Pierre Mille
… Il se peut que ce monsieur ait regardé le pochard avec une insistance indiscrète, bien que, j’imagine, vous seriez assez disposés à la juger excusable. Chacun sait en effet, par expérience, que les personnes en état de publique intoxication jouissent du privilège honorable d’attirer irrésistiblement notre curiosité. C’est sans doute, et nous ne l’ignorons point, que leurs actes sont imprévisibles, leurs paroles d’une incohérence qui confine au lyrisme. Enfin, si leur démarche est vacillante, leurs gestes ont une bizarrerie séduisante, leurs paroles semblent respirer ordinairement la bonne humeur. Illusion parfois décevante : car l’imagination d’un mortel qu’échauffent les perfides fumées de l’ivresse lui présente avec une incroyable célérité des tableaux successifs et contradictoires ; il peut bondir, le temps d’un éclair, de la cordialité attendrie à la fureur la plus désastreuse. Aussi ferait-on mieux de ne le point regarder ; mais il est rare qu’on sache observer une réserve si sage.
Le monsieur avait l’air d’un monsieur à son aise, il portait un pardessus à taille, son pantalon offrait un pli distingué. Son visage glabre, rasé de frais, amène et rose, dominait paisiblement sa carrure athlétique. C’était, visiblement, un homme du nord, un homme de force. Le pochard semblait un pauvre diable, indigent, malingre et miteux. Les membres inférieurs, depuis les hanches jusqu’aux genoux, puis des genoux jusqu’aux pieds, dessinaient un angle double rappelant la forme de la dernière lettre de notre alphabet, ou ce que l’esprit d’observation populaire a coutume de baptiser la manche de veste. Le fer n’avait point passé, sur ses joues plombées, depuis une bonne quinzaine, négligence d’autant plus nuisible à son apparence extérieure que sa barbe était rare. Il était tout mal fichu, tout biscornu, tout gringalet. Ses petits yeux chassieux, à demi fermés par l’ivresse, pleuraient. Toutefois, ils ne laissaient point d’y voir assez bien : ils distinguaient que le monsieur bien mis le regardait.
Ces choses avaient lieu tout près de Saint-Pierre de Montrouge, sur le trottoir de l’avenue d’Orléans, dont les dimensions, à cet endroit, sont plutôt généreuses. Cependant l’espace était devenu presque étroit pour les évolutions du petit homme mal fichu. Mais le petit homme mal fichu, voyant que le monsieur bien mis le dévisageait, s’arrêta tout à coup, empoigna, pour affermir sa position, la grille circulaire qui entourait le tronc d’un marronnier municipal, réfléchit un petit instant, sourit enfin bénévolement, et proposa au monsieur bien mis d’aller boire un verre.
Cette offre était incontestablement empreinte de toutes les meilleures traditions de notre plus antique courtoisie : le monsieur n’eut pas l’air de l’entendre. Même, avec une mine un peu gênée, il reprit sa marche vers le lion de Belfort. C’est à quoi il eût dû se décider alors un peu plus tôt ; car ce dédain trop visible, en réponse à sa politesse, produisit chez le pochard une de ces brusques sautes de sentiments dont nous venons de signaler la fréquence et le péril. Incontinent, il manifesta l’indignation la plus violente. Cette indignation se traduisit par un grand nombre de paroles, toutes ailées, bien qu’injurieuses. Tout à l’heure, pour contempler le spectacle, il y avait du monde. Dès ce moment, ce fut une foule. Ce phénomène eut une conséquence regrettable : il empêcha le monsieur de s’esquiver.
Constatant que le public lui était en somme sympathique, le pochard revint à une appréciation plus indulgente.
— Je suis, dit-il au monsieur, je suis comme la lune… On ne résiste pas à mon att…, à mon attraction ! Viens prendre un verre !
Mais le monsieur ayant fait imprudemment une moue qui révélait sa répugnance, le pochard éprouva de nouveau la plus vive irritation. Voici de ces miracles qui prouvent la puissance du dieu de Nisa : alors que le petit homme, quelques minutes auparavant, tenait à peine sur ses jambes, il devint d’une agilité funeste et tout à fait extraordinaire : d’un premier coup de poing, il fit tomber sur le trottoir le chapeau du monsieur. Puis il tenta sur le menton un « direct » qui fut, à la vérité, paré du coude gauche. Alors il attaqua le plexus solaire dans un corps-à-corps, avec plus de succès : le monsieur eut la respiration subitement coupée. Cela permit à son assaillant de réussir un magnifique uppercut sur l’oreille droite. Le monsieur n’avait même pas essayé de riposter ; il tentait seulement d’éviter les coups, du reste avec une adresse assez singulière, quoique insuffisante, par des mouvements de bras, en rapprochant, comme précieusement, ses deux poings de sa poitrine. Cette tactique ne l’empêcha point d’être rapidement vaincu. Il alla tomber sur un banc.
Comme tout était fini, il arriva un agent, et puis deux agents. Un de ces agents mit la main au collet du petit homme. L’autre se pencha vers le monsieur bien habillé, avec une certaine bienveillance. Mais le petit homme, sans protester contre la rigueur que la force publique exerçait à son égard, déclara :
— Il m’a insulté !
Des voix, dans la foule, s’élevèrent pour confirmer que le monsieur avait insulté le petit homme. Affaire d’opinion. En effet, le petit homme avait d’abord été bien aimable. L’autre aurait dû accepter son invitation !
Donc les agents décidèrent de les conduire tous les deux, impartialement, au poste de police. Le monsieur en parut affecté, car c’était une injustice, mais il déféra. Pour le pochard, sa victoire l’avait dégrisé ; il était fier. Le public le regardait avec sympathie.
— Voilà ce que c’est, disait-on, que de savoir la boxe ; l’autre est certainement deux fois plus fort que lui, et il n’a pu seulement se défendre !
Au poste de police, M. le commissaire venait d’arriver, tout justement. Il interrogea les deux citoyens convaincus d’avoir troublé la paix publique et de s’être livrés à des voies de fait, sur un des boulevards de la ville de Paris. Tout d’abord, comme il se doit, il s’enquit de leur identité. Le pochard, dégrisé, fit connaître qu’il se nommait Pacifique-Innocent Ledoux, domicilié rue des Vertus.
— Et vous ? demanda le commissaire au monsieur.
Le monsieur répondit d’une voix peinée, avec un petit accent anglais :
— Jim Forward.
Le commissaire sursauta.
— Voyons, fit-il, vous ne voudriez pas me la faire ? Vous n’êtes pas Jim Forward, le fameux boxeur, le champion du monde ? Le Jim Forward qui a remporté 84 victoires sur 86 combats, qui a battu Sam Thurloë, le nègre imbattable ; qui a mis Bill Grindstone et Bob Togger out, au premier round, l’un en une minute et demie, l’autre en 18 secondes, et qui a eu Carpentier, notre immortel et national Carpentier lui-même, aux points ?…
— Si, affirma le monsieur d’un ton désolé, c’est bien moi, je suis le même…
— Mais ce rien du tout, cet ivrogne qui ne tenait pas sur ses jambes, vous a rossé comme un sac vide. Et vous ne vous êtes même pas défendu !… Ah ! monsieur, c’est beau ce que vous avez fait là ! C’est généreux, c’est héroïque !
— Non, fit Jim Forward, ce n’est pas héroïque… Ah ! cria-t-il, éclatant, si j’avais eu mes gants ! De bons gants de cinq onces ! Ce que je lui aurais passé, à ce cochon-là !
— Vos gants ? fit le commissaire étonné.
— Oui. Comment voulez-vous que je me batte, sans mes gants ! Monsieur le commissaire, je ne me suis pas battu à main nue depuis l’âge de quatorze ans, depuis que mon manager, l’inappréciable Patsy Brown, m’a remarqué dans les rues de Stoke-on-Trent en train d’administrer une pile, avec une rare facilité, à un copain de mon âge. Je ne peux plus, depuis ce temps-là, je ne peux plus, vous comprenez bien ! Un boxeur ne peut pas s’abîmer les poings, et ça les abîme de taper à main nue ; ça vous casse les jointures !
Il soupira. Ses traits se contractèrent : un des damnés du septième cercle !
— Et maintenant, fit-il, maintenant que je suis champion du monde, je n’ose plus ouvrir une portière de voiture ; je n’ose plus donner une poignée de main ! Vous savez ce qu’elles valent, ces mains-là : six cent mille francs pièce !
Le commissaire admira, d’un regard furtif, ces deux opulentes extrémités. Jim Forward les cacha dans ses poches, avec horreur.
— Je me fais l’effet de Guillaume II, fit-il. Tout le temps je pense à Guillaume II. Imaginez où il en serait, celui-là, s’il n’avait pas aventuré sa classe ! Moi, je veux garder la mienne. Un enfant, monsieur le commissaire, une femme, un gosse, un employé des pompes funèbres, n’importe qui peut me coller des marrons. Je ne répondrai pas : il me faut mes gants !
— Monsieur, dit le commissaire, je compatis à votre juste douleur. Vous êtes, en vérité, un homme bien malheureux.
— N’est-ce pas, monsieur le commissaire, n’est-ce pas !
Ils se serrèrent la main. Jim Forward retira tout de suite la sienne.
— Pas si fort, je vous prie, pas si fort !