Pierre Mille

Ils finissaient de déjeuner, tous trois dans la salle à manger, dont les deux fenêtres s’éclairaient sur un vieux jardin de la rue Lhomond. Le printemps, déjà tiède, faisait éclater les bourgeons. Une lumière un peu verte et très jeune égayait la pièce ; on entendit roucouler d’invisibles tourterelles. Mme Hédiot, qui aimait embellir de quelque sentimentalité les élans de ses sens, dirigea vers Pirotte un regard souriant qui voulait dire : « Écoutez, ami, écoutez ! » Mais Pirotte affecta de ne rien voir, ni d’entendre ; il se méfiait toujours un peu d’Hédiot, il avait plus de réserve, il avait plus de prudence et de discrétion. C’est peut-être qu’il était moins épris, c’est peut-être qu’il était un homme, tout simplement, et qu’il avait pitié d’un autre homme, de celui même auquel il avait pris une épouse, tandis que l’amour inspire aux femmes une sorte de haine, intimement tissée de mépris, pour celui qu’elles trahissent ; et c’est cela que nous nommons leur intrépidité. Pourtant Hédiot montrait tant de tranquillité et de bonhomie, il faisait preuve d’une ignorance si paisible ! Après le café, il proposa d’une voix naturelle à son hôte :

— Nous passons dans mon bureau pour fumer une cigarette ?

Les deux hommes se levèrent, tandis que Mme Hédiot annonça qu’elle allait mettre son chapeau : une femme a tant d’affaires, à Paris !

Pirotte, allumant une muratti, suivit Hédiot, qui s’assit devant sa table de travail et bourra tranquillement sa pipe. Puis il écarta les feuillets que son labeur du matin avait couverts d’une écriture droite et nette, les compta, et les plaça dans un dossier, à côté de lui.

— Toujours votre Magie imitatoire ? fit Pirotte.

— Toujours, répondit Hédiot. Et j’avance : petit à petit l’oiseau fait son nid. Dans six mois j’aurai mis le mot « fin » au bas de ces feuillets.

— C’est intéressant ? dit Pirotte, avec une indifférence dissimulée.

— Pas pour vous, Pirotte. Vous êtes un botaniste, vous travaillez très loin de moi, dans un tout autre domaine. Pas même, à vrai dire, pour le reste des hommes civilisés, pas même pour la plupart des érudits. Il faut bien que nous en fassions notre deuil : la vérité est que vous et moi, nous sommes lus par une centaine de personnes, pas davantage. Je suis les traces de Frazer, je serai compris par Lévy-Brühl, Van Gennep, une imperceptible poignée de gens éparpillés sur toute la face de la terre. On me citera quelque temps, puis mon œuvre sera dépassée, et je mourrai… Voilà : c’est ce qui s’appelle l’avenir de la science, pour nous les savants.

— Et qu’est-ce que c’est, la magie imitatoire ? demanda Pirotte, pour entretenir la conversation.

— Oh ! rien : une niaiserie… Seulement cette niaiserie a été le premier effort des hommes pour utiliser ou dompter les forces de la nature : à la fois une physique et une religion. Les primitifs se figurent que les puissances naturelles, le vent, le soleil, la pluie, la terre, ont une intelligence assez pareille à la leur, c’est-à-dire enfantine, et que, si on fait en les appelant certains gestes, elles imitent ces gestes, ayant compris à ces signes la besogne qu’on exige d’elles. Tenez : voici une photographie venue du Soudan, qui représente des sorciers costumés… costumés en meules de foin, ou plutôt de millet ; et ils sèment dans le sol, en dansant, des grains de millet. C’est pour intimer à la terre nourrice le sentiment que c’est du millet, une récolte abondante de millet qu’on la prie de bien vouloir produire. De même, en versant de l’eau sur la glèbe, et en imitant le bruit du tonnerre, ils s’imaginent engager le ciel à laisser tomber la pluie.

… A ce moment Mme Hédiot reparut, un chapeau à haute aigrette sur la tête, drapée dans ses fourrures.

— Adieu, bavards ! cria-t-elle gaiement.

Hédiot ne bougea pas. Pirotte franchit la porte du cabinet de travail pour lui baiser la main. Mme Hédiot l’attira vers elle. « Ce soir, cinq heures… » avait-elle murmuré. Hédiot, se levant tout à coup, avait légèrement penché la tête vers le vestibule. Il se rassit presque aussitôt. Mais ses deux mains avaient tiré nerveusement sur les deux branches d’une paire de ciseaux à papier, si fort que les deux branches se séparèrent. Il jeta avec précipitation ces débris dans un tiroir. Quand Pirotte revint vers lui, il lui montra un visage parfaitement calme.

— Et c’est tout ça, la magie, fit Pirotte, tout ça ? Mon Dieu, que cela va faire de peine aux pauvres diables qui rêvent d’envoûtement, de messes noires, d’actions mystérieuses de la volonté, formidablement accrue par le concours des pouvoirs inconnus, sur les faits et les choses.

— Il y a aussi ce que vous dites, répondit Hédiot. C’est la conséquence logique du raisonnement : du moment qu’on peut exercer une influence sur les forces, quelles qu’elles soient, cette influence peut s’exercer aussi sur la force du mal, pour la dompter, pour l’enchaîner, la mettre hors d’état de nuire — ou au contraire, la précipiter sur un ennemi.

— C’est encore plus bête, fit Pirotte en riant, mais c’est plus romanesque. A la bonne heure !

— Regardez, poursuivit Hédiot en allant chercher une statuette sur une étagère. Ceci vient du Gabon.

L’effigie, haute comme trois travers de main, était à la fois grotesque et hideuse : un nègre, les jambes écartées et cagneuses, la face prognathe, la bouche élargie par un rictus monstrueux, maintenait des deux mains sur son gros ventre une sorte de tabernacle carré, fermé par une lame de mica terni. Pirotte éprouva un instant une impression d’horreur indéfinissable contre laquelle il réagit par la blague :

— C’est en bois, ou en pierre, ce magot ?

— En bois très dur. Une espèce d’ébène, je suppose, et si lourd qu’il tombe au fond l’eau. En fait, c’est au fond d’une rivière qu’on l’a trouvé. Le sorcier l’avait noyé exprès.

— Exprès ? Après avoir pris la peine de sculpter cette œuvre d’art ?… Pourquoi ?

— A cause de la chose qui est dans le tabernacle.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre : quand un indigène a été, lui-même ou les membres de sa famille, victime d’une série d’accidents bizarres, répétés, mortels, — épidémies, assassinats, assauts de bêtes féroces, — il devine, ou plutôt il connaît, à n’en pas douter, que le mal est sur lui, l’assiège et le domine. Ne croyez pas qu’il se figure un démon, un être invisible mais ayant une forme, une stature, des organes. Non pas : c’est un spiritualiste, un pur, un vrai spiritualiste, que ce noir que vous considérez comme appartenant à l’une des races les plus dégradées du monde, cet homme à museau de bête, aux incisives limées en pointe, qui mange la viande pourrie des hippopotames repêchés dans les fleuves, morts depuis quinze jours, et parfois de la chair humaine ! C’est un spiritualiste, je vous le répète : il croit à une force du mal sans forme, sans os, sans matière, sans dimensions, qui peut s’étendre jusqu’aux confins de l’horizon et agir partout à la fois, ou se resserrer dans un espace aussi étroit que la tête d’une épingle. Alors il fait venir le sorcier, le sorcier qui peut guérir, le sorcier qui sait, qui voit avec les yeux de l’esprit les choses de l’esprit, le sorcier qui, par des enseignements reçus dans de véritables collèges de magie, cachés au fond des forêts et dont nul n’approche, peut vaincre, peut contraindre et lier ces choses. Je ne vous décrirai pas les cérémonies de déprécation : elles varient suivant les lieux, l’esprit mauvais qu’il faut combattre, les méthodes — car elles ne sont point partout les mêmes — inculquées dans ces singuliers gymnases de la science noire. Ce qu’il faut que vous sachiez, — sans y croire, bien entendu, — c’est qu’il vient un moment où l’esprit mauvais est conquis : il est là, dans la main, parfois dans la bouche ou dans le souffle de l’opérateur.

» C’est alors qu’une dernière conjuration le force à s’enfermer dans l’objet que le sorcier désigne : une pierre, une simple feuille, qui contient toute sa perfidie. Cette pierre ou cette feuille, on la cache dans une statuette pareille à celle que vous voyez, et qui en est le gardien, le geôlier, si vous aimez mieux. Mais ce geôlier, pour plus de sûreté, on l’enterre au loin dans la brousse — ou bien on le noie : il gardera sa proie avec lui, éternellement.

— Et si elle échappe à ce geôlier ?

— Ah ! dame ! fit Hédiot, alors, c’est l’histoire du genni des Mille et une nuits quand on le laisse sortir de sa bouteille. Il reprend sa liberté — sa liberté et sa puissance.

— Et, continua Pirotte, qu’est-ce qu’il porte sur le ventre, le bonhomme-geôlier qui est là ? Une pierre, ou une feuille ?

— Je n’en sais rien, répliqua Hédiot d’un air indifférent. J’ai gardé cette statuette pour la faire photographier : ça deviendra une planche dans un de mes bouquins. Je n’y attache pas d’autre importance.

— Mais, insista Pirotte, ému de curiosité, est-ce qu’on peut regarder ?

— Si vous voulez.

Avec la pointe de son canif, Pirotte fit sauter la petite lamelle de mica qui couvrait le tabernacle.

— C’est une feuille, dit-il. Et comme elle est restée verte ! On dirait qu’on vient de la cueillir.

— Le perfide esprit qu’elle contient l’aura conservée, fit Hédiot en riant.

— Ou plutôt le manque d’air… N’importe, je serais curieux de savoir de quel végétal elle provient.

— C’est une feuille de palétuvier, affirma Hédiot avec décision.

— De palétuvier ! Mon cher, vous n’errez jamais, sans doute, quand il s’agit de magie imitatoire. Mais vous sortez de votre domaine : ça, une feuille de palétuvier !

— Et vous, le botaniste, qu’est-ce que vous en dites ?

— Moi, je… C’est une monocotylédonée, sûrement, mais… permettez-moi donc de la garder quelques jours. J’y regarderai de plus près, au laboratoire du Muséum.

— A votre aise, dit Hédiot, à votre aise. Mais, dites donc, pourtant…

— Quoi ?

— La force du mal, vous savez, la force qui est dedans ?…

— Allons donc ! fit Pirotte. Est-ce que vous croyez à cette histoire-là ?

— Vous ne voudriez pas ! répondit Hédiot. Pourtant, l’homme qui me l’a rapportée y croyait, lui : il avait vécu quinze ans au Gabon.

— Oui, dit Pirotte, ça donne la couche, comme ils disent… D’ailleurs, je vous la rapporterai, votre feuille, vous pourrez la remettre sur l’ombilic de ce monsieur !

— Moi ? déclara Hédiot. Je n’y tiens pas. Je vais remettre le mica en place, cela suffira.

— Mais non, mais non ! Il faut que votre objet d’art soit complet !

Pirotte prit une enveloppe sur la table, y écrivit le nom et l’adresse de Hédiot, puis y glissa la petite feuille.

— Au revoir ! dit-il.

— Vous allez au Muséum ?

— Oui, fit Hédiot.

— Vous y resterez toute la journée ?

Pirotte faillit rougir, mais il affirma :

— Certainement, toute la journée !

… C’était l’habitude de Pirotte et de Mme Hédiot, quand ils se quittaient, de ne pas sortir ensemble du petit rez-de-chaussée de la rue Bériaud. Pirotte partait le premier. Il embrassa son amie une dernière fois avant qu’elle remit sa voilette, et s’éloigna en fermant la porte derrière lui. Dans la rue, il s’aperçut qu’il pleuvait.

— Voilà bien ma veine, songea-t-il ; ce temps-là va me coûter une voiture !

La modestie relative de ses ressources lui imposait l’économie. Mais il se résigna et se mit à courir sur la chaussée, hélant les fiacres et les automobiles. Un autobus, d’une allure impétueuse, arriva sur lui comme un projectile.

— Imbécile ! cria le chauffeur.

Pirotte était conscient de la souplesse et de l’élasticité de ses muscles. Il coula sur cet homme injurieux un demi sourire assuré et bondit sur sa droite. L’autobus devait passer à sa gauche, il avait tout son sang-froid, il l’avait calculé dans un éclair, le mouvement qu’il fallait accomplir. Mais l’autobus dérapa sur la chaussée glissante, fit une embardée, arriva sur lui, formidable, terrible, inévitable.

— Nom de Dieu ! cria le chauffeur en bloquant ses freins.

Il était trop tard. Pirotte sentit l’énorme roue de bois et de caoutchouc bardé de fer lui broyer l’épaule. Et il n’éprouva rien, aucune douleur, uniquement l’impression mécanique de cet écrasement. Il eut toute sa lucidité, une effroyable lucidité, pour penser : « Si la roue ne s’arrête pas, elle va me passer sur la tête ! » Et la roue lui passa sur la tête…

Entr’ouvrant un rideau, Mme Hédiot l’avait regardé. Chaque fois ainsi, elle rassasiait ses yeux, elle ne perdait de vue son amant que le plus tard possible : et rien ne lui échappa, rien, de la chose horrible ! Elle courut, franchit le trottoir, écarta le foule, brutalisa l’agent qui verbalisait déjà, fouillait les poches du mort pour découvrir « son identité ».

— Louis ! cria-t-elle, Louis !

— C’est votre mari, dit l’agent, qui se relevait, un papier à la main : M. Hédiot ?

— Non, dit-elle, en lisant instinctivement la suscription de l’enveloppe, qu’elle garda : c’est une lettre pour mon mari. Lui, c’est M. Pirotte ! Mon Dieu ! c’est M. Pirotte !

Elle s’évanouit, on la reconduisit chez elle. Ce n’était plus qu’une pauvre femme épouvantée, lacérée, aussi broyée que le cadavre, et qui passait perpétuellement ses mains sur ses paupières pour en effacer des traces de sang qu’elle voyait planer dans l’air. M. Hédiot travaillait tranquillement. Elle s’abattit en travers de sa table.

— Pirotte, gémit-elle, Pirotte !

— Eh bien ? interrogea M. Hédiot en relevant la tête.

— Il est mort ! Il est mort, j’ai vu…

— Ah ! fit M. Hédiot, c’est curieux…

— Vous dites ? cria-t-elle.

— Je voulais dire que c’est atroce, corrigea-t-il d’une voix très douce : atroce !

— Et il y avait dans sa poche cette lettre pour vous. Il y a votre nom, voyez.

— Mais non, répliqua M. Hédiot du même ton plein de mansuétude pitoyable, mais non ! Ce n’est pas une lettre. Il n’y avait rien, dans cette enveloppe, qu’un objet sans importance… sans importance !

Et, s’approchant de la cheminée, il jeta l’enveloppe dans le feu.