Pierre Mille
L’hôtel du Crédit Universel et Populaire, cette magnifique institution qui étend aujourd’hui le réseau de ses succursales sur tout le territoire de la France, est le plus bel édifice de Charlemont. Les touristes soucieux d’architecture qui traversent la ville ne manquent jamais de s’y faire conduire. On ne s’en étonnera pas si l’on sait que ce délicieux palais fut dessiné et aménagé par Gabriel, au dix-huitième siècle, pour les évêques de Charlemont, qui l’habitèrent jusqu’à la séparation. M. Barbier-Morel, directeur de la succursale du Crédit, a pu le racheter, au compte de la banque, pour une somme véritablement dérisoire, quoique le beau jardin à la française — presque un parc — qui s’étend par derrière en augmente encore la valeur. « Et pourtant, ne manque-t-il jamais d’ajouter quand il parle de son acquisition, nous ne sommes pas excommuniés, — il importe que la clientèle le sache bien ! Nous avons fait, vis-à-vis la mense épiscopale, tous les sacrifices nécessaires : le Crédit Universel est en règle avec l’Eglise. »
M. Barbier-Morel donne ces explications d’une voix très haute, d’abord afin d’être mieux entendu, mais aussi parce qu’il est sourd. C’est le seul défaut de cet homme excellent, dont les capacités professionnelles sont très hautement appréciées à Paris. Depuis qu’il dirige la succursale, les affaires ont plus que quintuplé. Ce n’est point seulement à cause du récent essor industriel de Charlemont, qui, bien que n’étant qu’une sous-préfecture, est aujourd’hui l’une des villes les plus importantes de la région, dépassant de beaucoup la préfecture, Saint-Didier, où l’herbe pousse dans les rues. C’est aussi grâce à son activité : une à une, toutes les banques locales, même Bouxier-Mahaut, qui se vantait de plus de deux siècles d’existence, ont dû fermer leurs guichets. Le Crédit Universel et Populaire est seul à profiter de ce développement récent de l’industrie et des mines.
M. Barbier-Morel, qui se couche chaque soir à neuf heures, se lève tous les jours à six heures du matin. Il se promène durant une heure à travers les plates-bandes rectilignes de ce beau jardin, un sécateur entre les doigts et conférant avec son jardinier. Car il aime passionnément les arbres et les fleurs. C’est sa seule faiblesse, c’est par là seulement qu’il est capable d’enthousiasme et de désintéressement, d’amour. Mme Barbier-Morel, qui a trente ans, de fort beaux yeux, la voix profonde et chaude, le laisse parfois entendre avec un sourire un peu désabusé. Son mari est beaucoup plus orgueilleux de ce bel hôtel historique, de ces ombrages, de ces pelouses, de ces massifs fleuris, qui ne sont pas siens, pourtant, mais qu’il a su procurer à l’opulente maison qu’il représente, qu’heureux de posséder en toute propriété une femme dont la beauté, depuis bien longtemps lui est devenue assez indifférente. Ce n’est point qu’il ne remplisse ses devoirs d’époux, mais c’est par hygiène et sans galanterie. Et Mme Barbier-Morel eût aimé d’être aimée.
Elle n’en trouva l’occasion que le jour où Charlemont vit arriver un nouveau sous-préfet. Il s’appelait M. Luze. Ce nom est doux ; l’homme était charmant. Cette femme un peu négligée lui laissa voir qu’elle n’était insensible ni à sa jeunesse, ni à sa barbe blonde, qu’il porte en éventail, ni à une façon qu’il a de prendre la main des femmes, comme s’il souhaitait la presser sur son cœur et l’y reposer éternellement ; et quand il ne veut point paraître langoureux, il est gai. M. Luze ne manque pas d’intelligence. Je veux dire qu’il est assez sage pour demeurer convaincu qu’on n’est sous-préfet que pour passer préfet, que c’en est même la seule excuse, et que, pour passer préfet, le mieux est de ne rien faire : en vertu de ce principe qu’il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais. Donc, il ne s’était jamais trompé, sa conduite politique n’avait à aucun moment prêté au moindre reproche. Que M. Félicien Vincent, son protecteur, redevienne président du conseil, et il est sûr de toucher le but de ses ambitions. Cette conduite si prudente lui laisse de grands loisirs. L’attitude favorable de Mme Barbier-Morel à son égard lui donna l’espoir de les occuper agréablement. Ils débutèrent par s’appeler plaisamment « mon cher voisin » et « ma chère voisine ». Le hasard avait voulu, en effet, que la sous-préfecture touchât à la succursale du Crédit Universel. Du jardin de l’hôtel on en peut apercevoir la façade, du plus médiocre style Louis-Philippe ; et de grands ormes entrelacent leurs branches au-dessus du mur mitoyen : c’était déjà comme un mariage. Dans quelques soirées officielles, ils ne purent échanger que des paroles. Celles-ci ne leur laissèrent aucun doute sur l’ardeur de leurs sentiments réciproques ; quelques-unes même furent brûlantes. Après quoi ils ne se trouvèrent pas plus avancés.
Enfin, ils se rencontrèrent dans le train de Paris. M. Barbier-Morel, il est vrai, était présent, et même les trépidations, comme il arrive, lui rendaient l’ouïe un peu plus fine. Mais ils s’évadèrent dans le couloir du wagon.
— A Paris ? proposa nettement M. Luze.
Mais elle secoua la tête.
— Nous y allons pour vingt-quatre heures, et mon mari ne me quittera pas.
— Alors, fit-il, jamais ?
Elle goûta ses yeux insatiables et attristés. Le goût du romanesque hâta la décision de son âme intrépide.
— Ecoutez, dit-elle : seriez-vous homme à descendre dans le jardin de l’hôtel la nuit ?
M. Luze calcula. Le mur n’a que deux mètres de haut, et, avec une échelle de son côté… il n’y a pas besoin d’être un athlète complet.
— Certes ! affirma-t-il avec un grand courage.
— Eh bien, mon mari monte se coucher à neuf heures tous les soirs, et je reste dans le salon jusqu’à minuit. Ah ! bien seule, bien seule, hélas !… Seulement, il m’oblige à fermer les volets de toute les pièces du rez-de-chaussée, par prudence : les fenêtres ouvertes et sans défense d’une banque, cela peut tenter les voleurs. Je puis cependant laisser un de ces volets entrebâillé et l’ouvrir sans bruit ; mais il faut que j’aille vous rejoindre dans le fond du jardin, je ne voudrais pas vous laisser entrer dans la maison : ce n’est pas prudent… Et comment saurai-je que vous êtes là ? Vous ne pouvez venir tous les jours, et il est dangereux de s’écrire !… Attendez !
Elle venait d’avoir une idée. Elle la révéla en mots pressés.
— C’est bête, fit M. Luze en riant. Mais pourquoi pas ?…
Le lundi suivant, à dix heures, M. Luze enjamba le mur, puis se laissa délicatement couler à terre. Il connaissait ce beau jardin ; il y était déjà venu en plein jour. D’ailleurs, un clair de lune tendre et lumineux le guida comme un complice. Sans trop hésiter, il découvrit une prise d’eau, à l’extrémité d’une pelouse. Un tuyau de caoutchouc et une lance d’arrosage y étaient attachés. Il commença d’asperger un massif de bégonias, puis la pelouse même, qui semblait toute bleue sous la lune ; puis des iris panachés. Et une ombre s’avança vers lui, légère, ah ! si légère ! et toute blanche, à travers l’herbe, évitant les allées…
— C’est toi, mon amour ?
— C’est moi, ma joie !
— Alors, tu m’as entendu tout de suite ?
— Tout de suite ! J’en étais sûre : j’entends toujours, tous les volets fermés, quand c’est le jardinier qui arrose.
Et il fut Roméo, et elle fut Juliette, non pas jusqu’à l’aube, mais jusqu’à minuit. Puis Mme Barbier-Morel montra à M. Luze qu’en mettant une chaise contre la resserre du jardinier et en montant sur le toit de cette resserre il pouvait gagner la crête du mur sans se fatiguer. M. Luze lui fut sincèrement reconnaissant de cette attention.
Le lendemain, au cours de sa promenade matinale, M. Barbier-Morel constata, avec quelque surprise, que la moitié du jardin, la moitié seulement, à partir du mur du fond, semblait avoir été l’objet d’une pluie bienfaisante.
— Tiens, dit-il au jardinier, vous avez arrosé déjà, ce matin ?
— Non, monsieur, répondit cet homme.
— Voyez, pourtant. Et il n’a pas plu cette nuit : le baromètre est au plus haut. D’ailleurs, il n’y a que la moitié des pelouses et des plates-bandes qui soient mouillées…
— C’est la rosée, monsieur le directeur, répondit le jardinier, c’est la rosée. Elle fait souvent des coups comme ça. Principalement par les clairs de lune.
Il dit cela par la raison qu’un jardinier, devant ceux qui l’emploient, ne doit jamais avoir l’air de rien ignorer de ce qui se passe dans un jardin.
… Ce que M. Luze trouvait d’agréable dans la combinaison, c’est qu’elle lui permettait de venir ou de rester chez lui, comme il voulait. Il était l’arbitre de la situation : les soirs seulement où il se sentait du vague à l’âme il envahissait le domicile de son voisin et prenait la lance d’arrosage ; et Mme Barbier-Morel accourait, amante soumise et passionnée. Les autres soirs il se disait retenu par les grands intérêts confiés à ses soins. M. Barbier-Morel continuait cependant de s’émerveiller du phénomène météorologique dont son jardin était le théâtre. Mais le jardinier encore bien plus, par la bonne raison qu’il ne croyait pas à son explication. Il s’enferma donc une belle nuit dans la resserre, et il entendit, très nettement, qu’on marchait sur le toit, puis qu’on sautait à terre. Alors il entr’ouvrit la porte : une ombre se tenait devant lui, la lance de cuivre à la main, et comme enlacé dans un serpent de caoutchouc.
— Dites donc, vous ! cria-t-il.
Et il entendit un autre cri, faible et peureux, tandis qu’un fantôme candide qu’il n’avait pas encore aperçu, fuyait avec précipitation. Alors la lumière se fit dans son esprit. Mais M. Luze fut à la hauteur de la situation.
— Mon garçon, dit-il, ça m’amuse, d’arroser les jardins la nuit. Est-ce que ça vous gêne ?
— Non, monsieur, dit le jardinier, au contraire !
Quelque chose venait de passer de la poche de M. Luze dans la sienne.
— Et vous me porterez… vous me porterez quelques fleurs toutes les semaines, n’est-ce pas ?
Durant trois mois encore, la sous-préfecture reçut beaucoup de fleurs. Puis M. Félicien Vincent devint président du conseil et M. Luze fut son chef de cabinet. Il quitta Charlemont. Aujourd’hui, quand M. Barbier-Morel fait les honneurs de son jardin aux habitants de Charlemont, il a coutume de dire :
— C’est très curieux, figurez-vous : pendant près d’un an, principalement les nuits de lune, la rosée, une rosée extraordinaire, drue comme une pluie, tombait là, tenez, et s’arrêtait là, exactement ! Et puis, tout à coup, plus rien !
Et les visiteurs répondent :
— Vraiment, vraiment ?… d’un tel air qu’on peut craindre que le jardinier n’ait pas été tout à fait discret. D’autant plus que, s’il est présent à la conversation, il ajoute :
— Une rosée comme ça, monsieur le directeur, ça ne peut pas durer toujours : vous n’auriez plus assez de peine !