MARCEL OU LE SAUVETAGE MAL RÉCOMPENSÉ

Conte

Alphonse Allais

Commençons par déclarer que l’histoire suivante relève du plus rigoureux véridisme, et que pas un fait inventé, pas un trait surajouté, pas une parole imaginée n’en viendront altérer la beauté, la beauté qui, seule, émane du vrai.

Marcel — c’est sous ce simple prénom que les gens du port désignent habituellement leur concitoyen, lequel se trouve être également celui de M. Albert Sorel (de l’Académie fran-çaise et autres branches de l’Institut) — Marcel, dis-je, dégustait tranquillement son quinze ou vingtième genièvre de la journée, quand un soudain remous de populaire se produisit sur le proche quai Beaulieu, et que retentirent des appels pressants :

— Marcel ! Marcel ! un gosse à l’eau !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le sténographier, et prenant seulement la peine oi-seuse de s’essuyer la bouche à l’aide de sa manche, Marcel accourait, grimpait sur un para-pet, plongeait dans la mer, presque basse à ce moment, et sauvait un jeune garçon d’une quinzaine d’années, le propre fils de Mme Tison, marchande de pommes de terre frites près de la Lieutenance.

Après quoi, le plus simplement du monde, Marcel gagnait son humble logis, afin de s’y changer, non pourtant sans avoir dégusté un seize ou vingt et unième genièvre que lui offrait, enthousiaste, et au nom de l’humanité tout entière, M. Peulevey (Édouard-Jules-Napoléon), le Havrais bien connu.

Ces petits événements se déroulaient un vendredi.

Or, le lundi matin, Marcel se sentant frapper sur l’épaule, se retourna : un gendarme l’invitait à l’accompagner sur l’heure à Pont-Lévêque, cité qui sert à ce district de sous-préfecture.

Bravo ! frappez-vous des mains. Voilà un excellent sous-préfet qui tient à féliciter lui-même notre brave Marcel de son courage et peut-être lui remettre, en attendant mieux, quelque officiel témoignage de satisfaction.

Détrompez-vous, pauvres gens, détrompez-vous !

La mission du gendarme était autrement inhumaine.

Pandore emmenait Marcel à Pont-Lévêque avec l’intention indéguisée de l’incarcérer dans la prison de l’endroit et de l’y faire accomplir un stage de quatre jours.

Çà, c’est trop fort ! Vous indignez-vous à cette heure. Depuis quand fourre-t-on les hé-ros au cachot ?

Détrompez-vous de nouveau, généreuses natures, détrompez-vous de nouveau !

L’arrestation de Marcel ne constituait nullement un fait connexe à son ancien sauvetage, ce qui eût été monstrueux par les temps de civilisation où nous sommes arrivés.

Marcel, il faut bien finir par l’avouer, avait à purger une condamnation encourue en simple police pour avoir enfreint la loi tendant à réprimer les progrès de l’intempérance pu-blique.

Et, puisque nous sommes entrés dans la voie des aveux pénibles, ajoutons que cette condamnation n’est pas pour Marcel la première, ni, espérons-le bien, la dernière de ce genre.

Marcel, lui-même, en a complètement oublié le nombre, ainsi d’ailleurs qu’il ne pourrait pas dire le nombre exact de ses sauvetages.

— Je me sais bien amusé à les compter jusqu’à douze, me disait-il, et puis, après douze, zut ! Ça fait ce que ça fait !… Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’en suis étoré !

(Étoré est un vieux mot de par ici, qui signifie : largement approvisionné).

Donc, Marcel est étoré de sauvetages et de condamnations, ces dernières portant hon-nêtement sur des faits d’intempérance, de tapage, de sollicitation importune de voyageurs (Marcel exerce les fonctions de commissionnaire public, et s’empare quelquefois de la valise de certains voyageurs qui, pour des raisons ne regardant qu’eux, ne tiennent point à s’en dessaisir).

C’est égal, vous reconnaîtrez qu’être fourré en prison trois jours après avoir sauvé la vie d’un de ses semblables, au risque de sa propre peau, c’est plutôt raide !

Marcel prit la chose, lui, avec sa coutumière philosophie, et c’est sans la moindre amer-tume qu’il dit à un groupe d’enfants réunis autour de lui et du gendarme : « Vous entendez bien, les petits, tâchez de ne pas vous f…re à l’eau d’ici samedi, parce que Marcel ne serait point là pour vous repêquer. »

Cette réflexion si judicieuse de Marcel m’ouvrit de larges horizons.

La société a-t-elle le droit d’enfermer un sauveteur quasi professionnel ?

Admettant qu’elle le possède, ce droit, ne commet-elle pas une grosse imprudence en l’exerçant si légèrement ?

En l’exerçant, ne pourrait-elle pas instituer des prisons situées sur le littoral de la mer, au bord des rivières, partout enfin, où un être humain risque de trouver le trépas par noyade accidentelle ?

Au moindre appel, un simple déclic ouvrirait à l’intrépide sauveteur l’huis de son cachot et la lourde porte de la geôle.

Et puis, un acte quelconque de dévouement civique ne devrait-il pas, considéré comme les anciennes exemptions scolaires, entraîner un certain décompte sur les exigences de cette vieille rosse de Vindicte publique ?

Autant de questions sur lesquelles nous comptons revenir, après nous être entouré de mille lumières appropriées.