Pierre Mille

Le grand vapeur de la compagnie Sud-Atlantique, après avoir touché Dakar pour faire du charbon et débarquer quelques fonctionnaires de l’Afrique occidentale française, piquait droit sur Rio-de-Janeiro. Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis la signature des préliminaires qui avaient terminé la grande guerre ; les Alliés, pour se couvrir des pertes que leur avait fait subir les sous-marins allemands, s’étaient fait livrer la presque totalité de la flotte marchande appartenant à l’adversaire. Ce grand paquebot, jadis, quand son port d’attache était à Hambourg, s’appelait le Vaterland ou le Kronprinz, on ne savait plus. A cette heure, il était naturalisé français, il portait un autre nom inscrit sur son tableau d’arrière et collationné sur les registres du bureau Veritas. Les passagers considéraient avec une vanité de victoire les mots germaniques par lesquels se dénonçaient encore les cabines de bains, la salle à manger, l’escalier conduisant à la coupée. Ces mots-là, à cette heure, avaient l’air de prisonniers.

Les visages étaient radieux. On pouvait enfin respirer après ce grand cataclysme, et l’on respirait dans la gloire et dans l’honneur. Les Français se disaient qu’ils avaient appris, dans cette guerre, le devoir de l’activité, et qu’on allait bien le voir, là où ils allaient ! Les Brésiliens et les Argentins se trouvaient comme anoblis du coup d’épaule qu’ils avaient donné, en même temps que les États-Unis, à la bonne cause. Il y avait aussi des Anglais, ingénus, l’air juvénile jusque dans la maturité, vigoureux. Une sorte d’allégresse particulière pénétrait ce grand navire, où l’on se sentait entre amis, entre alliés seulement : il n’y avait pas un Allemand sur ce vaisseau qui avait été allemand.

La plupart de ces passagers n’en étaient plus, d’ailleurs, à leur première traversée. Ils se montraient blasés sur les ordinaires spectacles de la mer : les somptueux couchers de soleil, qui changent l’infini des flots en un parterre sans bornes de violettes et de mauves, construisent dans le ciel des continents mouvants et lumineux ; les bâtiments empanachés de fumée qu’on croise sans s’arrêter, tandis que quelques jumelles à peine sortent de leur étui pour tâcher de lire leur nom et leur nationalité ; même les beaux vols des poissons volants de l’Atlantique, plus grands que ceux de la mer Rouge, aux écailles diaprées comme celles des maquereaux, n’excitaient qu’une indolente curiosité.

Cependant, un matin, une petite fille qui regardait les poissons volants cria tout étonnée :

— Un jet d’eau, là-bas ! Il y a un jet d’eau sur la mer.

Un vieux passager, ayant levé les yeux à son tour, après qu’il se fut lentement dressé de sa chaise longue, certifia :

— C’est un souffleur !

On vit d’autres de ces jets de vapeur mêlée d’eau : toute une bande de cachalots, une vingtaine au moins de ces monstres, qui semblaient se poursuivre et jouer sur la face immense de l’océan. Sans doute, c’était pour eux la saison des amours, un instinct puissant triomphait de leur méfiance ; ou bien trois ans de guerre, trois années pendant lesquelles les pêcheurs les avaient laissés tranquilles, leur avaient donné à croire qu’il n’y avait plus maintenant d’ennemis de leur race géante. Parfois, ils avaient l’air de danser : une femelle plongeait devant un mâle pour le séduire, ou par pure joie de vivre ; on voyait jaillir de l’onde dix ou quinze mètres de son corps énorme, noir, tout luisant d’huile : le bruit de sa queue qui battait l’eau en retombant sonnait à travers l’espace vide.

Le commandant avait pris sa lunette et regardait lui aussi. Il dit à une passagère distinguée, à laquelle il avait fait les honneurs de sa passerelle.

— On ne les rencontre, en général, que plus au sud de notre route, bien plus au sud, entre Sainte-Hélène et l’Ascension. Les mauvaises mers les auront poussés au nord, sans doute ; ou bien ils sont devenus plus hardis, depuis qu’on ne les chasse plus.

— Oh ! mon commandant, mon commandant ! supplia la passagère, allons les voir de plus près ! Ça vaut bien de perdre une heure…

— Oui ! oui, confirmèrent d’autres spectateurs, groupés sous l’échelle et qui avaient entendu. Faites route sur eux, mon commandant !

Le commandant hésita. Résolu déjà à céder, il se penchait vers le téléphone…

A ce moment même, on entendit une détonation sourde ; un grand souffle de vent passa sur le navire, un souffle bizarre, qui courait à l’inverse des vents « commerciaux », de l’alisé ordinaire. Une vaste gerbe d’écume et de fumée monta vers le ciel comme un geyser. Les cachalots plongèrent, silencieusement. Mais le matelot de vigie annonça :

— Il en est resté un ! Débris d’un souffleur par bâbord, 30 degrés nord-ouest !

Et le commandant déclara :

— Oui, il est en morceaux. La pauvre bête a passé sur une mine en dérive…

Il ajouta, tout pâle :

— Dix minutes de plus, et si j’avais fait cette route, c’était le bateau qui cognait dessus !… Combien de temps y en aura-t-il encore dans l’eau de ces sales trucs ?

… Oui, combien de temps encore, en pleine paix, pour rappeler aux hommes la folie et la cruauté insensée de la guerre, les mines en dérive continueraient-elles d’errer partout, au hasard, sur l’étendue des flots, — leur méchanceté sournoise, inintelligente et désastreuse flottant sans fin, jusqu’à la seconde farouche qu’elle rencontrerait l’étrave d’un navire ? Durant des années, en pleine paix, la mer demeurerait presque aussi dangereuse qu’aux jours de la grande guerre. Abandonnées par un courant, reprises par un autre, les mines perfides feraient lentement le tour du globe, puis recommenceraient. Jusqu’au jour…

… Il se pouvait que celle-là ne fût pas seule, qu’elle fît partie d’un chapelet. Le grand paquebot ralentit sa marche. Il n’avança plus qu’avec prudence, comme à tâtons. Les vagues poussèrent à sa rencontre de larges lambeaux de chair, de l’huile, de la graisse qui surnageaient.

— Pauvre bête ! dit un passager en frissonnant.

— J’aime mieux que ce soit elle que nous, répondit un autre : elle nous a rendu un fier service !

A vingt milles de là, les cachalots étaient remontés à la surface. Une femelle se rapprocha d’un vieux mâle, un pacha fier de son harem ; sa carapace de lard était toute couturée de cicatrices, nobles traces des batailles d’amour qu’il avait livrées.

— Qu’est-ce que c’était que ça, dit-elle, Qu’est-ce que ça veut dire ?…

— Une mine ! grogna le vieux mâle. C’est honteux ! Ça ne nous regarde pas, ces choses-là, ce n’est pas pour nous !

Une fois encore, dans la création, les hommes et les bêtes n’étaient pas du même avis.