Conte de Antoine Galland
Sire, une personne de considération m’invita hier aux noces d’une de ses filles. Je ne manquai pas de me rendre chez elle sur le soir, à l’heure marquée, et je me trouvai dans une assemblée de docteurs, d’officiers de justice et d’autres personnes les plus distinguées de cette ville. Après les cérémonies, on servit un festin magnifique ; on se mit à table, et chacun mangea de ce qu’il trouva le plus à son goût. Il y avait, entre autres choses, une entrée qui était accommodée avec de l’ail, qui était excellente, et dont tout le monde voulait avoir ; et, comme nous remarquâmes qu’un des convives ne s’empressait pas d’en manger, quoiqu’elle fût devant lui, nous l’invitâmes à mettre la main au plat et à nous imiter. II nous conjura de ne le point presser là-dessus : « Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à un ragoût où il y aura de l’ail : je n’ai point oublié ce qu’il m’en coûte pour en avoir goûté autrefois. » Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avait causé une si grande aversion pour l’ail. Mais, sans lui donner le temps de nous répondre : « Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que vous faites honneur à ma table ? Ce ragoût est délicieux, ne prétendez pas vous exempter d’en manger : il faut que vous me fassiez cette grâce, comme les autres. — Seigneur, lui repartit le convive, qui était un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j’en use ainsi par une fausse délicatesse ; je veux bien vous obéir si vous le voulez absolument ; mais ce sera à condition qu’après en avoir mangé, je me laverai, s’il vous plaît, les mains quarante fois avec du kali, quarante autre fois avec de la cendre de la même plante, et autant de fois avec du savon. Vous ne trouverez pas mauvais que j’en use ainsi, pour ne pas contrevenir au serment que j’ai fait de ne manger jamais de ragoût à l’ail qu’à cette condition. »
Le maître du logis, ne voulant pas dispenser le marchand de manger du ragoût à l’ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de l’eau avec du kali, de la cendre de la même plante et du savon, afin que le marchand se lavât autant de fois qu’il lui plairait. Après avoir donné cet ordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc comme nous, lui dit-il, et mangez. Le kali, la cendre de la même plante et le savon ne vous manqueront pas. »
Le marchand, comme en colère de la violence qu’on lui faisait, avança la main, prit un morceau, qu’il porta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous surprit davantage, c’est que nous remarquâmes qu’il n’avait que quatre doigts et point de pouce ; et personne jusque-là ne s’en était encore aperçu, quoiqu’il eût mangé déjà d’autres mets.Le maître de la maison prit aussitôt la parole : « Vous n’avez point de pouce, lui dit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il faut que ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de l’entretenir. — Seigneur, répondit-il, ce n’est pas seulement à la main droite que je n’ai pas de pouce, je n’en ai point non plus à la main gauche. » En même temps, il avança la main gauche et nous fit voir que ce qu’il nous disait était véritable. « Ce n’est pas tout encore, ajouta-t-il : le pouce me manque de même à l’un et à l’autre pied ; et vous pouvez m’en croire. Je suis estropié de cette manière par une aventure inouïe, que je ne refuse pas de vous raconter, si vous voulez bien avoir la patience de l’entendre : elle ne vous causera pas moins d’étonnement qu’elle ne vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains auparavant. » A ces mots, il se leva de table ; et, après s’être lavé les mains cent vingt fois, il revint prendre sa place et nous fit le récit de son histoire en ces termes :
Vous saurez, seigneurs, que, sous le règne du calife Haroun-al-Raschid, mon père vivait à Bagdad, où je suis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville. Mais, comme c’était un homme attaché à ses plaisirs, qui aimait la débauche et négligeait le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j’eus besoin de toute l’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il avait laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes ; et, par mes soins, ma petite fortune commença à prendre une face assez riante.
Un matin que j’ouvrais ma boutique, une dame, montée sur une mule, accompagnée d’un eunuque et suivie de deux esclaves, passa près de ma porte et s’arrêta. Elle mit pied à terre, à l’aide de l’eunuque, qui lui prêta la main, et lui dit : « Madame, je vous l’avais bien dit que vous veniez de trop bonne heure : vous voyez qu’il n’y a encore personne au bezestein ; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné la peine que vous aurez d’attendre. » Elle regarda de toutes parts, et, voyant en effet qu’il n’y avait pas d’autres boutiques ouvertes que la mienne, elle s’en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre qu’elle s’y reposât, en attendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à son compliment comme je devais. La dame s’assit dans ma boutique, et remarquant qu’il n’y avait personne que l’eunuque et moi dans tout le bezestein, elle se découvrit le visage pour prendre l’air. Je n’ai jamais rien vu de si beau : la voir et l’aimer passionnément, ce fut la même chose pour moi ; j’eus toujours les yeux attachés sur elle. Il me parut que mon attention ne lui était pas désagréable, car elle me donna tout le temps de la regarder à mon aise ; elle ne se couvrit le visage que lorsque la crainte d’être aperçue l’y obligea.
Après qu’elle se fut remise dans le même état qu’auparavant, elle me dit qu’elle cherchait plusieurs sortes d’étoffes, des plus belles et des plus riches, qu’elle me nomma, et elle me demanda si j’en avais. « Hélas ! madame, lui répondis-je, je suis un jeune marchand, qui ne fais que commencer à m’établir : je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grand négoce, et c’est une mortification pour moi de n’avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir au bezestein ; mais, pour vous épargner la peine d’aller de boutique en boutique, dès que les marchands seront venus, j’irai, si vous le trouvez bon, prendre chez eux tout ce que vous souhaitez ; ils m’en diront le prix au juste ; et, sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes. » Elle y consentit, et j’eus avec elle un entretien qui dura d’autant plus longtemps, que je lui faisais accroire que les marchands qui avaient les étoffes qu’elle demandait n’étaient pas encore arrivés.
Je ne fus pas moins charmé de son esprit que je ne l’avais été de la beauté de son visage ; mais il fallut enfin me priver du plaisir de sa conversation ; je courus chercher les étoffes qu’elle désirait ; et quand elle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinq mille dragmes d’argent monnayé. J’en fis un paquet, que je donnai à l’eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite et partit, après avoir pris congé de moi ; je la conduisis des yeux jusqu’à la porte du bezestein, et je ne cessai de la regarder qu’elle ne fût remontée sur sa mule.
La dame n’eut pas plus tôt disparu que je m’aperçus que l’amour m’avait fait faire une grande faute. Il m’avait tellement troublé l’esprit, que je n’avais pas pris garde qu’elle s’en allait sans payer, et que je ne lui avais pas seulement demandé qui elle était, ni où elle demeurait. Je fis réflexion pourtant que j’étais redevable d’une somme considérable à plusieurs marchands, qui n’auraient peut-être pas la patience d’attendre. J’allai m’excuser auprès d’eux le mieux qu’il me fut possible, en leur disant que je connaissais la dame. Enfin je revins chez moi, aussi amoureux qu’embarrassé d’une si grosse dette.
J’avais prié mes créanciers de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur paiement : la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même délai : ils y consentirent ; mais, dès le lendemain, je vis arriver la dame, montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que la première fois. Elle vint droit à ma boutique. « Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle ; mais enfin je vous apporte l’argent des étoffes que je pris l’autre jour ; portez-le chez un changeur : qu’il voie s’il est de bon aloi et si le compte y est. » L’eunuque, qui avait l’argent vint avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon argent. Je revins et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes. Quoique nous ne parlassions que de choses très communes, elle leur donnait néanmoins un tour qui les faisait paraître nouvelles, et qui me fit voir que je ne m’étais pas trompé quand, dès la première conversation, j’avais jugé qu’elle avait beaucoup d’esprit.
Lorsque les marchands furent arrivés et qu’ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devais à ceux chez qui j’avais pris des étoffes à crédit, et je n’eus pas de peine à obtenir d’eux qu’ils m’en confiassent d’autres que la dame m’avait demandées. J’en levai pour mille pièces d’or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire, ni sans se faire connaître. Ce qui m’étonnait, c’était qu’elle ne hasardait rien, et que je demeurais sans caution et sans certitude d’être dédommagé, en cas que je ne la revisse plus. « Elle me paye une somme assez considérable, me disais-je en moi-même ; mais elle me laisse redevable d’une autre qui l’est encore davantage. Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu’elle m’eût leurré d’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connaissent pas ; et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne fut pas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus des réflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour en jour, pendant un mois entier, qui s’écoula sans que je reçusse aucune nouvelle de la dame. Enfin, les marchands s’impatientèrent ; et, pour les satisfaire, j’étais prêt à vendre tout ce que j’avais, lorsque je la vis revenir un matin, dans le même équipage que les autres fois.
« Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l’or que je vous apporte. » Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur et redoublèrent mon amour. Avant que de compter les pièces d’or, elle me fit plusieurs questions : entre autres, elle me demanda si j’étais marié. Je lui répondis que non, et que je ne l’avais jamais été. Alors, en donnant l’or à l’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre entremise pour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire et, m’ayant tiré à l’écart, me fit peser l’or. Pendant que je le pesais, l’eunuque me dit à l’oreille : « A vous voir, je connais parfaitement que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris que vous n’ayez pas la hardiesse de lui découvrir votre amour ; elle vous aime encore plus que vous ne l’aimez. Ne croyez pas qu’elle ait besoin de vos étoffes ; elle vient ici uniquement parce que vous lui avez inspiré une passion violente : c’est à cause de cela qu’elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n’avez qu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si vous voulez. — Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de l’amour pour elle dès le premier moment que je l’ai vue ; mais je n’osais aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle, et je ne manquerai pas de reconnaître le bon office que vous me rendez. »
Enfin, j’achevai de peser les pièces d’or ; et, pendant que je les remettais dans le sac, l’eunuque se tourna du côté de la dame et lui dit que j’étais très content c’était le mot dont ils étaient convenus entre eux. Aussitôt la dame, qui était assise, se leva et partit en me disant qu’elle m’enverrait l’eunuque, et que je n’aurais qu’à faire ce qu’il me dirait de sa part.
Je portai à chaque marchand l’argent qui lui était dû, et j’attendis impatiemment l’eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin.
Je fis bien des amitiés à l’eunuque, et je lui demandai des nouvelles de la santé de sa maîtresse. « Vous êtes, me répondit-il, l’amant du monde le plus heureux elle est malade d’amour. On ne peut avoir plus d’envie de vous voir qu’elle n’en a ; et, si elle disposait de ses actions, elle viendrait vous chercher et passerait volontiers avec vous tous les moments de sa vie. — A son air noble et à ses manières honnêtes, lui dis-je, j’ai jugé que c’était quelque dame de considération. — Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l’eunuque : elle est favorite de Zobéide, épouse du calife, qui l’aime d’autant plus chèrement, qu’elle l’a élevée dès son enfance, et qu’elle se repose sur elle de toutes les emplettes qu’elle a à faire. Dans le dessein qu’elle a de se marier, elle a déclaré à l’épouse du Commandeur des croyants qu’elle avait jeté les yeux sur vous, et lui a demandé son consentement. Zobéide lui a dit qu’elle y consentait, mais qu’elle voulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait un bon choix, et qu’en ce cas-là elle ferait les frais de noces. C’est pourquoi vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu’à lui faire plaisir, et qui ne voudrait pas contraindre son inclination. Il ne s’agit donc plus que de venir au palais, et c’est pour cela que vous me voyez ici : c’est à vous de prendre votre résolution. — Elle est toute prise, lui repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où voudrez me conduire. — Voilà qui est bien, reprit l’eunuque ; mais vous savez que les hommes n’entrent pas dans les appartements des dames du palais, et qu’on ne peut vous y introduire qu’en prenant des mesures qui demandent un grand secret ; la favorite en a le de justes. De votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous ; mais surtout soyez discret, car il y va de votre vie. »
Je l’assurai que je ferais exactement tout ce qui me serait ordonné. « Il faut donc, me dit-il, que ce soir, a l’entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, et que là vous attendiez qu’on vous vienne chercher. » Je consentis à tout ce qu’il voulut. J’attendis la fin du jour avec impatience ; et, quand elle fut venue, je partis. J’assistai à la prière d’une heure et demie après le soleil couché, dans la mosquée, où je demeurai le dernier.
Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étaient eunuques ; ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs grands coffres, après quoi ils se retirèrent ; il n’en resta qu’un seul, que je reconnus pour celui qui avait toujours accompagné la dame, et qui m’avait parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame ; j’allai au-devant d’elle, en lui témoignant que j’étais prêt à exécuter ses ordres. « Nous n’avons pas de temps à perdre, » me dit-elle ; en disant cela, elle ouvrit un des coffres et m’ordonna de me mettre dedans. C’est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire, pour votre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien, et laissez-moi disposer du reste. » J’en avais trop fait pour reculer ; je fis ce qu’elle désirait, et aussitôt elle referma le coffre à la clef. Ensuite, l’eunuque qui était dans sa confidence appela les autres eunuques qui avaient apporté les coffres, et les fit tous reporter dans le bateau ; puis, la dame et son eunuque s’étant rembarqués, on commença de ramer pour me mener à l’appartement de Zobéide.
Pendant ce temps-là, je faisais de sérieuses réflexions ; et, considérant le danger où j’étais, je me repentis de m’y être exposé. Je fis des vœux et des prières qui n’étaient guère de saison.
Le bateau aborda devant la porte du palais du calife ; on déchargea les coffres, qui furent portés à l’appartement de l’officier des eunuques qui garde la clef de celui des dames, et n’y laisse rien entrer sans l’avoir bien visité auparavant. Cet officier était couché ; il fallut l’éveiller et le faire lever.
L’officier des eunuques, fâché de ce qu’on avait interrompu son sommeil, querella fort la favorite de ce qu’elle revenait si tard. Vous n’en serez pas quitte à si bon marché que vous vous l’imaginez, lui dit-il : pas un de ces coffres ne passera que je ne l’aie fait ouvrir et que je ne l’aie exactement visité. » En même temps, il commanda aux eunuques de les apporter devant lui, les uns après les autres, et de les ouvrir. Ils commencèrent par celui où j’étais enfermé ; ils le prirent et le portèrent. Alors je fus saisi d’une frayeur que je ne puis exprimer : je me crus au dernier moment de ma vie.
La favorite, qui avait la clef, protesta qu’elle ne la donnerait pas et ne souffrirait jamais qu’on ouvrît ce coffre-là. « Vous savez bien, dit-elle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide, votre maîtresse et la mienne. Ce coffre, particulièrement, est rempli de marchandises précieuses, que des marchands nouvellement arrivés m’ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d’eau de la fontaine de Zemzem, envoyées de la Mecque : si quelqu’une venait à se casser, les marchandises en seraient gâtées, et vous en répondriez ; la femme du Commandeur des croyants saurait bien se venger de votre insolence. » Enfin, elle parla avec tant de fermeté, que l’officier n’eut pas la hardiesse de s’opiniâtrer à vouloir faire la visite ni du coffre où j’étais, ni des autres. « Passez donc, dit-il en colère ; marchez. » On ouvrit l’appartement des dames, et l’on y porta tous les coffres.
A peine y furent-ils, que j’entendis crier tout à coup : « Voilà le calife, voilà le calife ! » Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point, que je ne sais comment je n’en mourus pas sur-le-champ : c’était effectivement le calife. « Qu’apportez-vous donc dans ces coffres ? dit-il à la favorite. — Commandeur des croyants, répondit-elle, ce sont des étoffes nouvellement arrivées, que l’épouse de Votre Majesté a souhaité qu’on lui montrât. — Ouvrez, ouvrez, reprit le calife ; je les veux voir aussi. » Elle voulut s’en excuser, en lui représentant que ces étoffes n’étaient propres que pour les dames, et que ce serait ôter à son épouse le plaisir qu’elle se faisait de les voir la première. « Ouvrez, vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l’ordonne. » Elle lui remontra encore que Sa Majesté, en l’obligeant à manquer à sa maîtresse, l’exposait à sa colère. « Non, non, repartit-il, je vous promets qu’elle ne vous en fera aucun reproche. Ouvrez seulement, et ne me faites pas attendre plus longtemps. »
Il fallut obéir ; et je sentis alors de si vives alarmes, que j’en frémis encore toutes les fois que j’y pense. Le calife s’assit, et la favorite fit porter devant lui tous les coffres, les uns après les autres, et les ouvrit. Pour tirer les choses en longueur, elle lui faisait remarquer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier. Elle voulait mettre sa patience à bout ; mais elle n’y réussit pas. Comme elle n’était pas moins intéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j’étais, elle ne s’empressait point à le faire apporter, et il ne restait plus que celui-là à visiter : « Achevons, dit le calife ; voyons encore ce qu’il y a dans ce coffre. » Je ne puis dire si j’étais vif ou mort en ce moment ; mais je ne croyais pas échapper à un si grand danger.
Lorsque la favorite de Zobéide vit que le calife voulait absolument qu’elle ouvrît le coffre où j’étais : « Pour celui-ci, dit-elle, Votre Majesté me fera, s’il lui plaît, la grâce de me dispenser de lui faire voir ce qu’il y a dedans : ce sont des choses que je ne lui puis montrer qu’en présence de son épouse. — Voilà qui est bien, dit le calife, je suis content, faites emporter vos coffres. » Elle les fit enlever aussitôt et porter dans sa chambre, où je commençai à respirer.
Dès que les eunuques qui les avaient apportés se furent retirés, elle ouvrit promptement celui où j’étais prisonnier. « Sortez, me dit-elle, en me montrant la porte d’un escalier qui conduisait à une chambre au-dessus montez, et allez m’attendre. Elle n’eut pas plus tôt fermé la porte sur moi, que le calife entra et s’assit sur le coffre d’où je venais de sortir. Le motif de cette visite était un mouvement de curiosité qui ne me regardait pas. Ce prince voulait faire des questions sur ce qu’elle avait vu et entendu dans la ville. Ils s’entretinrent tous deux assez longtemps ; après quoi, il la quitta enfin et se retira dans son appartement.
Lorsqu’elle se vit libre, elle me vint trouver dans la chambre où j’étais monté, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu’elle m’avait causées. « Ma peine, me dit-elle, n’a pas été moins grande que la vôtre : vous n’en devez pas douter, puisque j’ai souffert pour l’amour de vous et pour moi, qui courais le même péril. Une autre à ma place n’aurait peut-être pas eu le courage de se tirer si bien d’une occasion si délicate. Il ne fallait pas moins de hardiesse ni de présence d’esprit ; ou plutôt, il fallait avoir tout l’amour que j’ai pour vous, pour sortir de cet embarras ; mais, rassurez-vous, il n’y a plus rien à craindre. » Après nous être entretenus quelque temps avec beaucoup de tendresse : « Il est temps, me dit-elle, de vous reposer : couchez-vous. Je ne manquerai pas de vous présenter demain à Zobéide, ma maîtresse, à quelque heure du jour ; et c’est une chose facile, car le calife ne la voit que la nuit. » Rassuré par ce discours, je dormis assez tranquillement ; ou, si mon sommeil fut quelquefois interrompu par des inquiétudes, ce furent des inquiétudes agréables, causées par l’espérance de posséder une dame qui avait tant d’esprit et de beauté.
Le lendemain, la favorite de Zobéide, avant de me faire paraître devant sa maîtresse, m’instruisit de la manière dont je devais soutenir sa présence, me dit à peu près les questions que cette princesse me ferait, et me dicta les réponses que j’y devais faire. Après cela, elle me conduisit dans une salle où tout était d’une propreté, d’une richesse et d’une magnificence surprenantes. Je n’y étais pas entré, que vingt dames esclaves, d’un âge avancé, toutes vêtues d’habits riches et uniformes, sortirent du cabinet de Zobéide et vinrent se ranger devant un trône, en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furent suivies de vingt autres dames toutes jeunes, et habillées de la même sorte que leurs premières, avec cette différence pourtant, que les habits avaient quelque chose de plus galant. Zobéide parut au milieu de celles-ci, avec un air majestueux, et si chargée de pierreries et de toutes sortes de joyaux, qu’à peine pouvait-elle marcher. Elle alla s’asseoir sur le trône. J’oubliais de vous dire que sa dame favorite l’accompagnait, et qu’elle demeura debout à sa droite, pendant que les dames esclaves, un peu plus éloignées, étaient en foule des deux côtés du trône.
Dès que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étaient entrées les premières me firent signe d’approcher. Je m’avançai au milieu des deux rangs qu’elles formaient, et me prosternai la tête contre le tapis qui était sous les pieds de la princesse. Elle m’ordonna de me relever, et me fit l’honneur de s’informer de mon nom, de ma famille et de l’état de ma fortune, à quoi je satisfis assez à son gré. Je ne m’en aperçus pas seulement à son air, elle me le fit même encore connaître par les choses qu’elle eut la bonté de me dire. « J’ai bien de la joie, me dit-elle, que ma fille (c’est ainsi qu’elle appelait sa dame favorite), car je la regarde comme telle, après le soin que j’ai pris de son éducation, ait fait un choix dont je suis contente ; je l’approuve et je consens que vous vous mariiez tous deux. J’ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces, mais auparavant j’ai besoin de ma fille pour dix jours ; pendant ce temps-là, je parlerai au calife et obtiendrai son consentement, et vous demeurerez ici : on aura soin de vous. »
Je demeurai donc dix jours dans l’appartement des dames du calife. Durant tout ce temps-là, je fus privé du plaisir de voir la dame favorite, mais on me traita si bien par son ordre, que j’eus sujet d’ailleurs d’être très satisfait.
Zobéide entretint le calife de la résolution qu’elle avait prise de marier sa favorite ; et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qui lui plairait, accorda une somme considérable à la favorite, pour contribuer, de sa part, à son établissement. Les dix jours écoulés, Zobéide fit dresser le contrat de mariage, qui lui fut apporté en bonne forme. Les préparatifs des noces se firent : on appela les musiciens, les danseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours de grandes réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d’un côté, et moi d’un autre ; sur le soir, je me mis à table, et l’on me servit toutes sortes de mets et de ragoûts, entre autres un ragoût à l’ail, comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m’étant levé de table, je me contentai de m’essuyer les mains, au lieu de les bien laver ; et c’était une négligence qui ne m’était jamais arrivée jusqu’alors.
Comme il était nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l’appartement des dames. Les instruments se firent entendre, on dansa, on fit mille jeux tout le palais retentissait de cris de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l’on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servaient lui firent changer plusieurs fois d’habits et lui peignirent le visage de différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces ; et, chaque fois qu’on la changeait d’habillement, on me la faisait voir.
Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l’on nous conduisit dans la chambre nuptiale. Dès qu’on nous y eut laissés seuls, je m’approchai de mon épouse pour l’embrasser ; mais, au lieu de répondre à mes transports, elle me repoussa fortement et se mit à faire des cris épouvantables, qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, saisi d’un long étonnement, j’étais demeuré immobile, sans avoir eu seulement la force de lui en demander la cause. « Notre chère sœur, lui dirent-elles, que vous est-il donc arrivé, depuis le peu de temps que nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin que nous vous secourions. — Otez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà. — Hé, madame, lui dis-je, en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère ? — Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangé de l’ail, et vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyez-vous que je veuille souffrir qu’un homme si malpropre s’approche de moi pour m’empester ? Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s’adressant aux dames, et qu’on apporte un nerf de bœuf. » Elles me renversèrent aussitôt, et, tandis que les unes me tenaient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avait été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce que les forces lui manquassent. Alors elle dit aux dames : « Prenez-le : qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’on lui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût à l’ail. » A ces paroles, je m’écriai : « Grand Dieu ! je suis rompu et brisé de coups, et, par surcroît d’affliction. on me condamne encore à avoir la main coupée ! Et pourquoi ? pour avoir mangé d’un ragoût à l’ail, et pour avoir oublié de me laver les mains Quelle colère pour un si petit sujet ! Peste soit du ragoût à l’ail ! Maudits soient le cuisinier qui l’a apprêté et celui qui l’a servi ! »
Toutes les dames qui m’avaient vu recevoir mille coups de nerfs de bœuf eurent pitié de moi, lorsqu’elles entendirent parler de me faire couper la main. « Notre chère sœur et notre bonne dame, dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C’est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre, qui ignore votre rang et les égards que vous méritez ; mais nous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu’il a commise, et de la lui pardonner. — Je ne suis pas satisfaite, reprit-elle : je veux qu’il apprenne à vivre, et qu’il porte des marques si sensibles de sa malpropreté, qu’il ne s’avisera de sa vie de manger d’un ragoût à l’ail, sans se souvenir ensuite de se laver les mains. » Elles ne se rebutèrent pas de son refus ; elles se jetèrent à ses pieds, et, lui baisant la main : « Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérez votre colère, et accordez-nous la grâce que nous vous demandons. » Elle ne leur répondit rien, mais elle se leva ; et, après m’avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre. Toutes les dames la suivirent et me laissèrent seul, dans une affliction inconcevable.
Je demeurai dix jours sans voir personne qu’une vieille esclave, qui venait m’apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite. « Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût à l’ail ? Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient si vindicatives pour une faute si légère ? » J’aimai cependant ma femme, malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre.
Un jour, l’esclave me dit « Votre épouse est guérie, elle est allée au bain, et elle m’a dit qu’elle vous viendrait voir demain. Ainsi, ayez encore patience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’est d’ailleurs une personne très sage, très raisonnable et très chérie de toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable maîtresse.
Véritablement ma femme vint le lendemain et me dit d’abord : « Il faut que je sois bien bonne, de venir vous revoir après l’offense que vous m’avez faite. Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous, que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. » En achevant ces mots, elle appela des dames, qui me couchèrent par terre par son ordre ; et, après qu’elles m’eurent lié, elle prit un rasoir, et eut la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des dames appliqua d’une certaine racine pour arrêter le sang ; maïs cela n’empêcha que je ne m’évanouisse, par la quantité que j’en avais perdu et par le mal que j’avais souffert.
Je revins de mon évanouissement, et l’on me donna du vin à boire, pour me faire reprendre des forces. « Ah ! madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais il m’arrive de manger d’un ragoût à l’ail, je vous jure qu’au lieu d’une fois, je me laverai les mains cent vingt fois avec du kali, de la cendre de la même plante et du savon. — Eh bien ! dit ma femme, à cette condition, je veux bien oublier le passé, et vivre avec vous comme avec mon mari. »
Voilà, seigneur, ajouta le marchand de Bagdad, en s’adressant à la compagnie, pourquoi vous avez vu que j’ai refusé de manger du ragoût à l’ail qui était devant moi.
Les dames, poursuivit-il, n’appliquèrent pas seulement sur mes plaies de la racine que j’ai dite, pour étancher le sang ; elles y mirent aussi du baume de la Mecque, qu’on ne pouvait pas soupçonner d’être falsifié, puisqu’elles l’avaient pris dans l’apothicairerie du calife. Par la vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement guéri en peu de jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme et moi, dans la même union que si je n’eusse jamais mangé de ragoût à l’ail. Mais, comme j’avais toujours joui de ma liberté, je m’ennuyais fort d’être renfermé dans le palais du calife ; néanmoins je n’en voulais rien témoigner à mon épouse, de peur de lui déplaire. Elle s’en aperçut ; elle ne demandait pas mieux elle-même que d’en sortir. La reconnaissance seule la retenait auprès de Zobéide. Mais elle avait de l’esprit, et elle représenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j’étais de ne pas vivre dans la ville avec les gens de ma condition, comme j’avais toujours fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d’avoir auprès d’elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous souhaitions tous deux également.
C’est pourquoi, un mois après notre mariage, je vis paraître mon épouse avec plusieurs eunuques, qui portaient chacun un sac d’argent. Quand ils se furent retirés : « Vous ne m’avez rien marqué, dit-elle, de l’ennui que vous cause le séjour de la cour ; mais je m’en suis fort bien aperçue, et j’ai heureusement trouvé moyen de vous rendre content. Zobéide, ma maîtresse, nous permet de nous retirer du palais, et voilà cinquante mille sequins dont elle nous fait présent, pour nous mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix mille, et allez nous acheter une maison. »
J’en eus bientôt trouvé une pour cette somme ; et, l’ayant fait meubler magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, et nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfin, nous commençâmes à mener une vie fort agréable ; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d’un an, ma femme tomba malade et mourut en peu de jours.
J’aurais pu me marier et continuer de vivre honorablement à Bagdad, mais l’envie de voir le monde m’inspira un autre dessein. Je vendis ma maison ; et après avoir acheté plusieurs sortes de marchandises, je me joignis à une caravane et passai en Perse. De là, je pris la route de Samarcande, d où je suis venu m’établir en cette ville.
Voilà sire, dit le pourvoyeur qui parlait au sultan de Casgar, l’histoire que raconta, hier, ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. « Cette histoire, dit le sultan a quelque chose d’extraordinaire ; mais elle n’est pas comparable à celle du petit bossu. » Alors le médecin juif, s’étant avancé, se prosterna devant le trône de ce prince, et lui dit, en se relevant « Sire, si Votre Majesté veut avoir aussi la bonté de m’écouter, je me flatte qu’elle sera satisfaite de l’histoire que j’ai à lui conter. — Eh bien ! parle, lui dit le sultan ; mais, si elle n’est pas plus surprenante que celle du bossu, n’espère pas que je te donne la vie. »
Le médecin juif, voyant le sultan de Casgar disposé à l’entendre, prit ainsi la parole :