids, admit Gilbert, mais ce n’est pas la même laideur. Et ils n’ont pas les doigts de pied si grands. Celui-ci a ses doigts de pied comme ses doigts de main… Frère Archie, conclut tout à coup Gilbert, je vais te dire ! Ce n’est pas un Mac Ivor, n’est-ce pas ?…

«  — Non ! jura mon cousin.

«  — Ce n’est pas non plus un Mac Raë, un Mac Kinnon, un Mac Kee ?

«  — Cela me paraît certain, reconnut Archie,

«  — Alors… alors, c’est un Anglais ! Laissons-le là.

« Et ils le laissèrent là, acheva John Mac Ivor, avec sérénité. Tu comprends, puisque c’était un Anglais, ça n’était pas la peine de perdre son temps avec lui. »