Pierre Mille

Il s’appelait Aristide et il était marié. Ces choses ne sont pas assez extraordinaires pour que vous ayez de la peine à me croire. Mais le reste de ce que j’ai à vous dire est plus singulier : peut-être en pourrez-vous entendre le récit avec quelque intérêt.

C’est un fait que le jour exceptionnel dont il va être question, alors que M. Aristide et sa femme franchirent ensemble, après déjeuner, le seuil de leur appartement, jamais le ménage n’avait paru d’un plus complet accord. Tous les témoignages sur ce point sont unanimes. Avec une égalité inaccoutumée, M. Aristide avait attendu, sans se fâcher, que Mme Aristide eût fini de mettre son chapeau. Il s’était abstenu de toute remarque désobligeante, il n’avait pas tiré une seule fois sa montre, il n’avait pas une seule fois fait observer qu’on était en retard et qu’on serait obligé, par conséquent, d’employer des moyens de transport rapides, mais coûteux. Seulement, une fois que derrière eux, sur le palier, la femme de chambre eut refermé la porte, quand Mme Aristide voulut employer, pour descendre, l’ascenseur qui, par hasard, se trouvait arrêté à la hauteur de leur quatrième, son mari conseilla tout doucement :

— Non. Prenons plutôt l’escalier. Rien n’est dangereux comme les ascenseurs à la descente.

Voilà ce qu’affirme avoir entendu la personne à leur service, et nul n’en sait plus long, car le drame qui suivit n’eut pas de témoins. Personne ne sut jamais comment, de l’étage inférieur, qui était le troisième, Mme Aristide fut précipitée à travers la cage vide de cet ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée, où elle demeura privée de vie. Mme Aristide était morte sur le coup, le fait est certain. Mais il était beaucoup plus difficile de savoir si son époux avait joué dans cette catastrophe une part directe, efficiente, volontaire. C’est pourtant ce qu’affirma audacieusement la justice, et, c’est pourquoi M. Aristide connut les horreurs, d’ailleurs adoucies par la bienveillance stipendiée des gardiens, de la prison préventive.

Presque tous les jours, un garde municipal le conduisait, avec beaucoup d’égards et de politesse, vers deux heures de relevée, dans le cabinet de M. Rasurel, juge d’instruction. Il gardait les poignets libres de menottes, à cause du respect qui se doit, dans une libre démocratie, à un notable commerçant qui a toujours payé régulièrement sa patente.

— Voyons, monsieur, demandait M. Rasurel, la porte de la cage, au troisième étage, était-elle ouverte ou fermée, quand vous êtes descendu avec Mme Aristide ?

— Elle était ouverte ! répondait-il.

— Des témoins, répliquait le juge d’instruction, viendront vous dire qu’elle était fermée. Vous les entendrez. Ce serait vous, selon la prévention, qui l’auriez ouverte. Et alors, un mouvement d’impatience… et d’épaule… On ne calcule pas toujours ses gestes. Nous ne discutons pas en ce moment la préméditation. Avouez que vous avez poussé Mme Aristide sans le vouloir.

— Je n’avoue rien du tout, répondait M. Aristide.

Le lendemain M. Rasurel lui disait :

— On a trouvé chez vous, dans un tiroir de votre bureau, une correspondance assez compromettante. Vous aviez une amie…

— J’admets cette faiblesse, faisait M. Aristide, généreusement. Je ne crois pas qu’elle me soit tout à fait personnelle. Toutefois je me permettrai de vous faire observer qu’il ne s’agit pas ici d’une instance en divorce. D’ailleurs je suis veuf.

— C’est précisément ce que nous vous reprochons… Je dois ajouter que les perquisitions faites chez la personne dont il s’agit ont permis de découvrir vos réponses. Vous y laissez voir, à l’égard de votre femme légitime, des sentiments qui n’ont rien de particulièrement affectueux, vous y souhaitez l’heure de la délivrance, vous semblez prêt, même, à provoquer cette délivrance.

— On dit tant de choses ! se contentait de répliquer M. Aristide.

— Cela est grave, affirma M. Rasurel, cela est grave ! C’est une présomption…

— Monsieur le juge d’instruction, cria M. Aristide avec énergie, si l’on devait assassiner tous les hommes et toutes les femmes qu’on envoie tous les jours au diable, il n’y aurait bientôt plus personne sur la terre !

Cette réflexion parut forte. Il sembla que M. Rasurel en fût ébranlé. M. Aristide rentra dans sa cellule en se frottant les mains. Mais à l’interrogatoire suivant, il se trouva en présence d’un visage devenu subitement sévère.

— Cette personne a tout révélé ! déclara M. Rasurel.

— Vous dites ?… fit M. Aristide.

— Votre maîtresse a fait hier, après votre sortie de ce cabinet, la déposition la plus catégorique. Après… après l’événement, vous lui auriez avoué que vous n’y étiez pas pour rien, que vous aviez aidé la fatalité. Elle cite la date, l’heure, le lieu. Tout dans ses paroles crie la sincérité.

— Monsieur le juge d’instruction, répondit tranquillement M. Aristide, vous ne lisez donc pas les journaux ? Toutes les femmes maintenant prisent la cocaïne. Allez donc les croire !

Et telle fut désormais l’attitude de M. Aristide. Il n’ouvrit plus la bouche que pour maudire les dangereux poisons qui font perdre à nos contemporaines le sens du respect qu’on doit à la vérité. Des scènes violentes et dramatiques marquèrent les confrontations qu’il eut avec son ancienne amie. Mais il tint bon, sa défense fut héroïque. Parfois le juge d’instruction considérait à la dérobée son gardien, le municipal en uniforme : et cet homme avait l’air ému. L’âme d’un garde municipal est si semblable à celle d’un juré ! Il ne faut pas négliger les signes que fournit cette pierre de touche.

Mais M. Aristide, à l’instar de beaucoup de vaillants soldats, avait pris l’habitude de rayer chaque soir, sur son petit calendrier de poche, les jours qui s’écoulaient depuis son incarcération préventive. Un certain vendredi, il constata qu’il en était à son cent cinquante et unième.

— Je ne l’aurais jamais cru ! rêva-t-il. Mes affaires finiront par en souffrir. A quoi ai-je bien pu penser, mon Dieu, à quoi ai-je bien pu penser ? J’ai été stupide.

Douze heures plus tard, il proclamait, devant M. Rasurel :

— Eh bien, oui, j’ai jeté ma femme dans la cage de l’ascenseur ! Il y avait assez longtemps que j’en avais envie. J’aurais bien voulu vous y voir !… Vous allez m’interroger encore, creuser la préméditation ? Il y a eu préméditation : j’avais tout calculé, tout ! Et si vous en doutez encore, vous n’avez qu’à chercher dans un petit coin, chez moi, un petit coin que vos policiers n’ont pas découvert. On y trouvera une lettre que j’adressais à Madame, et que je n’ai pas envoyée. Elle ne vous laissera aucun doute, vous entendez bien, aucun doute !

M. Rasurel le considéra quelques instants avec stupeur.

— Je ne m’explique pas bien, dit-il d’un air soupçonneux, ce qui vous pousse à faire si brusquement une communication que vous avez évitée durant près de trois mois.

— J’ai réfléchi, monsieur le juge d’instruction, dit simplement M. Aristide. Vous me gardez indéfiniment parce que votre religion n’est pas éclairée : j’y perds ! Je veux aller devant le jury, moi, devant le jury parisien ! Et pour avoir assassiné ma femme ! Et pour l’avoir fait exprès ! Au moins, comme ça, je recouvrerai ma liberté tout de suite, on m’acquittera : on acquitte toujours ! Tandis qu’ici il n’y a plus de raisons pour que ça finisse !

Mais M. Rasurel le garda encore cinq semaines à sa disposition. Il procédait au classement du dossier avec une lenteur insupportable, revenait sur toutes les pièces, interrogeait de nouveau tous les témoins.

— Mais puisque j’avoue, monsieur le juge d’instruction, puisque j’avoue ! protestait M. Aristide.

— C’est précisément pour ça, finit par admettre M. Rasurel. Vous serez acquitté, vous l’avez dit, et tout me porte à le croire. Alors il n’y a que le moyen que j’emploie de vous faire accomplir un petit temps de prison.

— Ça, c’est injuste ! pleura M. Aristide.