LA MORT DE CARMENTRAN.
A l’époque dont nous parlons, le chemin de fer entre Marseille et Gap, marqué de petits points sur les cartes routières, n’existait pourtant qu’en projet. La vallée de la Durance ne voyait pas, quatre fois par jour et la durée d’une seconde à chaque fois, les deux trains montants et les deux descendants jeter sur ses champs et ses roches, plus silencieux, plus solitaires après cela, le bruit d’un tourbillon et l’ombre d’une fumée. Mais, en revanche, la route nationale, maintenant déserte, résonnait dès le matin sous les équipages des rouliers, ce n’étaient que jurons et claquements de fouets, longs attelages de mulets portant le filet frangé, en ficelle blanche, et le collier à la provençale, cornu, pointu, revêtu de peau de chien teinte en bleu, égayé de nombreux grelots et de deux anneaux de verre où passent les guides ; ce n’étaient que carrioles haut chargées, roulant et tanguant comme un vaisseau à trois ponts, avec le brancan plus petit qui suit dans un sillage de poussière ; et tous les soirs, aux auberges échelonnées : la Bégude, la Mounine, les Trois Rois, d’interminables repas à pleines tablées faisaient courir les servantes et flamber les fourneaux.
On achève de dîner au « Logis de la grosse Hôtesse » qui est l’endroit où les rouliers descendent dans la petite ville mi-provençale, mais déjà montagnarde de Saint-Domnin. Dîner de gens fatigués, et qu’on prolonge coudes sur table en trempant le traditionnel biscuit de Veynes dans un dernier verre de vin. Quelques-uns des convives s’endorment, le nez dans leurs bras croisés, d’autres proposent d’aller prendre le gloria, n’importe où. A ce moment un homme entre, l’air fort et doux, il porte sur l’épaule des outils de tailleur de pierre.
— Bonsoir à tous, et la compagnie !
— Tiens, Lenthéric ! comment va, Lenthéric ? Vous prendrez bien avec nous un verre de vin et un biscuit.
— Ce serait volontiers, mais la femme m’attend. Je passais, en revenant de la carrière, pour savoir si le cousin n’est pas arrivé.
— Perdigal ? Nous l’avons laissé à Manosque avec un chargement de faïence d’Apt…
— … Et son carmentran ?
— Naturellement, puisque nous sommes en carnaval. Un carmentran superbe, haut de huit pieds, doré comme un soleil, et qui a dans le corps un demi-quintal de paille. Perdigal le trimballe depuis huit jours à l’avant de sa charrette et compte le brûler ici.
— Alors, Perdigal pourrait arriver cette nuit ou demain ?
— Après demain plutôt, juste pour le mercredi des cendres. Et maintenant le verre est versé à l’amitié.
Le tailleur de pierres sorti. — Quel grand Saint-Joseph ! s’écria un petit bonhomme chafouin et roux. Mais le vieux roulier qui avait versé à boire, l’interrompant :
— Tu dis, Pierre-Antoine…?
— Je dis qu’il fait mauvais pour les gavots se marier avec des Provençales, et que si Lenthéric veut savoir quand arrivera le cousin, il n’a qu’à le demander à sa femme.
— Tu as la langue longue, Pierre-Antoine.
— Et pas la vue courte, maître Arnaud ! c’est ce qui m’a permis à mon dernier voyage, de distinguer de loin deux charrettes arrêtées sur le bord de la route et quelqu’un qui ressemble à Perdigal entrer avec une femme dans un bastidon que vous savez, le premier à gauche après le pont du Jabron, entre la chaussée et la rivière.
— Le bastidon de Lenthéric ?
— Je ne sais pas si le bastidon est à Lenthéric, mais, sûrement la femme est sienne.
— Alors, dit le vieux roulier en se levant, que Perdigal et la belle se cachent. Lenthéric, par métier, aime la poudre, on le connaît aussi bon chasseur que bon carrier.
Le petit homme roux ne mentait point ; bientôt l’événement prouva que Lenthéric avait eu tort d’aller chercher femme en Provence.
Voici comment le mariage s’était fait :
Deux ans auparavant, MM. Damase frères, possesseurs à Jouques (Bouches-du-Rhône) d’un moulin à papier monté encore d’après l’ancien système, avaient eu besoin de remplacer deux énormes cuves de pierre émiettées en faisant la pâte sous l’effort continu des lourds pilons. La roche du pays étant trop tendre, ils chargèrent Perdigal, qui faisait les voyages à la montagne, de leur procurer deux blocs de la grosseur voulue en pierre froide de Saint-Domnin, beau calcaire à grains serrés, dur comme l’acier, et qui, sous le ciseau, prend le poli du marbre vert. Perdigal et Lenthéric se connaissaient ; Lenthéric avait une carrière à Champ-Brencous, au-dessus de Saint-Domnin, et, dans sa carrière, une veine pleine d’où l’on pouvait, si l’on voulait, extraire des blocs plus gros que des maisons. L’affaire s’arrangea donc à merveille :
— Je repasserai dans trois semaines, dit Perdigal.
— Tu peux, répondit Lenthéric.
Trois semaines après, jour pour jour, les blocs étaient prêts. Un travail de Romain ! Il avait fallu, pour les isoler, peiner de l’aube à la nuit, faire jouer le pic et la poudre, tout en s’aidant des fissures naturelles bourrées d’humus, où les racines des buis et des lavandes prolongeaient leurs longs filaments, fissures que Lenthéric avait étudiées et dont il sut profiter en maître ouvrier.
Tout Saint-Domnin voulut admirer ces blocs.
Les bonnes gens en calculaient le poids, s’étonnant qu’un seul homme pût venir à bout de deux pareils morceaux ; le principal du collège affirmait qu’à les voir se détacher ainsi, en haut du plateau, sur l’horizon, vous auriez dit des pierres druidiques.
Quant à la question de savoir s’il valait mieux les creuser sur place ou simplement les dégrossir pour achever le travail à Jouques, MM. Damase frères s’en rapportaient à Lenthéric. Lenthéric s’arrêta à cette dernière solution comme plus prudente : un bloc brut ne craint rien, tandis que pour une pierre travaillée, avec le peu de soins des charretiers et des manœuvres, un accident est toujours à craindre. Peut-être aussi Lenthéric voyait-il avec plaisir une occasion d’aller faire un tour en Provence. Pour les Provençaux de la Provence montagnarde, la vraie Provence, celle du chêne-vert et de l’olivier, des tambourins et des belles filles, apparaît comme une sorte de terre sacrée. Les enfants tout petits en rêvent, et quiconque y a passé un an ou deux rapporte de là-bas les douces façons de parler qu’il gardera toute sa vie.
Lenthéric ne connaissait du monde que sa carrière, étroit plateau battu par les vents, et Saint-Domnin si noir dans ses noires murailles au fond du cirque des rochers blancs que remplit d’un bruit éternel le cours torrentueux de la Durance. Aussi ce voyage de trois jours avec Perdigal, le long des routes, derrière le haquet gémissant sous le poids des blocs enchaînés ; la nouveauté du pays, le ciel plus clair, l’air plus limpide au sortir des gorges ; sans compter les repas du soir, les chansons, la joie des rouliers partagée ; ce grand coup de soleil dans une existence monotone, tout cela le rajeunissait, le grisait.
Le troisième jour, comme le soir tombait, Perdigal, prenant par le milieu son manche de fouet en bois tressé, montra du bout un petit village à mi-coteau et, derrière, une maison longue et basse, percée de cent fenêtres, qui se cachait dans la verdure :
— Jouques, dit-il, là-bas, c’est la fabrique.
Et, rejetant son fouet sur son cou, il prit le cordeau pour faire enfiler à l’attelage l’entrée d’une avenue de peupliers.
— Bonjour, Perdigal, cria une voix fraîche.
— Eh ! bonjour, cousine.
— Quelles pierres, bou diou ! deux jolis diamants de gavot.
— N’en dis pas de mal, voici l’orfèvre.
Voyant Lenthéric apparaître, la jeune fille se sauva.
— Nous sommes un peu cousins, son père qui était ouvrier s’est noyé, il y a longtemps, quand elle était toute petite, en levant l’écluse. Ces messieurs l’ont gardée. Maintenant, elle plie du papier à la fabrique.
— Elle est gaie comme un chardonneret, ta cousine, dit Lenthéric.
— On l’appelle Vivette, ajouta Perdigal.
Le travail pouvait durer un bon mois.
On descendit les blocs devant la papeterie au bord d’un pré que la chute de la grande roue arrose, et, dès le lendemain, Lenthéric les attaquait. L’endroit est joli, un sycomore y fait ombre, et Vivette, toujours en course, trouvait moyen vingt fois par jour de s’arrêter, regardant les éclats de pierre qui volaient sous le ciseau de Lenthéric.
— Prenez garde à vos yeux, misé Vivette, car leur faire mal serait grand dommage !
— Ah ! vraiment ? « grand dommage » ? répondait Vivette, en imitant le parler montagnard. L’accent du gavot la faisait rire, mais ses compliments lui allaient au cœur.
Cependant, à mesure que les cuves avançaient, Lenthéric songea qu’il lui faudrait bientôt repartir. Il allait parfois vers le milieu du jour, s’étendre, seul, au bas du pré ; et là, dans la fraîcheur de l’herbe, tandis que sans s’effaroucher du bruit sourd des marteaux, du frémissement de la machine et du remous des eaux grondantes, les oiseaux chantaient sur les arbres, voyant de loin Vivette apparaître à une fenêtre du séchoir et sourire, tête retournée, il se représentait sa carrière de Champ-Brencous, son travail toujours solitaire, se disant qu’à recommencer pareille vie il se trouverait malheureux. Puis une idée lui vint : pourquoi ne pas emmener Vivette ? Vivette, de sa présence, éclairerait tout. Vivette n’avait pas vingt ans, c’est vrai ; mais lui en avait à peine quarante. Vivette était pauvre, orpheline ; mais lui possédait du bien pour deux : une maison, une vigne, un champ, sans compter son état. Droit comme un montagnard et pressé d’ailleurs par le temps, il s’ouvrit un jour du projet à MM. Damase qui l’approuvèrent ; Vivette ne refusa point, et la noce fut célébrée à la fabrique, Perdigal étant garçon d’honneur, le jour même de la pose des deux grandes cuves.
Vivette se trouva, comme on dit, tout de suite chez elle à Saint-Domnin. Elle avait sa maison, n’était plus ouvrière, mais artisane, et Lenthéric si bon, si amoureux avec cela, qu’il fallait bien, de gré ou de force, être heureuse de son bonheur. Puis elle eut grand succès avec son parler clair et ses jolies façons provençales. Tout le monde en raffola : ce ne fut trois semaines durant que visites, dîners, commérages et grandes parties de bastidon, entre amis et voisins, d’où l’on revient à la nuit tombante, en chantant.
Le triste Champ-Brencous lui-même plaisait à Vivette. Tous les jours, sur les onze heures, elle partait de la ville, portant le déjeuner de Lenthéric dans un panier. Elle montait le chemin de Saint-Jean, entre le cimetière neuf et la citadelle, et puis suivait le long plateau rocheux, crête de colline découronnée par les exploitations, et d’où pierre à pierre tout Saint-Domnin est sorti. Des blocs entassés, des trous béants, des écroulements de pierrailles et, de loin en loin, une plaque de gazon ras, étoilée suivant la saison de chardons à fleurs violettes, ou de petits œillets amoureux du vent et des cimes. Tout au bout, en pleine montagne boisée, était la carrière, avec un demi-arpent de vigne pris sur le bois, un jardinet fait de terres rapportées, et une maisonnette flanquée de sa cave et de sa citerne, que Lenthéric avait bâtie à ses moments perdus. Sur la cave on lisait : — Pour moi ! — sur la citerne : — Pour les amis ! — plaisanterie qui faisait rire sans tromper personne, Lenthéric n’étant point ivrogne ni capable surtout de refuser un verre de vin à qui que ce soit. Vivette arrivée, on déjeunait là, en tête à tête, sur un fragment de roc éclaté, et c’était charmant ainsi dans la bonne odeur des genets et des buis, où se mêlait parfois l’odeur de poudre d’un coup de mine.
Hélas ! après un an ce charme de nouveauté s’envola. Saint-Domnin, Champ-Brencous semblèrent tristes à Vivette ; et maintenant, soit qu’elle allât à la carrière, soit qu’elle en revint, il lui arrivait souvent de s’arrêter et de regarder là-bas si, au fin bout de la vallée, suivant le cours de la Durance qui luisait çà et là, dans les graviers, en chapelets de petits lacs, elle pourrait apercevoir ce doux pays de Jouques, le village, la papeterie. Mais là-bas, au fin bout, une montagne barrait la vallée. Vraie porte de prison, que cette montagne !
Le bon Lenthéric, lui, ne s’apercevait de rien. Il continuait son double métier de carrier et de tailleur de pierres, gai toujours et se donnant volontiers une après-midi de congé quand le travail ne pressait pas trop, pour aller tuer dans les ravins pierreux de la colline quelque lièvre nourri de thym ou quelque savoureuse perdrix rouge.
Mais que le travail pressât ou pas, que la chasse fût ouverte ou non, lièvres et perdrix n’avaient qu’à se tenir sur leur garde à chaque passage du cousin Perdigal.
Le cousin passait une fois par mois, quelquefois deux, tantôt un jour et tantôt l’autre, selon ses chargements.
De tous les rouliers de Provence et de Dauphiné, ce grand garçon blondin était bien celui qui portait le plus gaillardement la blouse bleue et la ceinture rouge. Bon comme le pain, franc comme l’or, très fin cependant, on l’aimait. Le dernier couché pour gouverner ses bêtes, le premier debout au matin sous les voûtes noires des écuries, pour surveiller le garçon bégayant, aux yeux ensommeillés, qui marche d’un pas de somnambule, somnambule, holà ! très lucide dès qu’il s’agit de faire sauter la moitié d’une botte de foin ou la totalité d’un picotin d’avoine, Perdigal faisait son métier en habile homme, parcourant du haut en bas les quatre départements, descendant les fruits, les peaux d’agneau et de chevreau, les amandes-pistaches de la montagne, et remontant les épiceries de Marseille, les gros vins du Var, l’ail et l’oignon en longues liasses, les melons de Cavaillon, les oranges, les artichauts, les cardes, les aubergines, et les tomates rouges déjà comme un corail quand celles de Saint-Domnin verdissaient à peine. Avec cela, joyeux compagnon, beau danseur, bon lutteur, incomparable aux cartes et aux boules, sans pareil pour conter des contes salés et chanter la chanson grivoise : « un flambeau », comme il s’appelait.
Ce diable de Perdigal avait chaque jour des inventions nouvelles. Tant que durait l’été, il amusait tout le pays avec d’énormes chapeaux en alfa tressée, hauts comme un minaret, larges comme une plate-forme, qu’un de ses amis, cuisinier à bord, lui rapportait d’Algérie. L’hiver, c’était un carmentran, mannequin énorme, attaché dès le premier jour de carnaval sur le devant de la carriole, promené ainsi trois semaines durant à travers villages et bourgs, jugé enfin et brûlé selon les formes, le mercredi des cendres, à l’endroit où l’on se trouvait, au hasard de l’itinéraire.
— S’il pouvait, cette année, le brûler chez nous ! disaient les gens tout le long de la route.
Et c’est pour cela qu’au nom de Perdigal la reconnaissance publique avait ajouté le sobriquet glorieux de Carmentran.
Allant ainsi de Marseille aux montagnes, toujours en fête, toujours prêt à raconter devant les gavots ébahis ses plaisirs de là-bas et ses aventures amoureuses, Perdigal, ou Carmentran si vous voulez, semblait apporter du bout de la route blanche, par delà les collines pelées, à cette triste ville de Saint-Domnin, quelque chose de l’éblouissement de la Babylone provençale. Brouhaha du Cours Belzunce et du vieux port, gaz des trottoirs, cafés illuminés, théâtres, buvettes à marins, ruelles mystérieuses, tout cela, il le promenait avec lui. Aussi était-il secrètement envié, tout simple roulier qu’il fût, des aspirants surnuméraires qui vont et viennent deux par deux, d’un air très pressé, sur la grande place de la ville, espérant tromper par ces marches forcées les agitations de leur cœur ; les servantes d’auberge lui réservaient leurs sourires les plus larges ; et c’est de lui encore que rêvaient les petites artisanes sur le pas des portes, en taquinant du bout des doigts la chaîne d’argent de leurs ciseaux. Mais Carmentran ne s’en faisait pas plus fier pour cela, et portait gaiement, en vrai bon garçon qu’il était, le fardeau de son renom diabolique.
Devant la femme de son ami, par exemple, le Don Juan devenait timide. Il est vrai de dire qu’après deux ans on eût avec peine reconnu la jeune fille à qui la souple langue provençale avait trouvé, vivant portrait, ce diminutif de Vivette. Vivette ? non ! mais Geneviève, la belle Geneviève comme les gens commençaient à l’appeler.
Florissante beauté que voilait un peu de tristesse, la belle Geneviève s’égayait pourtant aux retours périodiques de Perdigal. C’était alors une éclaircie, comme si les nuages s’ouvraient pour laisser voir là-bas le village sur son coteau, la fabrique, et les années de jeunesse en plein soleil.
Un soir que Perdigal et Geneviève revenaient de la carrière, par le plateau, côte à côte, sans rien se dire, mais leurs pensées intérieures allant côte à côte comme eux :
— Hélas ! si j’avais su ! soupira Geneviève.
— Si nous avions su ! répondit Perdigal.
Puis ils se turent, ayant entendu sonner dans les pierrailles les souliers ferrés de Lenthéric.
A partir de ce moment, sans que rien de plus se fût passé, Perdigal multiplia ses voyages. Pour lui comme pour Geneviève il n’y avait désormais d’heureux jours que les rares jours passés ensemble. Marseille vainement promettait ses joies ; vainement, pour l’attarder, les chambrières prodiguaient leurs œillades, leur rire à belles dents et les reculs effarouchés qui montrent le pli du cou et font saillir le corsage :
— Je suis pressé, mesdemoiselles, on m’attend à Saint-Domnin !
Mais qu’elle lui paraissait longue maintenant cette route qu’il parcourait si gaillardement jadis !
Une fois, Perdigal resta deux mois sans paraître : l’héritage d’un oncle, puis un voyage indispensable dans le Bas-Languedoc, pour des vins. Alors Geneviève fut si triste que Lenthéric lui-même s’en aperçut.
— Écoute, Vivette, c’est de ton pays que tu t’ennuies. D’un autre côté, voici longtemps que MM. Damase m’ont fait promettre d’aller là-bas, pour une commande. Si tu veux, nous nous embarquerons demain dans la voiture et nous resterons à Jouques quatre ou cinq jours.
Après les cinq jours, on voulut retenir Vivette.
— Qu’elle reste, dit Lenthéric ; cela m’amusera, une semaine ou deux, de faire mon manger moi-même comme quand j’étais garçon.
Et il repartit gaiement. Pauvre Lenthéric !
Le soir même, au soleil tombant, Vivette alla s’asseoir dans l’allée de peupliers, à l’endroit où le chemin tourne ; et là, se souvenant de la rencontre d’il y a deux ans, quand Perdigal et Lenthéric avaient amené les pierres, il lui sembla revivre sa vie et la revivre avec Perdigal.
— C’est tout comme alors ! disait-elle.
En effet, tout comme alors, un bruit de grelots retentit sous les arbres, et une charrette parut balançant dans la nuit qui commençait sa grosse lanterne en toile blanche.
— Perdigal !
— Vivette !
Pendant ce temps, songeant à Vivette, le brave Lenthéric cheminait sur la route de Saint-Domnin.
Telle est, comme les gens la racontent, l’histoire de la faute de Vivette avec Perdigal.
Ce train durait depuis six mois déjà le jour où le bon Lenthéric entra dans la salle à manger du « Logis de la grosse Hôtesse » pour demander aux rouliers quand arriverait le cousin.
— Si le cousin arrive cette nuit, dit Lenthéric à sa femme, il viendra nous réveiller de grand matin, et j’aurai le temps, avant déjeuner, d’aller lui cueillir son lièvre.
Mais le matin, Perdigal n’étant pas venu le réveiller, Lenthéric monta à sa carrière.
Sur les onze heures, comme toujours, Vivette apporta la soupe à Lenthéric ; seulement elle ne voulut pas déjeuner :
— Je mangerai à la maison ; j’ai laissé un cuveau de linge en train de couler, et il ne faut pas que le lessif froidisse.
Lenthéric déjeuna tout seul, puis il se remit tranquillement à marteler une dalle mince et sonore qui chantait sous le marteau comme une cloche, et remplissait de ses sons clairs la carrière et la maisonnette. Cette dalle était destinée à recouvrir la tombe d’un riche bourgeois de Saint-Domnin. Lenthéric commença donc à graver dessus un beau CY GIT en lettres gothiques ; et il était là, tout à l’ouvrage, en train de pousser par petits coups sa fine pointe dans la seconde branche du T, quand des cris joyeux retentirent.
Une bande de galopins, ébouriffés à l’ordinaire et tout essoufflés d’avoir couru, venaient de s’arrêter à la vue du tailleur de pierre. Ils avaient des livres et des cartables.
— Bien le bonjour, monsieur Lenthéric ! si cela ne vous faisait rien, nous voudrions traverser votre vigne.
— Traverser ma vigne, et pourquoi ?
— Nous sortions de l’école et nous avons dit d’aller attendre votre cousin au Grand-Portail.
— Perdigal ! Il arrive donc ?
— Aujourd’hui à six heures, avec un chargement de faïence d’Apt. La publication en a été faite par le crieur… Même qu’il a sur sa charrette son carmentran qu’on doit brûler… Alors comme c’est par ici le plus court…
Le prétendu « plus court » allongeait bien d’une demi-lieue ; mais soit répugnance à traverser la ville sous l’œil sévère des parents, soit goût instinctif des écoliers pour les endroits sauvages et les promenades non frayées, ils avaient choisi ce chemin-là.
— Allons, passez, mauvaise graine !
Et tandis que la bande, prenant la pente, se poussait bruyamment vers le Grand-Portail, Lenthéric, d’un coup d’œil, ayant inspecté la route déserte jusqu’à l’horizon entre sa double rangée de cailloux en tas et de bornes kilométrique, se dit : — Le cousin, à ce que je vois, ne sera pas ici avant cinq bons quarts d’heure ; j’ai donc tout le temps de tuer mon lièvre.
Quand Lenthéric eut tué son lièvre, il calcula que Perdigal ne pouvait tarder, et s’assit au bord de la route, résolu de l’attendre en fumant une pipe. Il songeait à la joie de Perdigal lorsqu’il verrait le lièvre, à la surprise de Vivette. Puis il réfléchit que Vivette ne lui avait pas annoncé l’arrivée de Perdigal, et cela l’étonna un peu. Mais comme Lenthéric était un homme sans fiel ni malice, qu’il respectait sa femme et qu’il savait Perdigal son ami, il laissa de côté cette idée et se mit à rêver d’autre chose.
Au bout d’un moment, des claquements de fouet, le frémissement lent de cent grelots et le tic-tac régulier des grandes roues battant sur l’essieu annoncèrent l’arrivée des charrettes. Perdigal marchait un peu en arrière, près de la seconde ; à l’avant de la première, qui était presque vide, un énorme mannequin, ficelé le long d’une perche, se dandinait.
Lenthéric allait se montrer, quand il aperçut une femme assise dans le petit hamac de sparterie que les rouliers installent sur le côté de leurs voitures pour s’y reposer un peu, en dépit des règlements, quand ils sont las et qu’il n’y a pas de gendarmes en vue.
— Diable de Perdigal, pensa Lenthéric, toujours le même !
Et, ne voulant pas déranger Perdigal dans ses amourettes, il résolut de laisser les charrettes filer.
Mais les charrettes s’arrêtaient. En cet endroit, la route fait un coude et l’on ne risque pas d’y être aperçu. La femme sauta sur le chemin :
— Tiens, Vivette, la clef que tu oublies.
Lenthéric qui avait reconnu Vivette, reconnut aussi la clef du bastidon qu’il avait à quelques kilomètres de là, et où il renfermait, à la récolte, les amandes-pistaches d’un petit champ et les raisins d’un bout de vigne.
Ce fut comme un éclair, il devina tout.
— Sauve-toi, Vivette, quelqu’un ! murmura soudain Perdigal, devenu tout pâle.
Et Vivette s’étant sauvée, Perdigal se retourna, les bras croisés, du côte de Lenthéric. Il ne le voyait pas, mais il le devinait, ayant entendu le craquement d’un fusil qu’on arme, ayant aperçu le bout du canon qui s’abaissait entre les branches.
— Tire, Lenthéric !
Lenthéric, aveuglé, tira.
— Tu m’as tué ! dit Perdigal en portant à sa poitrine ses deux mains qui s’ensanglantèrent.
Subitement, toute la colère de Lenthéric était tombée… Il avait, comme dans un rêve, couché Perdigal sur la charrette, et lui faisait boire l’eau-de-vie de sa gourde :
— Un ami ! est-ce Dieu possible ? un ami ! soupirait-il, sans trop savoir ce que cela voulait dire, et si c’était à lui-même, à sa main trop prompte, ou bien à la trahison de Perdigal que le reproche s’adressait.
Au bout d’un moment, Perdigal ouvrit les yeux. Sa première parole fût :
— Et Vivette ?…
A ce nom, Lenthéric sentit son sang bouillir ; mais, voyant la mort sur le front de Perdigal, il jugea le crime assez puni et dit à voix basse :
— Je pardonne.
— A tous deux ?
— A tous deux !
Perdigal mit sa main dans la main de Lenthéric.
— Lenthéric, un dernier service : tu vas ouvrir le caisson de la carriole et me donner le pistolet qui est derrière la musette.
Lenthéric hésitait ne comprenant pas.
— Donne vite, je suis pressé !
Cette fois Lenthéric obéit, mais Perdigal lui rendit l’arme en disant :
— Tire en l’air, toi ; je n’ai plus la force.
Lenthéric tira en l’air.
— Maintenant, place-moi le pistolet entre les doigts… comme ça… bien ! fit Perdigal dont la voix s’affaiblissait ; comprends-tu, Lenthéric, c’est pour toi, pour Vivette… il faut qu’on ne te soupçonne pas, il faut que tout le monde croie…
Puis, faisant effort :
— Hue ! limonier, hardi ! cria-t-il.
Les chevaux partirent à sa voix, et les deux charrettes se mirent en marche.
Cependant la foule qui attendait aux portes de la ville s’était dit en entendant le second coup de feu : — Perdigal s’annonce, il fait la bravade ! Alors le tribunal devant qui devait paraître Carmentran s’organisa avec avocats, accusateurs et juges : les gamins, escomptant une condamnation certaine d’avance, entassèrent les fagots qu’ils quêtaient depuis le matin pour construire un bûcher digne d’un tel personnage, et une farandole se mit en branle, chantant sur l’air consacré la chanson funèbre et comique :
— Adieu pauvre !… Adieu pauvre !… Adieu pauvre Carmentran !
Tout à coup les éclaireurs partis en avant se replièrent à toutes jambes :
— Le voici ! le voici !
Ses pieds au niveau de la croupe enrubannée des chevaux, immense, dominant la foule, alors Carmentran apparut. Il avait un habit rouge à parements d’or, un gilet blanc, des culottes bleues dans des bottes en cuir verni ; un tricorne à pompon couronnait sa perruque de chanvre ; et il s’avançait ainsi, avec son masque goguenard, bercé au branlement de la charrette, et tenant écartées, comme pour bénir, deux mains énormes au bout de deux bras raides, ronds et courts.
— Qu’il est beau !… qu’il est grand !… il n’entrera jamais par la porte !…
— On ne voit pas Perdigal. Eh ! Perdigal !…
Patience, les amis, si Perdigal se cache, c’est pour quelque farce !
Mais la foule s’étant ouverte et la charrette étant passée, un cri retentit.
— Carmentran est mort !
— Carmentran s’est tué !
Derrière le mannequin gras d’étoupes, souriant et saluant dans son beau costume doré, on venait de voir Perdigal étendu, face au ciel, sur les planches de la charrette. Il avait son pistolet à la main, un filet de sang rayait sa chemise sous la blouse ouverte, et sa fine tête blonde, encore railleuse, battait contre les montants à chaque tour de roue, à chaque pas des chevaux.
— C’était un fou !
— Pauvre Carmentran !
Et l’on entendait la farandole lancée à fond de train qui chantait : « Adieu pauvre !… Adieu pauvre !… Adieu pauvre Carmentran !… » à l’autre bout de la ville.
Tout le monde à Saint-Domnin crut au suicide, tout le monde, excepté Vivette. Lenthéric ne parla jamais de rien. Il suivit son ami jusqu’à la fosse et pleura. Puis étant remonté à sa carrière, il reprit son travail de la veille, continuant ainsi l’inscription commencée : — Cy gît. Jean-Louis Perdigal dit Carmentran. Roulier.