Histoire d’un casse-noisette
Conte de Alexandre Dumas
Chapitre X
LE VOYAGE.
Casse-Noisette frappa encore une fois dans ses deux mains; alors le fleuve d’essence de rose se gonfla visib-lement, et, de ses flots agités, sortit un char de coquilla-ges couvert de pierreries étincelant au soleil, et traîné par des dauphins d’or. Douze charmants petits Maures, avec des bonnets en écailles de dorade et des habits en plumes de colibri, sautèrent sur le rivage, et portèrent doucement Marie d’abord, et ensuite Casse-Noisette, dans le char, qui se mit à cheminer sur l’eau.
C’était, il faut l’avouer, une ravissante chose, et qui pour-rait se comparer au voyage de Cléopâtre remontant le Cydnus, que de voir Marie sur son char de coquillages, embaumée de parfums, flottant sur des vagues d’essence de rose, s’avançant traînée par des dauphins d’or, qui relevaient la tête et lançaient en l’air des gerbes brillantes de cristal rosé qui retombaient en pluie diaprée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Enfin, pour que la joie pénétrât par tous les sens, une douce harmonie commençait de retentir, et l’on entendait de petites voix argentines qui chantaient :
« Qui donc vogue ainsi sur le fleuve d’essence le rose ? Est-ce la fée Mab ou la reine Titania ? Répondez, petits poissons qui scintillez sous les vagues, pareils à des éclairs liquides; répondez, cygnes gracieux qui glissez à la surface de l’eau; répondez, oiseaux aux vives coule-urs qui traversez l’air comme des fleurs volantes. »
Et, pendant ce temps, les douze petits Maures qui avaient sauté derrière le char de coquillages secouaient en cadence leurs petits parasols garnis de sonnettes, à l’ombre desquels ils abritaient Marie, tandis que celle-ci, penchée sur les flots, souriait au charmant visage qui lui souriait dans chaque vague qui passait devant elles.
Ce fut ainsi qu’elle traversa le fleuve d’essence de rose et s’approcha de la rive opposée. Puis, lorsqu’elle n’en fut plus qu’à la longueur d’une rame, les douze Maures sautèrent, les uns à l’eau, les autres sur le rivage, et, fa-isant la chaîne, ils portèrent, sur un tapis d’angélique tout parsemé de pastilles de menthe, Marie et Casse-Noisette.
Restait à traverser un petit bosquet, plus joli peut-être encore que la forêt de Noël, tant chaque arbre brillait et étincelait de sa propre essence. Mais ce qu’il y avait de remarquable surtout, c’étaient les fruits pendus aux branches, et qui n’étaient pas seulement d’une couleur et d’une transparence singulières, les uns jaunes com-me des topazes, les autres rouges comme des rubis, mais encore d’un parfum étrange.
— Nous sommes dans le bois des Confitures, dit Casse-Noisette, et au delà de cette lisière est la capitale.
Et, en effet, Marie écarta les dernières branches, et res-ta stupéfaite en voyant l’étendue, la magnificence et l’originalité de la ville qui s’élevait devant elle, sur une pelouse de fleurs. Non seulement les murs et les cloc-hers resplendissaient des plus vives couleurs, mais en-core, pour la forme des bâtiments, il n’y avait point à espérer d’en rencontrer de pareils sur la terre. Quant aux remparts et aux portes, ils étaient entièrement construits avec des fruits glacés qui brillaient au soleil de leur propre couleur, rendue plus brillante encore par le sucre cristallisé qui les recouvrait. A la porte principale, et qui fut celle par laquelle ils firent leur entrée, des sol-dats d’argent leur présentèrent les armes, et un petit homme, enveloppé d’une robe de chambre de brocart d’or, se jeta au cou de Casse-Noisette en lui disant :
— Oh ! cher prince, vous voilà donc enfin ! Soyez le bi-envenu à Confiturembourg.
Marie s’étonna un peu du titre pompeux qu’on donnait à Casse-Noisette; mais elle fut bientôt distraite de son étonnement par une rumeur formée d’une telle quantité de voix qui jacassaient en même temps, qu’elle deman-da à Casse-Noisette s’il y avait, dans la capitale du ro-yaume des poupées, quelque émeute ou quelque fête.
— Il n’y a rien de tout cela, chère demoiselle Silberhaus, répondit Casse-Noisette; mais Confiturembourg est une ville joyeuse et peuplée qui fait grand bruit à la surface de la terre; et cela se passe tous les jours, comme vous allez le voir pour aujourd’hui; seulement, donnez-vous la peine d’avancer, voilà tout ce que je vous demande.
Marie, poussée à la fois par sa propre curiosité et par l’invitation si polie de Casse-Noisette, hâta sa marche, et se trouva bientôt sur la place du grand marché, qui avait un des plus magnifiques aspects qui se pût voir. Toutes les maisons d’alentour étaient en sucreries, montées à jour, avec galeries sur galeries; et, au milieu de la place, s’élevait, en forme d’obélisque, une gigantesque brioc-he, du milieu de laquelle s’élançaient quatre fontaines de limonade, d’orangeade, d’orgeat et de sirop de groseille. Quant aux bassins ils étaient remplis d’une crème si fo-uettée et si appétissante, que beaucoup de gens très bien mis, et qui paraissaient on ne peut plus comme il faut, en mangeaient publiquement à la cuiller. Mais ce qu’il y avait de plus agréable et de plus récréatif à la fois, c’étaient de charmantes petites gens qui se coudoyaient et se promenaient par milliers, bras dessus bras des-sous, riant, chantant et causant à pleine voix, ce qui oc-casionnait ce joyeux tumulte que Marie avait entendu. Il y avait là, outre les habitants de la capitale, des hommes de tous les pays : Arméniens, Juifs, Grecs, Tyroliens, of-ficiers, soldats, prédicateurs, capucins, bergers et po-lichinelles; enfin toute espèce de gens, de bateleurs et de sauteurs, comme on en rencontre dans le monde.
Bientôt le tumulte redoubla à l’entrée d’une rue qui don-nait sur la place, et le peuple s’écarta pour laisser pas-ser un cortège. C’était le Grand Mogol qui se faisait por-ter sur un palanquin, accompagné de quatre-vingt-treize grands de son royaume et sept cents esclaves; mais, en ce moment même, il se trouva, par hasard, que, par la rue parallèle, arriva le Grand Sultan à cheval; lequel était accompagné de trois cents janissaires. Les deux sou-verains avaient toujours été quelque peu rivaux et, par conséquent, ennemis; ce qui faisait que les gens de le-urs suites se rencontraient rarement sans que cette ren-contre amenât quelque rixe. Ce fut bien autre chose, on le comprendra facilement, quand ces deux puissants monarques se trouvèrent en face l’un de l’autre; d’abord, ce fut une confusion du milieu de laquelle essayèrent de se tirer les gens du pays; mais bientôt on entendit les cris de fureur et de désespoir : un jardinier qui se sauvait avait abattu, avec le manche de sa bêche, la tête d’un bramine fort considéré dans sa caste, et le Grand Sultan lui-même avait renversé de son cheval un polichinelle alarmé qui avait passé entre les jambes, de son quad-rupède; le brouhaha allait en augmentant, quand l’homme à la robe de chambre de brocart, qui, à la porte de la ville, avait salué Casse-Noisette du titre de prince, grimpa d’un seul élan tout en haut de la brioche, et ayant sonné trois fois d’une cloche claire, bruyante et argenti-ne, s’écria trois fois :
— Confiseur ! confiseur ! confiseur !
Aussitôt le tumulte s’apaisa; les deux cortèges embrouil-lés se débrouillèrent; on brossa le Grand Sultan qui était couvert de poussière; on remit la tète au bramine, en lui recommandant de ne pas éternuer de trois jours, de peur qu’elle ne se décollât; puis, le calme rétabli, les al-lures joyeuses recommencèrent, et chacun revint puiser de la limonade, de l’orangeade et du sirop de groseille à la fontaine, et manger de la crème à pleines cuillers dans ses bassins.
— Mais mon cher monsieur Drosselmayer, dit Marie, quelle est donc la cause de l’influence exercée sur ce petit peuple par ce mot trois fois répété : « Confiseur, confiseur, confiseur ? »
— Il faut vous dire, mademoiselle, répondit Casse-Noisette, que le peuple de Confiturembourg croit, par expérience, à la métempsycose, et est soumis à l’influence supérieure d’un principe appelé confiseur, lequel principe lui donne, selon son caprice, et en le so-umettant à une cuisson plus ou moins prolongée, la for-me qui lui plaît. Or, comme chacun croit toujours sa for-me la meilleure, il n’y a jamais personne qui se soucie d’en changer : voilà d’où vient l’influence magique de ce mot confiseur, sur les Confiturembourgeois, et comment ce mot, prononcé par le bourgmestre, suffit pour apaiser le plus grand tumulte, comme vous venez de le voir : chacun, à l’instant même, oublie les choses terrestres, les côtes enfoncées et les bosses à la tête; puis, rentrant en lui-même, se dit : « Mon Dieu ! qu’est-ce que l’homme, et que ne peut-il pas devenir ? »
Tout en causant ainsi, on était arrivé en face d’un palais répandant, une lueur rose et surmonté de cent tourelles élégantes et aériennes; les murs en étaient parsemés de bouquets de violettes, de narcisses, de tulipes et de jasmins qui rehaussaient de couleurs variées le fond rosé sur lequel il se détachait. La grande coupole du mi-lieu était parsemée de milliers d’étoiles d’or et d’argent.
— Oh ! mon Dieu, s’écria Marie, quel est donc ce mer-veilleux édifice ?
— C’est le palais des Massepains, répondit Casse- Noi-sette, c’est-à-dire l’un des monuments les plus re-marquables de la capitale du royaume des poupées.
Cependant, toute perdue qu’elle était dans son admira-tion contemplative, Marie ne s’en aperçut pas moins que la toiture d’une des grandes tours manquait entièrement, et que des petits bonshommes de pain d’épice, montés sur un échafaudage de cannelle, étaient occupés à la rétablir. Elle allait questionner Casse-Noisette sur cet accident, lorsque, prévenant son intention.
— Hélas ! dit-il, il y a peu de temps que ce palais a été menacé de grandes dégradations, si ce n’est d’une ruine entière. Le géant Bouche-Friande mordit légèrement cet-te tour, et il avait même déjà commencé de grignoter la coupole, lorsque les Confiturembourgeois vinrent lui ap-porter en tribut un quartier de la ville, nommé Nougat, et une grande portion de la forêt Angélique; moyennant quoi, il consentit à s’éloigner, sans avoir fait d’autres dégâts que celui que vous voyez.
Dans ce moment, on entendit une douce et charmante musique.
Les portes du palais s’ouvrirent d’elles-mêmes, et douze petits pages en sortirent, portant dans leurs mains des brins d’herbe aromatique, allumés en guise de flam-beaux; leurs têtes étaient composées d’une perle; six d’entre eux avaient le corps fait de rubis, et six autres d’émeraudes, et avec cela ils trottaient fort joliment sur deux petits pieds d’or ciselés avec le plus grand soin et dans le goût de Benvenuto Cellini.
Ils étaient suivis de quatre dames de la taille tout au plus de mademoiselle Clairchen, sa nouvelle poupée, mais si splendidement vêtues, si richement parées, que Marie ne put méconnaître en elles les princesses royales de Confiturembourg. Toutes quatre, en apercevant Casse-Noisette, s’élancèrent à son cou avec la plus tendre ef-fusion, s’écriant en même temps et d’une seule voix :
— O mon prince ! mon excellent prince !… O mon frère ! mon excellent frère !
Casse-Noisette paraissait fort touché; il essuya les nombreuses larmes qui coulaient de ses yeux, et, pre-nant Marie par la main, il dit pathétiquement, en s’adressant aux quatre princesses :
— Mes chères sœurs, voici mademoiselle Marie Silber-haus que je vous présente; c’est la fille de M. le prési-dent Silberhaus, de Nuremberg, homme fort considéré dans la ville qu’il habite. C’est elle qui a sauvé ma vie; car, si, au moment où je venais de perdre la bataille, elle n’avait pas jeté sa pantoufle au roi des souris, et si, plus tard, elle n’avait pas eu la bonté de me prêter le sabre d’un major mis à la retraite par son frère, je serais main-tenant couché dans le tombeau, ou, qui pis est encore, dévoré par le roi des souris. Ah ! chère demoiselle Sil-berhaus, s’écria Casse-Noisette dans un enthousiasme qu’il ne pouvait plus maîtriser, Pirlipate, la princesse Pir-lipate, toute fille du roi qu’elle était, n’était pas digne de dénouer les cordons de vos jolis petits souliers.
— Oh ! non, non, bien certainement, répétèrent en chœur les quatre princesses.
Et, se jetant au cou de Marie, elles s’écrièrent;
— O noble libératrice de notre cher et bien-aimé prince et frère ! ô excellente demoiselle Silberhaus !
Et, avec ces exclamations, que leur cœur gonflé de joie ne leur permettait pas de développer davantage, les quatre princesses conduisirent Marie et Casse-Noisette dans l’intérieur du palais, les forcèrent de s’asseoir sur de charmants petits canapés en bois de cèdre et du Brésil, parsemés de fleurs d’or, disant qu’elles voulaient elles-mêmes préparer leur repas. En conséquence, elles allèrent chercher une quantité de petits vases et de peti-tes écuelles de la plus fine porcelaine du Japon, des cu-illers, des couteaux, des fourchettes, des casseroles et autres ustensiles de cuisine tout en or et en argent; ap-portèrent les plus délicieuses sucreries que Marie eût jamais vues, et commencèrent à se trémousser de telle façon, que Marie vit bien que les princesses de Confitu-rembourg s’entendaient merveilleusement à faire la cui-sine. Or, comme Marie s’entendait aussi très bien à ces choses, elle souhaitait intérieurement de prendre une part active à ce qui se passait; alors, comme si elle eût pu deviner le vœu intérieur de Marie, la plus jolie des quatre sœurs de Casse-Noisette lui tendit un petit mor-tier en or et lui dit :
— Chère libératrice de mon frère, pilez-moi je vous prie, de ce sucre candi.
Marie s’empressa de se rendre à l’invitation, et, tandis qu’elle frappait si gentiment dans le mortier, qu’il en sor-tait une mélodie charmante, Casse-Noisette se mit à ra-conter dans le plus grand détail toutes ses aventures; mais, chose étrange, il semblait à Marie, pendant ce récit, que peu à peu les mots du jeune Drosselmayer, ainsi que le bruit du mortier, n’arrivaient plus qu’indistinctement à son oreille; bientôt, elle se vit enve-loppée comme d’une légère vapeur; puis la vapeur se changea en une gaze d’argent, qui s’épaissit de plus en plus autour d’elle, et qui peu à peu lui déroba la vue de Casse-Noisette et des princesses ses sœurs. Alors des chants étranges, qui lui rappelaient ceux qu’elle avait en-tendus sur le fleuve d’essence de rose, se firent entend-re mêlés au murmure croissant des eaux; puis il sembla à Marie que les vagues passaient sous elle et la soule-vaient en se gonflant. Elle sentit qu’elle montait haut, plus haut, bien plus haut, plus haut encore, et prrrrrrr-rou ! et, paff ! qu’elle tombait d’une hauteur qu’elle ne pouvait mesurer.
CONCLUSION.
On ne fait pas une chute de quelques mille pieds sans se réveiller; aussi Marie se réveilla, et, en se réveillant, se retrouva dans son petit lit. Il faisait grand jour, et sa mère était près d’elle, lui disant :
— Est-il possible d’être aussi paresseuse que tu l’es ? Voyons, réveillons-nous; habillons-nous bien vite, car le déjeuner nous attend.
— Oh ! chère petite mère, dit Marie en ouvrant ses grands yeux étonnés, où donc m’a conduit cette nuit le jeune M. Drosselmayer, et quelles admirables choses ne m’a-t-il pas fait voir ?
Alors Marie raconta tout ce que nous venons de raconter nous-même, et, lorsqu’elle eut fini, sa mère lui dit :
— Tu as fait là un bien long et bien charmant rêve, chère petite Marie; mais, maintenant que tu es réveillée, il fa-udrait oublier tout cela, et venir faire ton premier déjeu-ner.
Mais Marie, tout en s’habillant, persista à soutenir que ce n’était point un rêve, et qu’elle avait bien réellement vu tout cela. Sa mère alors alla vers l’armoire, prit Cas-se-Noisette, qui était, comme d’habitude, sur son troi-sième rayon, l’apporta à la petite fille, et lui dit :
— Comment peux-tu t’imaginer, folle enfant, que cette poupée, qui est composée de bois et de drap, puisse avoir la vie, le mouvement et la réflexion ?
— Mais, chère maman, reprit avec impatience la petite Marie, je sais parfaitement, moi, que Casse-Noisette n’est autre que le jeune M. Drosselmayer, neveu du par-rain.
Alors Marie entendit un grand éclat de rire derrière elle.
C’étaient le président, Fritz et mademoiselle Trudchen qui s’en donnaient à cœur joie à ses dépens.
— Ah ! s’écria Marie, ne voilà-t-il pas que tu te moques aussi de mon Casse-Noisette, cher papa ? Il a cepen-dant respectueusement parlé de toi, quand nous som-mes entrés dans le palais de Massepains, et qu’il m’a présentée aux princesses ses sœurs.
Les éclats de rire redoublèrent de telle façon, que Marie comprit qu’il lui fallait donner une preuve de la vérité de ce qu’elle avait dit, sous peine d’être traitée comme une folle.
Elle passa alors dans la chambre voisine, et y prit une petite cassette dans laquelle elle avait soigneusement enfermé les sept couronnes du roi des souris; puis elle revint en disant :
— Tiens, chère maman, voici cependant les couronnes du roi des souris, que Casse-Noisette m’a données la nuit dernière en signe de sa victoire.
La présidente alors, pleine de surprise, prit et regarda ces petites couronnes, qui, en métal inconnu et fort bril-lant, étaient ciselées avec une finesse dont les mains humaines n’eussent point été capables. Le président lui-même ne pouvait cesser de les examiner, et les jugeait si précieuses, que, quelles que fussent les instances de Fritz, qui se dressait sur la pointe des pieds pour les voir, et qui demandait à les toucher, il ne voulut pas lui en confier une seule.
Alors le président et la présidente se mirent à presser Marie de leur dire d’où venaient ces petites couronnes; mais elle ne pouvait que persister dans ce qu’elle avait dit; et, quand son père, impatienté de ce qu’il croyait un entêtement de sa part, l’eut appelée menteuse, elle se mit à fondre en larmes et à s’écrier :
— Hélas ! pauvre enfant que je suis, que voulez-vous que je vous dise ?
A ce moment, la porte s’ouvrit; le conseiller de médecine parut, et s’écria à son tour :
— Mais qu’y a-t-il donc ? et qu’a-t-on fait à ma filleule Marie, qu’elle pleure, qu’elle sanglote ainsi ? Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ci que c’est donc ?
Le président instruisit le nouveau venu de tout ce qui était arrivé, et, le récit terminé, il lui montra les couron-nes; mais à peine les eut-il vues, qu’il se mit à rire.
— Ah ! ah ! dit-il, la plaisanterie est bonne ! ce sont les sept couronnes que je portais à la chaîne de ma montre, il y a quelques années, et dont je fis présent à ma filleule le jour du deuxième anniversaire de sa naissance; ne vous le rappelez-vous pas, cher président ?
Mais le président et la présidente eurent beau chercher dans leur mémoire, ils n’avaient gardé aucun souvenir de ce fait; cependant, s’en rapportant à ce que disait le parrain, leurs figures reprirent peu à peu leur expression de bonté ordinaire; ce que voyant Marie, elle s’élança vers le conseiller de médecine en s’écriant :
— Mais tu sais tout cela, toi, parrain Drosselmayer; avoue donc que Casse-Noisette est ton neveu, et que c’est lui qui m’a donné ces sept couronnes.
Mais parrain Drosselmayer parut prendre fort mal la chose; son front se plissa, et sa figure s’assombrit de tel-le façon, que le président, appelant la petite Marie, et la prenant entre ses jambes, lui dit :
— Écoute-moi, ma chère enfant, car c’est sérieusement que je te parle : fais-moi le plaisir, une fois pour toutes, de mettre de côté ces folles imaginations; car, s’il t’arrive encore de dire que ton vilain et informe Casse-Noisette est le neveu de notre ami le conseiller de médecine, je te préviens que je jetterai non seulement M. Casse-Noisette, mais encore toutes les autres poupées, ma-demoiselle Claire comprise, par la fenêtre.
La pauvre Marie n’osa donc plus parler de toutes les bel-les choses dont son imagination était remplie; mais mes jeunes lecteurs, et surtout mes jeunes lectrices, comp-rendront que lorsqu’on a voyagé une fois dans un pays aussi attrayant que le royaume des poupées, et qu’on a vu une ville aussi succulente que Confiturembourg, ne l’eût-on vue qu’une heure, on ne perd pas facilement un pareil souvenir; elle essaya donc de parler à son frère de toute son histoire. Mais Marie avait perdu toute sa confi-ance du moment où elle avait osé dire que ses hussards avaient pris la fuite; en conséquence, convaincu, sur l’affirmation paternelle, que Marie avait menti, Fritz rendit à ses officiers les grades qu’il leur avait enlevés, et per-mit à ses trompettes de jouer de nouveau la marche des hussards de la garde, réhabilitation qui n’empêcha pas Marie de croire ce qu’il lui plut sur leur courage.
Marie n’osait donc plus parler de ses aventures; cepen-dant, les souvenirs du royaume des poupées l’assiégeaient sans cesse, et lorsqu’elle arrêtait son esp-rit sur ces souvenirs, elle revoyait tout, comme si elle eût été encore ou dans la forêt de Noël, ou sur le fleuve d’essence de rose, ou dans la ville de Confiturenibourg; de sorte qu’au lieu dejouer comme auparavant avec ses joujoux, elle s’asseyait immobile et silencieuse, tout à ses réflexions intérieures, et que tout le monde l’appelait la petite rêveuse.
Mais, un jour que le conseiller de médecine, sa perruque de verre posée sur le parquet, sa langue passée dans le coin de sa bouche, les manches de sa redingote jaune retroussée, réparait, à l’aide d’un long instrument pointu, quelque chose qui était désorganisé dans une pendule, il arriva que Marie, qui était assise près de l’armoire vitrée, et qui, selon son habitude, regardait Casse-Noisette, se plongea si bien dans ses rêveries, qui, oub-liant tout à coup que non seulement le parrain Drossel-mayer, mais encore sa mère, étaient là, il lui échappa involontairement de s’écrier :
— Ah ! cher monsieur Drosselmayer ! si vous n’étiez pas un bonhomme de bois, comme le soutient mon père, et si vous existiez véritablement, que je ne ferais pas comme la princesse Pirlipate, et que je ne vous délais-serais pas parce que, pour m’obliger, vous auriez cessé d’être un charmant jeune homme; car je vous aime véri-tablement, moi, ah !…
Mais à peine venait-elle de pousser ce soupir, qu’il se fit par la chambre un tel tintamarre, que Marie se renversa tout évanouie du haut de sa chaise à terre.
Quand elle revint à elle, Marie se trouvait entre les bras de sa mère, qui lui dit :
— Comment est-il possible qu’une grande fille comme toi, je te le demande, soit assez bête pour se laisser tomber en bas de sa chaise, et cela juste au moment où le neveu de M. Drosselmayer, qui a terminé ses vo-yages, vient d’arriver à Nuremberg ?… Voyons, essuie tes yeux et sois gentille.
En effet, Marie essuya ses yeux, et, les tournant vers la porte, qui s’ouvrait en ce moment, elle aperçut le conse-iller de médecine, sa perruque de verre sur la tête, son chapeau sous le bras, sa redingote jaune sur le dos, qui souriait d’un air satisfait, et tenait par la main un jeune homme très petit, mais fort bien tourné et tout à fait joli.
Ce jeune homme portait une superbe redingote de velo-urs rouge, brodé d’or, des bas de soie blancs et des souliers lustrés avec le plus beau vernis. Il avait à son jabot un charmant bouquet de fleurs, et était très coquet-tement frisé et poudré, tandis que derrière son dos pen-dait une tresse nattée avec la plus grande perfection. En outre, la petite épée qu’il avait au côté semblait être tou-te de pierres précieuses, et le chapeau qu’il portait sous le bras était tissu de la plus fine soie.
Les mœurs aimables de ce jeune homme se firent con-naître sur-le-champ; car à peine fut-il entré qu’il déposa aux pieds de Marie une quantité de magnifiques joujoux, mais principalement les plus beaux massepains et les plus excellents bonbons qu’elle eût mangés de sa vie, si ne n’est cependant ceux qu’elle avait goûtés dans le ro-yaume des poupées. Quant à Fritz, le neveu du conseil-ler de médecine, comme s’il eût pu deviner les goûts guerriers du fils du président, il lui apportait un sabre du plus fin damas. Ce n’est pas tout. A table, et lorsqu’on fut arrivé au dessert, l’aimable créature cassa des noi-settes pour toute la société; les plus dures ne lui résis-taient pas une seconde : de la main droite, il les plaçait entre ses dents; de la gauche, il tirait sa tresse, et crac ! la noisette tombait en morceaux.
Marie était devenue fort rouge quand elle avait aperçu ce joli petit bonhomme; mais elle devint plus rouge enco-re lorsque, le dîner fini, il l’invita à passer avec lui dans la chambre à l’armoire vitrée.
— Allez, allez, mes enfants, et amusez-vous ensemble, dit le parrain; je n’ai plus besoin au salon, puisque toutes les horloges de mon ami le président vont bien :
Les deux jeunes gens entrèrent au salon; mais à peine le jeune Drosselmayer fut-il seul avec Marie, qu’il mit un genou en terre et lui parla ainsi :
— Oh ! mon excellente demoiselle Silberhaus ! vous voyez ici à vos pieds l’heureux Drosselmayer, à qui vous sauvâtes la vie à cette même place. Vous eûtes, en out-re, la bonté de dire que vous ne m’eussiez pas repoussé comme l’a fait la vilaine princesse Pirlipate, si, pour vous servir, j’étais devenu affreux. Or, comme le sort qu’avait jeté sur moi la reine des souris devait perdre toute son influence du jour où, malgré ma laide figure, je serais aimé d’une jeune et jolie personne, je cessai à l’instant même d’être un stupide casse-noisette, et je repris ma forme première, qui n’est pas désagréable, comme vous pouvez le voir. Ainsi donc, ma chère demoiselle, si vous êtes toujours dans les mêmes sentiments à mon égard, faites-moi la grâce de m’accorder votre main bien-aimée, partagez mon trône et ma couronne, et régnez avec moi sur le royaume des poupées; car, à cette heu-re, j’en suis redevenu le roi.
Alors Marie releva doucement le jeune Drosselmayer, et lui dit :
— Vous êtes un aimable et bon roi, monsieur, et comme vous avez avec cela un charmant royaume, orné de pa-lais magnifiques, et peuplé de sujets très gais, je vous accepte, sauf la ratification de mes parents, pour mon fiancé.
Là-dessus, comme la porte du salon s’était ouverte tout doucement, sans que les jeunes gens y fissent attention, tant ils étaient préoccupés de leurs, sentiments, le prési-dent, la présidente et le parrain Drosselmayer s’avancèrent, criant bravo de toutes leurs forces; ce qui rendit Marie rouge comme une cerise, mais ce qui ne déconcerta nullement le jeune homme, lequel s’avança vers le président et la présidente, et, avec un salut gra-cieux, leur fit un joli compliment, par lequel il sollicitait la main de Marie, qui lui fut accordée à l’instant.
Le même jour, Marie fut fiancée au jeune Drosselmayer, à la condition que le mariage ne se ferait que dans un an.
Au bout d’un an, le fiancé revint chercher sa femme dans une petite voiture de nacre incrustée d’or et d’argent, traînée par des chevaux qui n’étaient pas plus gros que des moutons, et qui valaient un prix inestimab-le, vu qu’ils n’avaient pas leurs pareils dans le monde, et l’emmena dans le palais de Massepains, où ils furent mariés par le chapelain du château, et où vingt-deux mil-le petites figures, toutes couvertes de perles, de dia-mants et de pierreries éblouissantes, dansèrent à leur noce. Si bien qu’à l’heure qu’il est, Marie est encore rei-ne du beau royaume où l’on aperçoit surtout de brillan-tes forêts de Noël, des fleuves d’orangeade, d’orgeat et d’ essence de rose, des palais diaphanes en sucre plus fin que la neige et plus transparent que la glace; enfin, toutes sortes de choses magnifiques et miraculeuses, pourvu qu’on ait d’assez bons yeux pour les voir.
FIN DE L’HISTOIRE D’UN CASSE-NOISETTE.