Pierre Mille
… Je dirai cette histoire aussi simplement que je pourrai, et telle que Harry Furniss, le grand caricaturiste de Punch, nous la conta une nuit, au Savage Club de Londres.
— Vous croyez sans doute, nous dit-il, qu’entre l’art du peintre et celui de l’illustrateur, il n’existe qu’une différence de degré, puisque, chez le peintre, il y a le dessin plus la couleur, et que par conséquent son art est plus complexe et en même temps le rapproche davantage de la réalité. C’est vrai, ou du moins, quand un peintre a du talent, il est possible que ce soit vrai. Mais il y a quelques années, avant que la photographie instantanée ne changeât dans son essence même le métier du dessinateur, il y avait une autre différence, et bien plus profonde : le plus modeste d’entre nous était obligé d’inventer. On nous disait : « A l’autre bout du monde il s’est passé telle scène : tâchez de vous l’imaginer, et reproduisez-la. Un navire a fait naufrage : inventez le naufrage, et le navire, et la mer. Le feu a pris dans une mine, il faut que le public voie ce que vous n’avez pas vu : l’explosion rouge des poussières, la face noire et stupéfiée des morts, la terreur des vivants, leur fuite dans les galeries, les bennes remplies d’hommes accrochés en grappe. Et voici des crimes, des émeutes, des cyclones, des fêtes dans des jardins, des rois acclamés par leurs peuples. Trois lignes de télégramme disent tout ce qu’on en sait en ce moment : rien et tout ; c’est à vous de créer le reste.
» Et c’est pour ça — vous n’y avez, j’en suis sûr, jamais pensé — que plus un illustrateur a le génie de son art, moins il est capable de travailler d’après le modèle. Il a des visions, ce qui est tout autre chose, et il faut qu’à la hâte, avec des simplifications, des raccourcis, des sous-entendus, il manifeste ses visions. On m’a dit que Gustave Doré, que les Français n’ont pas estimé à sa valeur, mais que nous avons tant admiré, nous autres Anglo-Saxons, ayant fait venir un jour une belle fille dans son atelier, la fit dévêtir, monter sur le plateau coutumier, et l’ayant sous ses yeux, dessina… un paysage ! C’est nous qui sommes, ou qui devrions être, des poètes : nous apercevons entre les choses des correspondances lointaines et significatives. Voilà même pourquoi tout artiste du crayon devient si facilement un caricaturiste : les hommes se changent en oiseaux, les figures deviennent des mufles. Mais ce n’est pas cela que je voulais vous dire. Mon intention était de vous expliquer comment il se fait qu’en dix ans je n’aie jamais eu dans mon atelier qu’un seul modèle, toujours le même : il ne me servait en somme que de mannequin. Je lui faisais esquisser un geste, je lui jetais une étoffe sur les épaules pour me rendre compte d’un effet. Mais la figure, la scène, le mouvement, tout cela je le trouvais en moi.
» C’était tout au début de ma carrière, je n’étais pas encore devenu caricaturiste. J’acceptais les ordres des journaux, j’habillais, si je puis dire, des fictions ou des réalités, des faits-divers ou des romans. Il y avait des dessins que je faisais par plaisir, d’autres par métier, sans pouvoir choisir encore ; presque tous les artistes ont connu cette époque dans la vie.
» Un matin que je me mettais à ma tâche du jour, un modèle sonna à ma porte. Je vous ai dit le peu d’usage que j’en faisais ; mais celui qui me servait d’habitude m’avait abandonné depuis quelques semaines, et le nouveau venu insista ; il avait besoin de gagner sa vie, il ne demanderait pas cher, dehors il faisait froid et ce serait déjà un bonheur pour lui que de s’abriter quelques heures sous un toit. Il disait tout cela d’une voix suppliante et pourtant assez noble, avec un accent italien prononcé. Et puis quels yeux sauvages et pleins de lumière ! Enfin, j’eus la curiosité de voir jouer les muscles de son corps. Dans notre pays d’athlètes, les membres gardent quelque chose de rond, de charnu. Cet homme était d’une magnifique et vigoureuse maigreur. J’avais besoin de deux bras nus pour un match à l’aviron sur la Tamise ; il n’avait rien d’un jeune rameur entraîné, mais ce fut justement peut-être ce qui me séduisit, l’espèce de perversité qui gît au cœur de tout caricaturiste me hantait peut-être déjà. Je le fis entrer.
» Quelques secondes me suffirent pour deviner que ce n’était pas un modèle de profession. Il ne savait pas poser ; il fallait lui expliquer longuement les attitudes ; quand il les avait prises, il s’en fatiguait vite ; et il y avait dans l’homme même, dans tout ce qui n’était pas sa chair, ses os, ses nerfs, ses traits, une expression indéfinissable, inquiète, terrible et terrifiée, bondissante et contenue, qui eût été parfaitement inutile à un peintre, qui en faisait le plus détestable des modèles, car il ne pouvait rester en place, mais m’inspirait le désir de faire de la vie, d’imaginer des êtres et des actes. Visiblement, il mourait de faim. Je lui jetai quelques loques sur les épaules et j’en fis, après lui avoir donné du thé et des tartines, un magnifique misérable à une distribution de soupe populaire. J’avais aussi à illustrer je ne sais quelle nouvelle historique : il devint un reître aux joues creuses, sec et noueux, et jamais mâchoire n’avait mieux été faite pour retenir ou pour mâcher la jugulaire d’un casque. A la fin, je le laissai marcher ou se reposer à sa fantaisie, me contentant de noter en quelques traits, sur un album, les idées qu’il m’inspirait. Ma silencieuse patience l’avait un peu apprivoisé. Pourtant, il lui restait toujours, dans les gestes et dans la voix, un mélange de sournoiserie et de férocité qui me faisait penser à un chat de gouttière entré dans une maison après une grande bataille malheureuse, mais qui craint d’être pris au piège. Je ne sais si ce fut cette pensée qui me suggéra la fantaisie de lui faire poser une scène que je devais reproduire pour un journal hebdomadaire, en m’abandonnant d’ailleurs entièrement à ma fantaisie, puisque nul ne savait encore avec certitude comment les choses s’étaient passées. On avait trouvé, dans les bosquets d’un square de Soho, une femme assassinée et décapitée. On n’avait pas identifié la victime, on n’avait pas retrouvé sa tête, et l’assassin, depuis huit jours, demeurait inconnu. C’était un de ces crimes à la fois vulgaires et tragiques qui n’arrêtent pas longtemps la curiosité parce que, précisément, nul indice ne permet d’entretenir celle-ci : une femme est morte, voilà tout, et on n’y a vu qu’un corps anonyme ; cela est brusque et décevant.
» Il y avait dans mon atelier un mannequin en bois, articulé, comme tous vous en avez vu. J’en démontai la tête avec une parfaite indifférence, car le travail que j’allais accomplir, je vous le jure, me paraissait assez bassement commercial, et je n’y attachais aucune importance. L’homme lui-même me regardait fort tranquillement et sans comprendre. Il n’y a rien de moins humain que ces ridicules formes de bois, dont la tête n’est qu’une insignifiante masse oblongue. Mais quand j’enveloppai celle-ci d’une serviette, ses beaux yeux sauvages clignèrent un peu. Il devint plus attentif, comme si ça l’intéressait.
» J’allai ensuite chercher un carton à chapeau, un très ordinaire carton à chapeau en cuir jaune, portant les étiquettes multicolores qu’y avaient laissées des années de vagabondage sur le continent.
» — Voilà, dis-je. Vous allez prendre cette tête, enveloppée comme ceci ; vous ouvrez le carton à chapeau…
» L’homme qui avait pris le fardeau d’un geste involontaire, se mit à trembler de tous ses membres. On aurait dit qu’il venait de rapetisser, et je vois encore la lippe de sa mâchoire détendue, son nez qui s’amincissait, et une affreuse ride, droit au milieu de son front. Mais je songeai seulement :
» Vraiment, ces Italiens sont des acteurs nés !
» J’ajoutai, continuant à dessiner :
» — Je ne vous demande pas de jouer, voyons ! Gardez un peu la pose. C’est bien facile : vous avez tué cette femme, vous l’avez décapitée. Alors, vous allez cacher la tête…
» Je n’eus pas le temps d’achever. L’homme, qui était resté en manches de chemise depuis le début pour être prêt à recevoir tous les oripeaux dont je le couvrais, avait fait un saut farouche jusqu’au vieux veston qu’il avait soigneusement plié et mis sur un fauteuil. Jamais je n’ai vu sur une face expression de terreur plus abjecte. Il cria pourtant :
» — Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Laissez-moi m’en aller !
» J’étais trop décontenancé pour le retenir. Il ouvrit la porte et s’enfuit tête nue. Je crois que j’ai encore son chapeau quelque part, dans un fond d’armoire. Je le garde comme souvenir. »
— Mais, demanda l’un de nous, vous l’avez dénoncé ?
— Moi ? répondit l’artiste. Non. Je ne joue pas les détectives. Seulement, que j’aie vu, ce matin-là, l’assassin de Soho square, j’en suis aussi sûr que d’avoir le plaisir de vous regarder.