Pierre Mille
… La consigne sévère de cet hôtel fastueux lui interdisait l’entrée du hall. Je ne pouvais l’apercevoir, je l’entendais seulement : et je n’en étais pas fâché, ayant ainsi le droit de croire qu’il était Panurge, Panurge ressuscité, Panurge toujours gaillard, cynique, obscène et polyglotte. Toutes les langues, tour à tour, résonnaient dans sa bouche d’or, et de fange : dégagées, galantes, insidieuses aux premières paroles, atteignant le murmure discret au moment d’arriver aux propositions essentielles. Successivement je perçus du grec, de l’allemand, du russe, de l’anglais, je ne sais quoi encore où je ne connaissais plus rien ; mais je suis presque certain qu’il adressa quelques mots du plus pur cantonais à un beau Chinois, un Chinois très modernisé, sans natte, en veston bleu marine, léger, chapeau melon, gilet et châle bleu de ciel et boutons de nacre. Ah ! quel interprète, quel Virgile, pour conduire à travers les enfers de Paris des Dantes exotiques et dégénérés. Il piquait décidément trop ma curiosité : quittant ma chaise d’osier ripoliné, rompant la sieste que je savoure même en hiver, je traversai la cour vitrée pour l’aller joindre sur le boulevard. Tout d’abord je ne vis que son dos, comme il poursuivait un Américain aux épaules carrées, à la tête carrée, évidemment d’origine allemande. Le client ne rentrait pas. L’abandonnant il fit demi-tour par principes. Tellement par principes que j’en eus comme un éblouissement, une illumination : un soldat, c’était un ancien soldat, ce ruffian ! Et puis sa face m’apparut, au plein soleil clair qui brillait au-dessus de la Madeleine, et je criai malgré moi, maudissant au même instant cette impulsion dominatrice — car, vraiment, était-ce bien une relation avouable ?
— Commandant ? C’est vous commandant !
… Coloman Jagowtzky, Hongrois — à moins qu’il n’eût pris cet état civil au choix ou au hasard dans l’alphabet et la géographie — que j’avais connu chef de poste et de milieu à Boungou, Congo Belge, aux beaux temps périmés où la vie d’un noir ne pesait pas lourd, en échange d’un kilo de caoutchouc ! Coloman Jagowtzky, jadis administrateur, stratège, pontife, unique commerçant, dans un pays aussi vaste que la moitié de la France, appuyé sur cinq cents fusils portés par des sauvages qui n’avaient guère d’autre défaut que d’être voluptueusement cannibales, Coloman qui possédait un harem de douze femmes bondjos toutes nues, mais si bien faites « qu’on ne savait pas le regretter », disait mon compagnon de route Vandergraët, Flamand pudique. Le voilà qui, maintenant, était « guide », si l’on peut masquer d’un terme décent l’ignominie de son métier, guide pour étrangers salaces en quête de distractions impures !
— La liste secrète et authentique des quatre cent quatre-vingt-sept petits paradis de Paris, fit-il machinalement en me tendant une brochure tirée au polycopiste.
Il ne s’était inquiété que de distinguer ma race, pour me parler le langage de mes pères. Puis la mémoire lui revint. Mais nulle vergogne n’abaissa ses yeux fauves et bruns au-dessus de son nez de proie. C’était un rapace qui tombait, pour s’en nourrir, sur les charognes ou les bêtes vivantes, suivant l’heure et les circonstances, voilà tout. Pour lui, j’étais une chance. Laquelle ? Il ne savait pas, mais il fallait essayer. Il prit mon sillage, à quinze pas. J’entrai dans un bar, et il s’assit à côté de moi, sans façons.
— Jagowtzky, lui dis-je, vous en êtes là ?…
Il haussa les épaules, scrutant les bulles gazeuses qui montaient, par petites explosions silencieuses, à la surface de son verre de whisky.
— C’est la faute des curés ! cria-t-il enfin, rageusement.
Je crus qu’il baptisait de ce nom générique, injurieux dans sa bouche, les pasteurs des missions protestantes, Anglais, Américains ou Norvégiens qui commencèrent si rudement, il y a quelques années, le procès aux méthodes colonisatrices en pratique au Congo léopoldien ; et le fait est qu’elles manquaient de douceur. Il me détrompa.
— Les missionnaires protestants ? dit-il. Bien sûr, c’étaient des mouchards : on ne pouvait pas tirer un malheureux coup de fusil sans les avoir sur le dos. Et quand un sale noir s’était fait broyer le petit doigt dans l’engrenage de la machine, sur un bateau, tout de suite ils lui photographiaient son moignon pour envoyer le cliché en Angleterre, avec ce titre : « Indigène amputé par les bourreaux de l’État indépendant pour avoir refusé d’apporter du caoutchouc. »
— Mais… murmurai-je.
— Oui, je sais : vous allez dire que ce n’était pas toujours un engrenage qui lui avait coupé la main, au photographié ? C’est possible, tout arrive. Mais moi, je n’y ai jamais été pour rien. Quand j’ai été nommé à Boungou, venant de Java où j’avais servi chez les Hollandais, les indigènes étaient matés, ils obéissaient au doigt et à l’œil. Je n’ai jamais fait que le minimum de ce qu’il fallait pour conserver ma position. Si ça n’avait pas suffi, n’est-ce pas… quand un homme se trouve entre l’humanité et le devoir, — mais oui, mais oui, le devoir administratif, les ordres, si vous voulez, — c’est dur, quand on n’est pas méchant. Et je ne suis pas méchant. J’aime à pleurer, même, tenez : dans les livres, dans les journaux, j’aime lire ce qui fait pleurer. Et après tout, ces protestants, ils avaient une qualité, ils étaient comme moi, ils se croyaient supérieurs à l’indigène, ils le défendaient par intérêt, pour monter le coup au roi souverain, peut-être aussi par charité, mais ils restaient persuadés qu’un noir n’est pas un blanc, ils tenaient leur distance. Ah ! nom de Dieu, ce que je les ai regrettés, je puis le dire, quand j’ai vu arriver les autres !
— Les autres ?
— Oui, les catholiques, les jésuites flamands, les calvairistes, les marianistes, est-ce que je sais ! Ils nous sont tombés dessus comme des sauterelles, comme des moustiques ! Au début, j’ai trouvé que c’était une bonne blague que le gouvernement belge faisait aux protestants. Ça n’est pourtant pas gai, le nouveau régime de ce nouveau gouvernement : tout le temps, les magistrats vous tombent dessus : « Vous n’avez pas le droit de faire ci, vous n’avez pas le droit de faire ça. Vous n’avez pas le droit de donner un seul coup de cravache en cuir d’hippopotame sans nous prévenir. Où est-elle, votre comptabilité des coups de cravache ? Où est-il, votre cahier de chicotte ? Vous n’avez pas le droit de prendre le caoutchouc sans le payer : trois francs, vous le paierez. » Trois francs ! Pourquoi pas son pesant de perles fines, tas de malins ? Et mon profit, alors, et ma commission ? Le métier était gâté, il ne vous restait plus que la solde, la solde toute sèche, et pas grasse, la solde d’un sous-lieutenant en garnison d’Europe, avec les embêtements en plus, le risque de finir dans la marmite d’un anthropophage, la bilieuse, l’entérite, le paludisme, la dysenterie. Ah ! la classe, la classe ! Mais on restait tout de même, je serais bien resté toute ma vie, malgré tout : parce que, vous savez, tout vaut mieux que l’Europe !
Il s’interrompit, il chercha. Quelque chose, un scrupule affreux, et dont pourtant je ne pouvais m’empêcher de lui tenir compte, germait dans sa conscience coriace.
— … Là-bas, je n’ai jamais fait tout ce qu’on raconte. Et, d’ailleurs, ça n’est pas la même chose qu’ici. Ici on ne peut pas nous juger. Ici je ne ferais pas de mal à une mouche, je ne suis pas un anarchiste, ni un voleur, ni un millionnaire, ni rien : un pauvre bougre, je suis. Mais enfin, là-bas, je n’ai jamais fait… ce que je fais ici pour vivre. Vous pouvez dire ce que vous voulez, je valais mieux. Et je me regrette, quand je me regarde.
» Voilà pourquoi je conservais ma situation. Elle ne valait plus grand’chose, ce n’était pas pour la galette. Mais, au bout du compte, j’étais toujours le maître. Et même, dans un sens, il y avait des jours où ça m’intéressait, le nouveau système, où ça ne me déplaisait pas, d’essayer autre chose. On était allé trop loin, avant, je le savais. Ça devait casser. Et, pour me consoler, je pouvais me payer la tête des protestants. Moi, vous comprenez, je suis catholique, puisque je suis Hongrois de Croatie.
» On ne les avait pas chassés, ces protestants. Mais les autres, en un clin d’œil, les mirent dans leur poche. Ils ne buvaient que de l’eau, ils n’avaient pas de femmes, ni blanches, ni noires, ils ne mangeaient guère que de la farine de banane et des poissons, vivaient dans des cases indigènes, sales comme des peignes dans leurs grandes soutanes noires, vieilles comme les rues et brossées quand ils avaient le temps. Mais ils avaient construit une grande chapelle, plus belle que tous les bâtiments de l’État à Boma ou Léopoldville, une chose magnifique, hein ? et qui était pour les noirs, pour ces sales noirs, et d’où ils leur criaient : « Entrez, venez, c’est à vous si vous êtes avec nous ! » Et le dimanche, ils sortaient de leurs sales soutanes, ils apparaissaient tout en or, avec des chasubles d’or, dressant des calices, des ostensoirs, des ciboires, toutes sortes d’histoires en or, ils faisaient des promenades dans Boungou avec des bannières d’or ! C’était trop beau, vous comprenez : les indigènes se mirent à passer catholiques par fournées, ça les prit comme une épidémie : pire que la maladie du sommeil.
» Les femmes, surtout, d’abord. Ce fut par elles que ça commença. Elles allaient au baptême en grandes robes blanches, — des femelles qui ne s’étaient jamais mis même un mouchoir de poche au derrière, — et puis à confesse, et puis à la communion, et à la messe et aux vêpres. En un clin d’œil elles avaient appris tous les cantiques, avec les paroles en bondjo, et ne pensaient plus qu’à ça. Je dis aux miennes : « La première qui marche dans ces bêtises, je lui mets mon pied quelque part. » Il en fila trois, et je ne fis rien du tout, et il n’y avait pas à réclamer. Le père Vlaamasch, le chef de la mission, expliqua que des chrétiennes ne pouvaient pas se mettre en état de péché mortel en restant mes concubines, et qu’elles devaient épouser devant Dieu d’honnêtes chrétiens. Le magistrat lui donna raison, et je n’eus qu’à empocher l’affront, avec mon mouchoir par-dessus. Après ça, ce fut le tour des hommes du village. Et un orgueil, un orgueil, à mesure qu’ils se laissaient catéchiser ! Ils ne me regardaient plus, ils n’obéissaient plus qu’à la mission. Mais je pensais : « Patience ! J’ai mes cinq cents miliciens. Si ça va trop loin, on verra bien qui est le maître : ceux-là ne me lâcheront pas. »
Brusquement, il y eut un clairon qui se fit chrétien. Une forte tête, un type à palabres. Il avait trouvé l’emploi de son éloquence, il palabra : « Moi y en a chrétien, vous y en a sauvages, vous manger de l’homme, vous beaucoup cochons. Moi y en a gagner paradis même chose les blancs. Moi pas noir, dans le ciel, moi blanc. Vous sauvages, en enfer, en enfer ! » Et ce fut la débandade. Mes cinq cents hommes, un par un, s’en allaient demander le baptême, et, en attendant, on les inscrivait à la mission comme catéchumènes. Le père Vlaamasch jubilait. « Ça sera la Légion Thébaine, disait-il, les premiers soldats du Christ. » Je t’en ficherai, moi, de la Légion Thébaine ! Et il voulut leur donner une bannière avec une inscription en latin : In hoc signo vinces. Ça, c’était une faute. « Le drapeau des miliciens congolais, lui dis-je, c’était auparavant, le drapeau de l’État Indépendant, bleu avec une étoile d’or. Maintenant, c’est le drapeau belge. Je n’en connais pas d’autre. Vous pouvez rentrer ça. » Cette fois, l’administration me donna raison. Et ça fit de l’effet sur mes miliciens, les conversions s’arrêtèrent. Je marquais un point.
Alors le père Vlaamasch voulut se venger. Il avait converti la femme de mon boy. Ça devenait nuisible à la discipline intérieure. Cet imbécile de boy discutait théologie avec moi. Et toujours de la même manière, comme le clairon, vous savez, celui qui faisait l’apôtre : « Si moi chrétien, moi y en a plus sauvage. Moi y en a gagner paradis même chose les blancs, moi mourir noir, revenir blanc. Quoi toi y en a dire ? » En attendant, il n’en tournait plus un coup, à cause du paradis. Je ne sais comment, la quinzième fois qu’il me rabâchait son espoir, il me vint à l’idée de répondre :
— Mais naturellement, il faut que tu y ailles en paradis ! Si tu n’y allais pas, qui est-ce qui me porterait ma cantine, quand j’y monterai, dans ma gloire ?
» J’avais dit ça sans y penser, et ce fut la victoire, monsieur, la victoire définitive, l’effondrement du père Vlaamasch ! Le dimanche suivant, il n’y avait plus personne dans la grande chapelle ; la ruine, quoi ! la catastrophe, la fin de tout à la Mission. Vous ne devinez pas pourquoi ? Ces pauvres diables, ce qu’ils espéraient, c’était l’égalité avec nous, après leur mort. L’égalité avec nous, les maîtres, les tyrans, les dieux. Et voilà qu’un doute leur venait, qu’ils soupçonnaient une méchanceté noire, une trahison, un complot des blancs pour faire d’eux, sur l’éternité, des brutes esclaves turbinant pour les blancs, là-haut comme ici-bas. Ah ! non, non ! Il fallait s’échapper du piège. Ils ruèrent dedans.
» Si je n’avais été là, moi la Force, je crois bien qu’on les aurait assassinés, les missionnaires !
» Mais ce sont des gens têtus, et malicieux, et influents ! Ils redoutaient moins le martyre que l’anéantissement de leur œuvre. Ce qu’ils en ont raconté sur moi, au chef-lieu ! Ils ont eu ma peau. Et me voilà : sans eux, je serais peut-être un honnête homme, pourtant ; ou, ou… du moins un gentleman. Je n’avais jamais rien fait de mal, jusqu’ici, en Europe, j’avais mon honneur. »
Je réglai les consommations. Quand il vit la monnaie, il ajouta :
— J’ai perdu mon temps avec vous : vous me donnerez bien cent sous ?
Il les eut.