GÊNES

Conte

Alphonse Allais

On ne peut pas reprocher à Gênes d’être, comme Turin, bâti, en damier, ou alors le da-mier qui aurait servi de modèle serait quel étrange et inattendu damier !

Un inextricable lacis de petites ruelles qui montent ou descendent (certaines même mon-tent et descendent à la fois), bordées de palais ; car, comme on dit dans la chanson : « Y a qu’ des palais dans c’te vill’-là ! »

Le tout infiniment pittoresque, grouillant, et, jusque dans la moindre venelle, d’une propre-té exquise…

Est-ce que la pouillerie italienne ne serait qu’une légende inventée par l’alliance franco-russe ?

Je viens de croiser une bande de petits séminaristes dont l’aîné n’a pas quinze ans, tous vêtus de violet.

Des apprentis évêques, sans doute.

Peut-être en verrai-je demain, vêtus de pourpre, qui étudient l’état de cardinal.

Et d’autres en blanc qui se sentent la vocation papale.

Quand on se destine aux hautes fonctions ecclésiastiques, on ne saurait s’y prendre de trop bonne heure.

Passé la soirée dans cet étrange café-concert Zolezi, dont je ne conseille pas la fré-quentation aux familles chastes ou simplement tranquilles.

Le programme mérite une mention spéciale pour sa curieuse immodestie :

Immenzo successo della brava e seducente artista Mlle Gillette Bellecour.

Grandioso successo della nova e briosa coppia, signorine Giuseppina Andreace e Mar-telli Teresita.

Piramidale successo della brava artista Mlle Rackelly.

Splendido successo della famosa artista parigina, Mme la baronne d’Avizard.

Car la baronne d’Avizard n’a pas craint de se déranger pour venir représenter en Italie la vieille noblesse française et la chanson de Paris.

Toutes ces demoiselles ont beaucoup de succès et, même quand elles exaltent le p’tit troupier français, les officiers italiens sont les premiers à donner le signal des applaudisse-ments.

Si qu’on désarmerait ?

Les leçons de l’histoire sont là pour nous apprendre que les Génois furent un peuple as-tucieux.

Leurs descendants n’ont pas dégénéré. Un cocher exigea de moi 2 francs de plus qu’il ne convenait, et, comme je me défendais, intervint un monsieur qui me demanda poliment si j’étais Persan ou Monténégrin.

— Ni l’un ni l’autre, fais-je.

— Je le regrette, car je suis à la fois consul de Perse et de Monténégro et j’aurais bien aimé défendre vos intérêts.

L’aimable diplomate me tend sa carte : M. Deferrari.

Je décline ma qualité de Français ; alors il veut me conduire chez mon consul, M. Meyer ; mais moi:

— La situation de l’Europe, cher monsieur, est assez tendue pour que je ne l’irrite pas davantage encore avec un incident personnel peu grave au fond. J’aime mieux perdre mes 2 francs que de faire bombarder ce joli port de Gênes par les flottes française et russe réunies.

Voilà près de quinze jours que je n’ai point vu la moindre monnaie divisionnaire en argent, pas même une pièce de dix sous.

Autre nostalgie :

Dans toutes ces rues où passent et repassent de si pittoresques passants et pas-santes, dans toutes ces piazze ensoleillées, pas une terrasse de café où s’asseoir.

Ah ! c’est bien triste pour un homme de ma génération !

Un peu moins qu’à Turin, mais pas mal tout de même, beaucoup de livres français aux devantures des librairies.

Un, notamment, m’a plongé dans une stupeur douce.

Je transcris, sans en changer un iota, le texte français qui se trouve sur la couverture :

  1. V. ARMINJON

(Contre-Amiral)

LE MÉTAYAGE

DANS SES RAPPORTS AVEC LA COUTUME

ET AVEC LA SCIENCE MODERNE

 

GÊNES

Imprimerie de l’Institut Royal des Sourds-Muets

1894

 

Je me demande quel peut être l’état d’esprit des sourds-muets génois qui typographièrent en français la littérature d’un contre-amiral traitant du métayage !

— Une jolie église !

— C’est l’église Saint-Cyr.

— Tiens !… en France, Saint-Cyr est une école militaire.

— Chaque peuple a ses usages.

À table d’hôte, une horreur de vieille Autrichienne me demande ce que je viens faire en Italie.

Comme ça ne la regarde pas, je lui raconte que mon but est l’exploitation d’un brevet américain pour rayer l’intérieur du macaroni, comme on fait aux canons et aux fusils afin d’en augmenter la portée et la précision.

Le macaroni rayé.

L’insupportable chipie réfléchit un instant, et puis elle ne m’adresse plus la parole.

On m’avait dit :

— Si vous voulez bien vous amuser, ne manquez pas d’aller passer quelques heures au Campo Santo.

— Au Campo Santo ?

— Au cimetière, si vous préférez.

J’ai suivi ce conseil désintéressé et je suis allé, ce matin, visiter le Campo Santo.

Nul, plus que moi, n’est respectueux de la mort et du deuil d’autrui ; mais, réellement, je dois avouer que je me suis amusé pendant ces deux heures passées au Campo Santo de Gênes comme je ne m’étais amusé depuis bien longtemps.

Le fou rire nous a pris tout de suite, mes compagnons et moi, et ne nous a plus lâchés tant qu’a duré notre promenade.

Veuillez imaginer qu’un sculpteur s’occupe à prendre des dessins d’Hermann Paul ou de Forain et à les exécuter en marbre blanc, et que des gens sérieux déposent pieusement ces chefs-d’œuvre sur leurs tombeaux de famille.

Les veuves, les veufs, les orphelins, tout ça est représenté en des effondrements de douleur comique, affublé de toilettes inénarrables et dans des poses qui réjouiraient les plus moroses.

Les messieurs sont figures debout, tenant d’une main un mouchoir et de l’autre un inva-riable chapeau melon.

Oh ! ce chapeau melon taillé en plein carrare !

Tous ont un pardessus et sont chaussés de bottines à élastiques.

Les dames, elles, sont terrassées par la douleur, et leur tête est couverte d’une mantille dont le sculpteur se garde bien d’oublier la moindre maille.

Leurs robes sont exécutées avec une touchante conscience et conformément à la mode du jour où s’est produit le deuil.

À noter spécialement une grosse dame représentée en la toilette qu’on portait il y a une quinzaine d’années, vous souvenez-vous ? avec ce gros derrière factice qui nous semble si ridicule aujourd’hui.

Les bottines des dames sont plus généralement des bottines à boutons.

Les petites filles semblent être l’objet de soins particuliers de la part des sculpteurs funé-raires.

Elles portent des bas à jour, des pantalons de dentelle extraordinairement ouvragés. Leur robe est garnie de fleurettes. Une grande ceinture moirée complète ces élégances. Ah ! j’oubliais les papillotes, impeccables.

Rien de particulier à dire des petits garçons, si ce n’est une casquette de forme souvent curieuse et, comme le chapeau melon de leur papa, taillée en marbre blanc du plus beau grain.

Je me le reproche un peu, mais nous avons bien ri.

La police est faite à Gênes par des chefs de gare français en grande tenue.

On les choisit parmi les plus beaux hommes de la corporation et, pour seule arme, on leur remet une longue canne à pommeau d’argent.

Le dimanche, la casquette de ces hommes d’élite est remplacée par un chapeau haut de forme, un chapeau sous la stupeur duquel je resterai longtemps encore.

Imaginez-vous un cylindre de peau de lapin enfermé dans une armature de cuir bouilli.

Il entre dans ce curieux couvre-chef d’autres substances mais je n’ai pas eu le loisir d’en percevoir le détail.

Très courtois, très complaisants, les sergots génois.

Un monsieur américain vient de me raconter une bien amusante aventure de Mark Twain à Gênes.

Le célèbre humoriste, en compagnie de quelques compatriotes, visitait l’Italie.

Arrivés à Gênes, ils tombèrent sur un guide extraordinairement prolixe, d’un enthou-siasme débordant et communicatif.

Mark Twain et ses amis s’amusaient fort à ne pas partager la conviction du pauvre homme et, au contraire, à juger piteux les plus beaux points de vue, les plus merveilleux ob-jets d’art qu’il leur désignait.

Un jour, le guide crut avoir trouvé l’objet qui toucherait le cœur de ses clients américains.

Exhibant d’une vitrine un précieux parchemin, la voix tremblante d’une émotion conte-nue :

— Messieurs, dit-il, un autographe de Christophe Colomb.

— De… qui ? fait froidement Twain.

— De Christophe Colomb.

— Christophe… comment ?

— Christophe Colomb.

— Qui est-ce ça, Christophe Colomb ?

— Mais, messieurs, Christophe Colomb ! celui qui a découvert l’Amérique.

Mark Twain haussa les épaules.

— Découvert l’Amérique ? Quelqu’un a découvert l’Amérique ?… Qu’est-ce que c’est encore que cette vieille légende italienne ?

— Mais, monsieur, ce n’est pas une légende, c’est de l’histoire.

Twain se retourna vers ses compatriotes :

— Est-ce que vous avez jamais entendu parler d’un Italien qui aurait découvert l’Amérique ?

Et chacun de répondre gravement :

— Jamais nous n’avons entendu rien dire de tel, même par de vieilles nourrices.

— Vous voyez bien, mon cher guide, reprend Twain, que vous êtes mal renseigné. Mes amis et moi, nous sommes Américains et si quelqu’un avait découvert l’Amérique, nous le saurions.

Le pauvre homme s’épongeait. Twain poursuivit :

— Et alors, vous dites que ce parchemin est un autographe de cet individu… Comment l’appelez-vous ?

— Christophe Colomb.

— Christophe Colomb… écrit de sa main ?

— De sa propre main.

— Quel âge avait ce monsieur quand il écrivit ces lignes ?

— Une trentaine d’années, environ.

Un grand éclat de rire secoua Mark Twain et ses amis.

— Trente ans, cet homme avait trente ans quand il écrivit cette page !… Mais, mon cher monsieur, quand vous viendrez en Amérique, je vous montrerai des cahiers d’école écrits par des gamins de sept ou huit ans, beaucoup plus lisibles que l’autographe de ce… Comment l’appelez-vous ?

— Christophe Colomb.

— De ce Christophe Colomb !… Et jamais on n’a eu l’idée de mettre ces cahiers dans des vitrines et d’en étonner les étrangers qui viennent visiter nos villes.

En wagon.

Deux couples bourgeois, rentiers français ou commerçants retirés des affaires, échan-gent leurs impressions sur l’Italie.

Les messieurs :

— Moi, je ne consentirai jamais à prendre au sérieux un peuple qui a des billets de banque de toutes les paroisses.

— Ça n’inspire pas beaucoup de confiance en effet.

— Et cette façon de s’exprimer ! La petite vitesse, par exemple, savez-vous comment chez eux on appelle la petite vitesse ?

— Non.

— Ils disent : piccola velocità !

— Vous avez raison, ce sont des farceurs.

Les dames :

— Et le pape, madame, avez-vous vu le pape ?

— Oui, madame, nous l’avons vu à la messe de la chapelle Sixtine.

— Et comment l’avez-vous trouvé ?

— C’est un homme très âgé, madame, mais qui a encore beaucoup de cachet.