O. Henry
(1862-1910)
A l’extrémité américaine du pont international, quatre miliciens de la police des frontières, qui s’étaient retirés dans leur petit poste en banco pour se protéger des flammes du soleil, surveillaient attentivement, par la porte et par les fenêtres, le défilé intermittent des voyageurs qui arrivaient du Mexique
Bud Dawson, le propriétaire du Top Notch bar, avait, le soir précédent, violemment expulsé de son territoire un certain Leandro Garcia, coupable d’avoir délibérément violé le code des traditions, moeurs et coutumes, qui était en vigueur au Top Notch. Au moment de prendre congé, Garcia avait annoncé, en termes concis, qu’il ne se passerait pas vingt-quatre heures avant qu’il revînt encaisser une indemnité substantielle pour le dommage causé à son honneur et à sa dignité.
Bien qu’il fût le plus grand fanfaron du Rio Bravo, le Mexicain n’en était pas moins parfaitement brave et dangereux ; et ces deux qualités lui avaient gagné respectivement la déférence des habitants, sur chaque rive du fleuve. Lui et sa bande de bravi avaient pour principale occupation et distraction essentielle une lutte active et philanthropique contre la stagnation du modus vivendi dans les petites villes somnolentes de la frontière.
Le jour fixé par Garcia pour ses représailles se signalait en outre, du côté américain, par un congrès d’éleveurs de bétail, une course de taureaux et le banquet des Vieux Pionniers. Sachant que le « justicier » était un homme de parole, et désirant sagement assurer la paix durant le cours de ces trois aimables récréations sociales, le capitaine Mac-Nulty, commandant la compagnie des miliciens, avait judicieusement posté son lieutenant et trois hommes à l’entrée du pont, avec la mission d’arrêter l’invasion de tous les Gardas possibles et probables.
Les passants étaient rares, en cet après-midi torréfiant, et les miliciens juraient mollement par intermittence, dans leur four, en s’essuyant le front. Depuis une heure, personne n’avait franchi le pont, sauf une vieille femme, enveloppée dans une sorte de vieux tapis marron et une mantille noire, qui poussait devant elle un bourricot chargé de petits fagots de bois qu’elle allait vendre.
Soudain trois coups de feu retentirent à l’autre bout de la rue, crevant le silence de la petite ville embrasée. Les quatre miliciens se dressèrent aussitôt, attentifs et rigides comme un setter à l’arrêt ; mais l’un d’eux seulement se précipita sur son baudrier-cartouchière qu’il ceignit prestement, tandis que les trois autres le contemplaient avec une muette résignation : ils savaient depuis longtemps déjà que le lieutenant Bob Buckley n’accordait jamais à personne le privilège d’aller faire le diagnostic d’un grabuge, lorsqu’il pouvait s’y rendre lui-même.
Energique, alerte, large d’épaules, le lieutenant boucla son ceinturon sans que l’on vît remuer une seule ligne de son visage bronzé, empreint d’une certaine mélancolie ; puis, tel une beauté qui donne un dernier coup de pinceau à ses sourcils avant d’entrer en scène, il s’assura que ses deux revolvers jouaient librement dans leurs étuis, empoigna sa carabine et se rua sur la porte. Mais au moment de franchir le seuil il s’arrêta net et se retourna pour recommander à ses hommes de continuer à surveiller le pont avec vigilance ; à peine avait-il achevé de prononcer le dernier mot qu’il courait déjà dans l’avenue flamboyante. Les trois miliciens se regardèrent d’un air dégoûté.
— J’ai entendu parler, grommela Broncho Leathers, de types qui étaient soi-disant mariés avec le danger ; mais j’veux bien être 1’dernier des macaques si le lieutenant Bob Buckley n’est pas un polygame dans c’te famille-là.
— C’qu’y a chez Bob, vois-tu, fit Kid Nueces, c’est qu’il manque d’éducation : on n’lui a jamais appris à avoir peur. Pourtant, il devrait bien être permis, d’avoir la frousse à un homme qui n’a pas d’autre plaisir que d’lire son nom sur la liste des survivants à tous les coups.
— Buckley, déclara le troisième milicien, un gaillard de l’Est, affligé d’instruction et de manières, se bat généralement avec un air si solennel, que j’en suis arrivé à en suspecter la spontanéité. Je ne pige pas très bien sa technique, mais il me semble qu’il combat, comme Tybalt, selon les lois de l’arithmétique.
— J’ai jamais entendu parler, remarquer Broncho, d’un système de stratégie qui mélange les chiffres avec l’art de s’bagarrer.
— Trigono… tricolo… tacticométrie ? suggéra le Kid.
— Pas trop mal pour un enfant du Texas, dit l’homme de l’Est avec un hochement de tête approbateur. La deuxième manière d’interpréter ma proposition consiste dans l’observation que Buckley ne se bat jamais sans rendre du poids à son adversaire. On dirait qu’il a peur de profiter du moindre avantage. Cela frôle la plus imbécile témérité, lorsqu’on a affaire à des voleurs de chevaux, à des brigands qui n’hésiteraient pas à s’embusquer pour vous occire, ou même à vous tirer dans le dos s’ils le pouvaient. Buckley a trop de cran. Il veut jouer les Horaces, mais un jour viendra où il aura fait le magnanime une fois de trop.
— Ce coup là, j’y suis ! déclara le Kid d’un air satisfait. J’me rappelle avoir vu c’te bande de Coriaces dans mon livre d’histoire. Moi, j’préfère le type en « us » qui s’débine quand il n’est pas 1’plus fort, pour rev’nir leur casser la gueule un autr’jour.
— En tout cas, résuma Broncho, y a une chose certaine, c’est qu’j’ai jamais vu le long du Rio Bravo un type qu’ait autant d’cran que Bob Buckley. Sacrée baraque ! ajouta-t-il en s’essuyant la figure, deux degrés d’plus et elle va s’mettre à bouillir !
Ce disant, il assomma un scorpion d’un coup de son vaste chapeau. Puis les trois miliciens retombèrent dans un pénible silence.
Il fallait que Bob Buckley eût bien gardé son secret, pour que ces trois hommes, avec lesquels il avait partagé depuis deux ans d’innombrables dangers au cours de combats de frontière, parlassent ainsi de lui, sans soupçonner le moins du monde qu’il était le plus incurable froussard de tout le Rio Bravo. Ni ses amis ni ses ennemis n’avaient jamais douté qu’il ne fût le plus téméraire des hommes. — Sa lâcheté, tout exclusivement physique qu’elle fût, n’en existait pas moins ; et ce n’est que par un intense et farouche effort de volonté qu’il parvenait à contraindre son corps récalcitrant à l’accomplissement des plus hauts exploits. Se fouettant moralement lui-même sans relâche, tel un moine qui flagelle en sa chair le péché obsédant, Buckley se jetait tête baissée dans tous les dangers, avec une audace fallacieuse, et avec le secret espoir qu’il arriverait à se débarrasser un jour de cette odieuse affliction. Mais les épreuves se succédaient sans lui apporter la guérison espérée, et les traits du jeune homme, qui était naturellement disposé à la gaîté et à la bonne humeur, avaient fini par se teinter d’une sombre mélancolie. Ainsi, tandis que ceux de la frontière admiraient ses hauts faits, et que ses prouesses étaient célébrées tant par la presse que par la rumeur publique qui se donnait libre cours autour des feux de campement du Rio Bravo, son coeur à lui sombrait dans sa poitrine ! Lui seul avait conscience de cette horrible contraction de la gorge, de cet assèchement du palais, de ce fléchissement de l’épine dorsale, de cette agonie des nerfs « hypertendus », qui sont les symptômes infaillibles de cette honteuse maladie.
L’un de ses hommes, le plus jeune de la compagnie, avait coutume d’entrer dans la bagarre une jambe passée cavalièrement par-dessus l’encolure de son cheval, et la cigarette au bec, en émettant simultanément des nuages de fumée et des saillies originales de la meilleure veine. Buckley eût volontiers sacrifié une année de solde pour acquérir cette insouciance naturelle. Cet adolescent débonnaire lui dit un jour :
— Buck, vous foncez toujours dans le grabuge comme si c’était un enterrement. Ce n’est pas, ajouta-t-il en saluant cérémonieusement avec son gobelet, que ça n’en soit pas généralement un.
La conscience de Buckley était d’une essence puritaine accommodée à la sauce de l’Ouest, et il persista à plonger sa chair rebelle dans le plus grand nombre de difficultés possibles ; c’est pourquoi, cet après-midi-là, il avait résolu comme toujours, malgré la résistance instinctive de ses organes physiologiques, d’aller enquêter tout seul au sujet de cette soudaine alarme qui venait de troubler la paix et la dignité de l’Etat.
Lorsque Buckley arriva en face du Top Notch Bar, il perçut les signes évidents d’un bouleversement tout récent ; quelques spectateurs curieux se pressaient devant la porte, écrasant sous leurs pieds les débris d’un carreau de fenêtre. Buckley entra et trouva Bud Dawson qui pleurait amèrement, non point à cause de la balle qu’il avait reçue dans l’épaule, mais parce qu’il n’avait pas réussi à descendre le «sacré mascaradin » qui lui avait tiré dessus. Lorsque le lieutenant se fut approché de lui, Bud l’interpella anxieusement, afin de mendier auprès de la force armée la confirmation des ravages qu’il aurait pu exercer si…
— Vous savez, Buck, dit-il, j’l’aurais plombé du premier coup si j’avais seul’ment réfléchi une minute. Ce salaud de mascaradin entre ici déguisé en femelle, et quand j’suis dans sa ligne de mire, il tire et s’cavale. J’ai jamais eu l’idée d’sortir mon pétard, j’croyais qu’c’était la sorcière du théâtre ambulant, ou la générale Ricamadora, ou encore une grand’mère abandonnée qui m’avait pris pour son amant d’coeur, et qui v’nait jouer au pistolet, comme ça leur arrive un peu souvent. J’ai pas pensé une seconde qu’ça pouvait être c’te vache de Garcia jusqu’au moment…
— Garcia ! s’écria Buckley. Comment a-t-il pu arriver ici ?
Le barman de Bud prit le lieutenant par le bras et l’entraîna au dehors par la porte latérale. Le long du trottoir, un bourriquot gris, chargé de fagots, broutait l’herbe philosophiquement. Sur le sol gisaient une mantille noire et une sorte de vieux tapis marron.
— C’est là d’dans qu’il mascaradait ! cria Bud, en continuant à repousser ceux qui voulaient panser ses blessures. J’l’ai pris pour une dame, jusqu’au moment où il s’est mis à hurler en me plombant une aile !
— Il s’est trissé par c’te p’tite rue, dit le barman. Il’tait tout seul, il va s’planquer jusqu’à la nuit, en attendant qu’sa bande vienne le chercher. Vous avez des chances de 1’trouver dans c’te cambuse mexicaine qu’est derrière la gare. Il a une poule là d’dans, Pancha Sales.
— Comment était-il armé? demanda Buckley.
— Deux revolvers à six coups, avec crosse emperlée, et un couteau.
— Gardez-moi ça, Billy, dit le lieutenant en tendant sa carabine au barman.
Très « don quichottique », si vous voulez ; mais c’était la manière de Bob Buckley. Un autre homme, même un plus brave que lui, eut peut-être rassemblé une équipe pour l’accompagner. Mais Buckley s’était imposé la règle d’écarter tout avantage préliminaire.
Dans le sillage du Mexicain, les portes s’étaient closes et la rue s’était vidée ; mais à présent les habitants commençaient à émerger de leurs abris avec l’air innocent de gens qui font semblant d’ignorer qu’il vient de se passer quelque chose. Les nombreux citoyens qui connaissaient le lieutenant lui indiquèrent avec empressement la direction qu’avait prise le fuyard. .
Et tandis que Buckley se lançait sur la piste, il se sentit de nouveau envahi par cette contraction suffocante de la gorge, cette sueur froide, ce fléchissement de tous ses membres, tous ces maudits symptômes si bien connus de lui ; et, sous son armure impavide et martiale, son coeur lui descendait dans les talons.
Le train du Mexican Central avait eu trois heures de retard ce matin-là, et il avait ainsi manqué la correspondance avec le I. G. N. sur l’autre rive du fleuve. Les voyageurs pour Los Estados Unidos se répandirent en grommelant dans cette petite ville hybride et criarde, en quête de distractions, car il n’y avait plus d’autre train maintenant avant le lendemain matin. Je dis : en grommelant, parce qu’en effet c’était deux jours plus tard que commençaient la grande foire et les courses de San-Antone.
Songez qu’à cette époque San-Antone était l’axe de la roue de la Fortune, dont les rayons s’appelaient Bétail, Laine, Baccara, Chevaux de course et Ozone. En cet heureux temps, les éleveurs de bétail jouaient à pile ou face sur les trottoirs avec des dollars en or, et, dans les tripots, les joueurs entassaient des piles de monnaie si hautes qu’elles menaçaient à chaque instant de s’écrouler. Aussi San-Antone était-il le rendez-nous des semeurs et des moissonneurs,, de ceux qui répandaient les dollars et de ceux qui les raflaient. En particulier se pressaient dans la ville les trafiquants. d’amusements populaires. Deux des plus grands cirques de la terre étaient déjà sur place, et des douzaines d’autres spectacles forains accouraient hâtivement.
Sur la voie de garage située derrière la minable petite gare des marchandises, un wagon plateforme qui avait été décroché le matin du train mexicain, attendait là, au milieu d’un décor sordide et peu glorieux de détritus, d’immondices, de ferraille et de vieilles boîtes de conserve, d’être rattaché au train américain du lendemain.
Cette plate-forme supportait une sorte de roulotte qui avait dû autrefois s’appeler omnibus ou diligence. Mais les voyageurs qui avaient, en ce temps-là, affronté le coeur inexorable de ses banquettes, auraient difficilement reconnu leur vétusté véhicule. Un savant maquillage de peinture et de dorure, sur lequel se greffait un certain fumet d’essence domestique, avait effacé toute trace de servitude publique. Ses fenêtres s’ornaient judi- cieusement de rideaux blancs en dentelle. A sa proue pendait mollement dans l’air torride.le drapeau mexicain; celui des Etats-Unis flottait à sa poupe, à côté d’un tuyau de poêle en activité, dont la fumée, évocatrice d’arts ménagers, renforçait l’impression générale de confort et d’intimité qui émanait de ses flancs somptueux. Ceux-ci offraient aux yeux du passant étonné une inscription en lettres bleues et dorées qui s’étalait sur toute la longueur, un nom unique, solitaire, majestueux, comme seuls les rois et les génies ont le droit d’en porter. Cette arrogante nomenclature était donc ici doublement justifiée; car elle s’exprimait ainsi:
ALVARITA, REINE DE LA TRIBU DES SERPENTS.
La roulotte de la souveraine revenait d’une tournée triomphale dans les principales villes du Mexique, et se rendait maintenant à San-Antone, où, selon une alléchante publicité, Sa Majesté allait une fois de plus exhiber ses « merveilleux et intrépides exercices avec les mortels serpents venimeux, sifflant et soufflant sur Ses sourcils sans qu’Elle s’en soucie, à la stupéfaction et au saisissement de six cent mille spectateurs oppressés ».
Une température de 45 degrés à l’ombre avait suffisamment dépeuplé le voisinage. Cette extrémité de la ville avait un aspect pouilleux ; son architecture primitive s’arrêtait à l’époque de la tente, du banco, et de la paillote; ses habitants représentaient l’écume bouillonnante de cinq nations ; ses distractions et occupations essentielles cousistaient dans le maniement ininterrompu de la vielle et de la guitare. Au delà de cette frange putride, qui déshonorait la robe blanche de la vieille ville, s’allongeait une étroite et menue vallée, couverte d’arbres touffus, au creux de laquelle gargouillait un petit ruisseau qui allait se perdre dans les gorges profondes et terrifiantes du grand canon du Rio Bravo.
C’est dans ces lieux impurs qu’avait été condamné à séjourner pendant vingt et quelques heures le cortège de la Reine de la Tribu ophidienne.
La porte de la roulotte était ouverte ; on pouvait apercevoir à l’intérieur le rideau de toile bleue qui séparait la chambre à coucher du « salon ». C’est dans cette dernière pièce que les reporters admiratifs et propitiatoires venaient recueillir les effluves musicaux qui émanaient des lèvres fleuries de la Sefiorita Alvarita et qu’ils étalaient en grasses tartines noires sur le papier de leurs gazettes. Un portrait d’Abraham Lincoln était accroché à la cloison, une photographie, représentant un groupe d’écolières échelonnées sur un escalier de pierre, lui faisait face ; un troisième tableau évoquait un salmis de homards sur un lit de laitue et sur un fond de dahlias, le tout encadré d’une baguette de bois blanc peinte en rouge. Un tapis agressif, mais propre, recouvrait le plancher ; une gargoulette, tout emperlée de gouttes fraîches, et un verre reposaient sur une table minuscule. Enfin, dans un rocking-chair en osier se balançait mollement Alvarita, un hvre à Ja main.
Espagnole, auriez-vous juré. Andalouse, ou, mieux encore, basque ; un agrégat de flammes sombres comme un diamant noir. Une chevelure de la couleur d’une grappe de raisins pourpres au clair de lune. Des yeux d’anthracite, allongés, brillants, qui vous regardaient bien en face. Un visage intrépide et altier, pimenté d’une pointe d’insolence qui le vivifiait singulièrement. Tous ces charmes étaient reproduits d’une étrange manière sur les prospectus multicolores qui s’entassaient par terre dans un coin. On y voyait la sefiorita dans l’attirail, l’attifement et l’attitude de sa profession. Irrésistible, en dentelle noire et rubans jaunes, elle vous provoque ; un aspic bleu s’enroule autour de chacun de ses bras nus ; et son buste alléchant s’orne des lourds anneaux visqueux qu’a enroulés autour de sa taille et de son cou le grand python d’Asie, le célèbre Kookoo, dont la tête horrible semble caresser les joues de la Reine.
Le rideau qui séparait les deux appartements s’entr’ouvrit, et l’on vit apparaître une femme d’âge mur, au visage fané, qui tenait un couteau d’une main et une pomme de terre à moitié pelée de l’autre.
— Alvira, dit-elle, c’est-y pressé c’que tu fais ?
— Je lis le journal du pays, maman. Non mais, crois-tu ? Ils ont donné le prix de beauté des News de Gallipolis à cette espèce de ver blanc de Matilda Price !
— Peuh ! Elle l’aurait pas eu si t’avais été là, Alvira. Seigneur ! J’espère qu’on y sera avant la fin d’l’automne ! J’en ai marre de cavaler autour du monde en s’faisant passer pour des mitèques, et en exibant des couleuvres. Mais c’est pas ça que j’voulais t’dire. Ce grand feignant de Kookoo a encore fichu le camp. J’l’ai cherché partout, et j’l’ai pas trouvé. Il a dû s’sauver y a une heure. J’avais bien entendu que’que chose qui frottait sur 1’parquet, mais j’ai cru qu’c’était toi.
— Oh ! le diable emporte cette vieille canaille ! s’écria la Reine en jetant son journal par terre. Voilà la troisième fois qu’il se trotte. C’est la faute à George, il n’y a pas moyen de lui faire attacher proprement le couvercle de la boîte. Je finirai par croire qu’il a peur de Kookoo. Et maintenant il faut que j’aille à la chasse.
— Dépêche-toi. Quelqu’un pourrait lui faire mal. Le visage de la Reine s’illumina d’un sourire à la fois ravissant et dédaigneux, qui découvrit ses quenottes nacrées.
— Pas d’danger ! S’il y en a qui aperçoivent Kookoo dehors, ils galoperont chez le pharmacien pour y respirer des sels. Il y a une petite crique sur le ruisseau, entre ici et le Rio. Ce vieux vagabond vendrait sa peau à tous les coups pour une lampée d’eau courante. Je parie que je vais le retrouver là.
Quelques minutes plus tard, Alvarita émergea de la roulotte, dans une tenue quasi royale, et en tout cas résolument originale. La coupe de sa jupe de soie bleue rappelait celle des plus récentes illustrations des journaux de mode. Sa chemisette blanche, agréablement étoffée, égayait, telle une oasis fraîche et féconde, le désert ensoleillé. Un chapeau de paille masculin coiffait crânement sa chevelure noire et touffue. Sous son petit menton rondelet et effronté, une cravate d’homme aux reflets polychromes se nouait, et sur sa gorge s’étalait. Elle portait enfin une ombrelle de soie blanche, frangée de dentelle jaune, et ce sceptre inattendu donnait la dernière touche à sa majesté souveraine. Je vous accorde que l’attifement est natif de Galiipolis. Mais les yeux d’Alvarita évoquent irrésistiblement pour moi Séville ou Grenade. Castagnettes, balcons, jalousies, mantilles, arènes, sérénades, embuscades, escapades, je vois tout cela et mille autres choses encore dans ces globes sombres et luisants.
— T’as pas peur d’y aller toute seule, Alvira ? demanda la Reine mère anxieusement. Y a tant d’voyous par ici. Peut-être qu’y vaudrait mieux…
— Je n’ai encore jamais rien vu qui me fît peur, maman. Surtout les gens. Et les nommes encore moins ; ne t’en fais pas. Je reviens dès que j’aurai trouvé ce vieux gredin.
Sur l’épaisse poussière qui recouvrait le sol au voisinage de la voie, l’oeil exercé d’Alvarita ne tarda pas à découvrir la piste Sinueuse du python en goguette. Celle-ci, après avoir traversé la cour de la gare, s’engageait dans-une petite rue qui menait à la crique, ainsi que l’avait prédit la « dompteuse ». Le silence et la tranquillité qui régnaient dans le quartier donnèrent à cette dernière l’impression rassurante que les habitants ignoraient encore jusqu’ici qu’un hôte aussi formidable avait envahi leurs domaines. La chaleur les avait fait rentrer dans leurs trous, d’où s’échappait par instants un éclat de rire aigu, ou la plainte lugubre d’un accordéon outragé. Dans l’ombre des huttes, quelques enfants mexicains, soudain pétrifiés comme des idoles en terre jaune par l’apparition d’Alvarita, la suivaient de leurs grands yeux noirs ébahis. Çà et là, une femme jetait un coup d’oeil au dehors par sa porte entr’ouverte, et s’immobilisait, réduite au silence par l’aspect de l’ombrelle à franges d’or.
Cent mètres plus loin, la ville se fondait dans une sorte de jungle clairsemée, à laquelle succédait un majestueux bocage qui submergeait le cafion miniature, au fond duquel serpentait le ruisselet frais et étincelant. La scène était bucolique, avec un relent de jardin public toutefois, une sorte de rusticité populacière que lui conféraient les multiples papiers et boîtes de conserves éventrées des amateurs de pique-nique.
Bientôt Alvarita retrouva les traces du reptile vagabond sur une bande de sable fin, au bord du cours d’eau ; il devait être caché dans les joncs, ou peut-être même plongé dans cette eau vive qu’il aimait tant. Elle se sentait si sûre de le capturer maintenant, qu’elle résolut de se reposer un instant ; elle gravit la pente escarpée du petit canon, s’arrêta sous un orme pleureur géant et s’assit sur le tronc d’une grosse liane tordue comme un python. Une broussaille haute et touffue l’environnait. Au-dessus d’elle, un ratama embaumait toute la crique du parfum pénétrant de ses corolles dorées.
Une brise légère, mais bienfaisante, se coulait au creux du vallon, chargée de l’odeur mélancolique des feuilles mortes.
Alvarita ôta son chapeau et secoua sa toison brune afin d’y laisser mieux pénétrer la fraîche caresse du zéphyr.
Du fond obscur et impénétrable d’un gros bouquet de plantes aquatiques, deux petits yeux, étincelant comme des escarboucles, la regardaient fixement. C’est là que s’était réfugié Kookoo, le grand python au museau argenté, à la peau luisante et bigarrée. Kookoo surveillait sa maîtresse sans faire le moindre bruit ni le moindre mouvement qui pût déceler sa présence. Peut-être le formidable vagabond prévoyait-il sa capture et, protégé par un épais écran de feuillage, ne songeait-il qu’à savourer le plus longtemps possible les délices de la liberté. Quelle volupté pour lui, après sa réclusion dans le wagon torride et poussiéreux, de se laver ainsi dans les frais ajoncs, tout près de l’eau courante, de se frotter le ventre contre la terre vierge et moelleuse ! Bientôt, dans un instant peut-être, la Reine allait le retrouver, l’empoigner, impuissant comme un ver, de ses mains audacieuses, et le rapporter dans sa caisse obscure, dans sa prison étouffante !
Soudain Alvarita entendit craquer le gravier au fond du ravin. Elle abaissa rapidement les yeux et aperçut un grand Mexicain au visage noirâtre, à la mine effrontée et patibulaire, qui la contemplait d’un oeil sombre et menaçant.
— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-elle d’un ton sec et assuré, en regardant l’homme avec un tranquille mépris.
Le Mexicain, sans la quitter des yeux, hasarda un sourire qui découvrit ses dents ébréchées et barra d’un trait blanc sa figure moricaude.
— Je vous veux pas du mal, Sefiorita, dit-il.
— Je pense bien ! répondit la Reine d’une voix brève en fronçant les sourcils. Et maintenant, vous pouvez vous en aller, je vous ai assez vu.
— Pas du mal, non ! Mais peut-être bien prendre un p’tit beso, un p’tit baiser, oui ?
L’homme sourit de nouveau et leva un pied pour entreprendre son ascension. Alvarita se baissa prestement, et ramassa une pierre de la grosseur d’une noix de coco.
— Vamos ! Fiche le camp, tout de suite ! ordonna-t-elle péremptoirement. Sale nègre !
L’insulte fit jaillir le sang aux joues cuivrées du Mexicain.
— Hidalgo, yo ! siffla-t-il entre ses crocs. Je suis pas un nègre ! Non ! Diabla bonita ! Tu me payeras ça !
Il s’élança aussitôt, mais la pierre, projetée par un bras robuste, le frappa en pleine poitrine. Il retomba en titubant au fond du ravin, se redressa, et allait réitérer son assaut, lorsqu’un bruit de pas lui fit tourner la tête, et ce qu’il aperçut lui fit oublier instantanément ses desseins libidineux.
Un jeune homme aux cheveux bruns et bouclés, au visage mélancolique et bronzé s’avançait sur le sentier, à vingt pas de là.
Le Mexicain portait, accrochés à sa ceinture, deux étuis à revolvers vides. Il avait dû poser ses armes, sans doute dans la paillote de la belle Pancha, et avait oublié de les reprendre lorsqu’Alvarita, la très belle, lui était apparue et l’avait entraîné dans son sillage. Instinctivement ses mains se précipitèrent aux étuis ; et presque aussitôt se dressèrent au-dessus de sa tête, tandis qu’il restait immobile comme un roc.
Comprenant ainsi que le Mexicain était désarmé, le nouvel arrivant déboucla son propre ceinturon, jeta ses deux revolvers par terre jet reprit sa marche en avant.
— Splendide ! murmura Alvarita qui avait contemplé toute la scène avec un intérêt palpitant.
Au moment où Bob Buckley, selon le code de folle bravoure que sa conscience maladive avait imposé à ses nerfs trémulants, se débarrassait ainsi de ses revolvers et s’avançait vers son ennemi, il se sentit envahi par cette abjecte sensation de peur qui ne manquait jamais de lui soulever le coeur en pareil cas. Sa gorge se serra, sa respiration devint saccadée, ses pieds pesèrent comme du plomb, son coeur oppressé battait à grands coups contre sa cage thoracique ; et ce torride après-midi, estival se mua tout à coup pour lui en une glaciale et humide soirée d’hiver. Cependant il avançait toujours éperonné par l’orgueil de commande qui bandait ses muscles récalcitrants.
La distance entre les deux hommes diminuait rapidement. Le Mexicain, qui avait laissé retomber ses bras, attendait, toujours immobile. Plus que dix pas ; plus que cinq pas… A cet instant, une pincée de gravier roula sur la pente et vint tomber aux pieds du lieutenant. Il s’arrêta pile et leva les yeux instinctivement pour voir s’il ne survenait pas un nouvel ennemi. Une couple d’yeux noirs étincelants de douceur et embrasés de tendresse, plongèrent leurs effluves explosifs dans les yeux tristes et ternes du guerrier. Le coeur le plus brave et le coeur le plus capon de tout le Rio Bravo échangèrent une communication instantanée, silencieuse et inscrutable. Alvarita, toujours assise sur sa branche de liane, se pencha en avant au-dessus de la broussaille, une main posée sur son sein en tumulte. Une mèche brune pendait sur son front, ses lèvres étaient entrouvertes, et son visage semblait illuminé par une admiration illimitée et transcendantale.
Donc, les yeux d’Alvarita, chargés à cent mille volts, effleurèrent dans l’espace les yeux du lieutenant déchargés à moins trente kilowatts. Ne cherchez pas à deviner par quel subtil truchement le miracle fut accompli. De même que deux nuages, gonflés d’électricité contraire, se combinent et s’égalisent d’un seul coup par l’éclat de la foudre, de même le contact de ces deux regards réalisa la communion immédiate de leurs condensateurs respectifs, en infusant à l’homme le potentiel de virilité qui lui manquait encore et dont la cession ne fit qu’enrichir la grâce féminine de celle qui l’avait transmis.
Le Mexicain se détendit soudain et tira de sa botte un long couteau. Buckley jeta son chapeau, et poussa un joyeux éclat de rire, comme un étudiant en goguette. Puis il fit un bond de chevreuil et se jeta sur Garcia.
Le combat se termina si rapidement que sa brièveté fut presque une déception pour le guerrier intoxiqué de fougue belliqueuse. Au lieu de frapper de haut en bas, selon la coutume des spadassins, le Mexicain poussa une botte directe avec son poignard. Buckley risqua sa chance, attrapa le poignet au vol, et décrocha de l’autre main un terrible crochet au menton de Garcia, qui s’écroula sur-le-champ, assommé. Puis le vainqueur leva la tête…
Alvarita dégringola de son observatoire comme une avalanche.
— Je suis rudement content d’être arrivé à temps, dit le champion.
— II… il m’avait tellement effrayée ! roucoula Alvarita.
Kookoo, le grand python d’Asie, poussa, du fond de sa retraite feuillue, un long sifflement discret, que les deux pôles maintenant conjugués n’entendirent pas. Le rusé reptile sans doute exprimait ainsi l’humiliation qu’il ressentait à la pensée qu’il était resté aussi longtemps l’esclave de cette femmelette trémulante et cramoisie, qu’il avait toujours crue si forte, si puissante et si intrépide.
Alors, survinrent au galop les autorités civiles, auxquelles le milicien livra le corps inerte du bandit, qu’un shérif chargea en travers de sa selle.
Les autorités et Garcia s’éloignèrent, les unes portant l’autre.
Mais Alvarita et Buckley (Bob) s’attardèrent encore quelques instants.
Puis ils se mirent en route, lentement, très lentement.
Le lieutenant ramassa son baudrier et ses revolvers ; avec une charmante timidité, la jeune femme aux joues roses demanda la permission de toucher du doigt aux formidables « 45 » , et ponctua cet acte de témérité par d’adorables petites exclamations d’une frayeur nouvelle et délicieuse.
Le crépuscule commençait à ombrer le canoncito. Au bout de ce tunnel de verdure, ils apercevaient encore une petite portion du monde extérieur, baignée de pourpre et d’or par les derniers rayons du soleil couchant…
Soudain un cri perçant, un horrible cri de terreur, s’échappe des lèvres d’Alvarita. Elle s’arrête, se recroqueville, se recule et se blottit enfin entre les bras puissants et protecteurs du lieutenant Buckley.
Quel est donc l’épouvantable péril qui peut ainsi terrasser le coeur naguère encore indomptable de la Reine de la Tribu des Serpents ?
Hélas! La Reine vient d’abdiquer! La souveraine intrépide a troqué son audace contre… l’amour !
Mais quelle est donc, dis-je, cette affreuse menace ?
Sur le sentier, presque à leurs pieds, se traîne une chenille, une hideuse chenille, ondulante,grasse et velue!
Kookoo, grand Kookoo, tu es vengé !
La Reine est morte, vive la Reine !