Pierre Mille

C’était John Bradford qui parlait : un des plus vieux « spécials » de la presse anglaise. Il a « fait » la guerre des Achantis, à une époque dont notre génération garde à peine le souvenir. Il a partagé la vie des forçats sibériens, il y a vingt ans, pour le compte du Daily Telegraph. Il se trouvait à Rome au moment de l’assassinat du dernier roi d’Italie. Depuis près d’un demi-siècle il n’est pas un grand spectacle, en Europe, auquel cette vieille gloire du journalisme anglo-saxon n’ait assisté, gardant toujours le même souci d’être impartial, impersonnel, et de comprendre. Il disait ce jour-là en fumant sa vieille pipe en racine de bruyère !

— Oui, n’est-ce pas, vous, les neutres et vous autres, tous les étrangers, même les Anglais qui m’écoutez, la grandeur, l’énergie, la noblesse de l’effort de la France vous ont surpris ? Vous n’y comptiez pas : des artistes et des danseurs, voilà quel était le jugement des plus sympathiques : la grande prostituée de Babylone, voilà celui des autres. Et vous-mêmes, vous, Français de Paris, vous ne protestiez guère. Il n’y avait que moi, peut-être, dans mon pays, et peut-être ailleurs, qui ne pensais pas ainsi, ou plutôt, qui ne pensais plus ainsi. Car d’abord j’ai cru comme tout le monde… Mais ma conversion date de loin.

« Elle remonte au temps où le président Krüger finit par voir son pays défait, après une lutte qui fut bien longue, et, je le reconnais avec plaisir, héroïque. Je dis avec plaisir parce que rien ne flatte plus le sens sportif d’un Anglais, vous le savez, que de rendre hommage à ses adversaires. Krüger avait joué le jeu. Il l’avait joué supérieurement ; il avait fallu, pour réduire sa poignée de Boers, que l’Angleterre, la vieille et grande Angleterre, assemblât tout ce qu’elle croyait avoir de forces à ce moment — depuis nous avons reconnu que nous pouvions faire plus, bien plus encore — et dépensât près de dix milliards. Mais enfin il était battu, il venait d’être forcé d’abandonner l’Afrique ; et traversant la France, après son premier et unique voyage sur les flots, il s’apprêtait à gagner la terre de Hollande, voulant du moins mourir parmi des hommes qui parlaient son langage.

« Je n’avais pas d’affection pour lui c’était un ennemi, et c’est un devoir de ne pas gaspiller son affection pour des ennemis. Mais je ne nourrissais non plus nulle haine à son égard : comme je vous l’ai dit, j’estimais qu’il avait joué le jeu, rudement, bravement, et enfin qu’il était vaincu. C’est à vous, Français, que j’en voulais. Les acclamations qui l’avaient salué à Marseille, les acclamations de cent mille hommes en délire, et comme furieux, m’avaient importuné. En quoi cette affaire vous regardait-elle ? Il s’agissait de notre empire dans l’Afrique du Sud. Il s’agissait d’un homme et d’un pays que votre ennemi, l’empereur d’Allemagne, avait encouragés. Pourquoi vous mêliez-vous de nos conflits coloniaux, de quoi vous était ce paysan courageux, obstiné, mais qui n’avait rien de commun avec votre race, votre civilisation, les intérêts de votre civilisation ? L’enthousiasme de votre accueil me paraissait à la fois inutile, excessif et blessant.

« … C’était un vieil homme au mufle de lion, taillé à coups de serpe dans un bloc de bois rouge. Un vieil homme aux paupières rongées, aux yeux malades, que la cécité menaçait. Pour lui épargner les fatigues d’un voyage direct de Marseille à Paris on avait décidé que le train spécial qui le conduisait s’arrêterait à Dijon, où il passerait la nuit dans un hôtel séculaire, mais remis depuis peu au goût du jour ; la Cloche, je crois ; et je l’accompagnai. C’était mon devoir de journaliste de l’accompagner, un devoir que j’accomplissais avec répugnance, je l’avoue : tout salut qu’on lui adressait me paraissait un blâme envers ma patrie ; la tâche était pénible. A Dijon, les manifestations tumultueuses recommencèrent. De la gare à l’hôtel ce fut une foule rugissante qui se pressait, qui hurlait, qui se précipitait pour toucher les vêtements du « héros », le héros placide, lourd, gigantesque, qui courbant ses épaules énormes ne semblait même pas avoir un regard pour ce peuple en folie d’adoration… A cet instant, je ne veux pas vous le cacher, et même, pour que vous conceviez ce qui va suivre, il est nécessaire que je ne vous le cache pas, ce peuple, je le détestais ! Tout ce qu’on avait dit, écrit de cruel, de sanglant, d’odieux, de diffamatoire contre lui, me revenait à la mémoire, et je savourais ces calomnies. Je les considérais comme justes, fondées, vengeresses : une tourbe, qui n’était bonne qu’à crier, un ramassis d’ignorants aliénés, qui faisaient un accueil idolâtre à ce protestant têtu, n’ayant jamais lu que sa Bible, à laquelle, eux, ne croyaient pas ! Non, non, ils n’auraient plus jamais un ami en Europe, ils ne méritaient pas d’en avoir. Il fallait les laisser à leur alcoolisme, à leur dégénérescence, à l’égoïsme mortel de leurs calculs malthusiens. Ils pouvaient crier. Un jour il n’y aurait plus de France, et ce serait bien fait !

« Je pénétrai derrière Krüger dans le hall de l’hôtel. Je suppose qu’il y avait là le maire, le préfet, qui firent des phrases. Je haussais les épaules, impatienté… Tout à coup il se fit un grand silence, un silence qui palpitait de frémissements. Nous étions une centaine, peut-être, dans cette pièce, et tout le monde eut l’impression qu’il se passait quelque chose de grand. Ce n’était rien, pourtant, ou du moins si peu de chose : la vieille aïeule du propriétaire de l’hôtel, celle qui, jadis, avait gouverné la vieille auberge, — quand elle n’était qu’une vieille et célèbre auberge de la vieille France, — s’avançait à tout petits pas, en robe noire, son voile de veuve sur ses cheveux blancs… Elle tenait son trousseau de clefs à la main, pour bien montrer qu’elle était la maîtresse, qu’elle était toujours la maîtresse ! et s’inclinant, par trois fois elle fit trois révérences devant le vaincu, le lion au mufle dur et obtus : les révérences qu’elle avait faites, jadis, à Napoléon III et à Louis-Philippe, les révérences qui venaient du fond de la campagne, de cette antique civilisation de la campagne française !

« Alors, ce que n’avaient pu accomplir les transports de ces centaines de mille hommes, le geste simple et sublime de cette aïeule le réalisa : Krüger essuya une larme. C’était ainsi que l’eût accueilli la fermière d’une des grandes fermes du veldt, reine dans sa maison, et sur sa terre ! Ainsi, mais moins bien. Elle n’aurait pas eu cette simplicité. Dans ces trois inclinations profondes et nobles, toute la noblesse des traditions d’une race éternelle et toujours solide venait d’éclater… Krüger pleurait, le terrible et noueux Krüger. Mais moi, je pleurais comme lui. Je songeais : « Ce peuple existe toujours ! Ce peuple est indestructible. Ce n’est qu’en apparence qu’il a changé, puisque ses femmes sont les mêmes : car ce sont les femmes qui font les races. »

« C’est à partir de cet instant que j’ai répété sans cesse à ceux qui doutaient : « Vous verrez, vous verrez ! Il n’y a pas de peuple qui ait moins changé que le peuple de France. C’est quarante millions d’aristocrates. Il étonnera le monde… »