Pierre Mille
Ti-Soï portait d’un pas très doux la tête que le bourreau allait faire sauter.
Pourtant, il le voyait très bien, le bourreau, qui marchait tout seul derrière le crieur chargé d’annoncer, dans une trompe mugissante, les crimes et la condamnation de ce nommé Ti-Soï, pirate, rebelle et contrebandier : c’était un homme en souquenille rouge, aux belles jambes nues bien musclées, petit, mais fort, avec un gros cou, et qui appuyait sur son épaule un énorme sabre au large fer : et la poignée ronde de ce sabre était garnie de cordelettes vertes pour qu’elle fût mieux à la main.
C’est ainsi qu’allait Ti-Soï.
L’escorte de tirailleurs annamites était guêtrée de bandes de toile jaune, habillée de khaki. Sous les chignons noirs et les chapeaux pointus, elle avait l’air d’une troupe de femmes costumées pour une pantomime de cirque, ou de gamins vicieux. Puis c’était le juge mandarin, très beau, très grave, vêtu d’une dalmatique violette comme une espèce d’évêque, assis sous un parasol vert, suivi de ses porteurs de pipes et de ses gardes, dont les blouses carrées proclamaient, en caractères chinois, tout écarlates, le nom et les titres de monseigneur leur maître. Des pavillons claquaient, rouges, bleus et jaunes ; des gongs envoyaient dans l’air des notes profondes, qui rendaient fou. Et à droite et à gauche, de chaque côté de la route plate, gorgées d’une eau invisible, jusqu’à l’horizon, brillaient les rizières encore jeunes.
Elles étaient d’un vert très tendre, monotone, mais plaisant. Parfois, dans un fossé, des femmes barbotaient, sondant avec des nasses de jonc tressé la boue poisseuse. Elles y entraient presque jusqu’au col ; puis, au son de la trompe terrible, en ressortaient couvertes d’une cuirasse de fange fraîche, couleur d’or. Et elles accouraient pour dévisager le prisonnier. Mais elles gardaient le silence, leur curiosité ne se traduisait que par un empressement un peu indiscret, et Ti-Soï, que l’une d’elles gênait pour marcher droit, dit poliment :
— Excusez le tout petit, vénérable dame !
Il avait salué en rapprochant les deux poings sur la poitrine, et elle lui rendit son salut. Ti-Soï avait fait ça sans y penser. Il ne faisait plus que les gestes qu’on lui avait enseignés quand il était petit.
Le cortège s’arrêta près de la tombe vide, creusée la veille par le condamné.
On ne pouvait pas couper la tête à Ti-Soï tant qu’il avait le cou pris dans la cangue : une chose faite comme deux barreaux d’échelle, avec les montants. Alors, le bourreau se mit en devoir de couper un de ces barreaux avec un matchète, une espèce de grand poignard dont il aiguisa le fil contre son sabre, à la façon d’un maître d’hôtel qui frotte son couteau à découper contre un autre. Celte opération dura longtemps parce que le bois était très dur…
Le bourreau travaillait à couper la cangue, et Ti-Soï l’aidait. Je veux dire qu’il faisait tout son possible pour ne pas le gêner : il avait tout naturellement peur que le matchète ne lui fît mal. Si vous avez jamais vu, en France, la soumission craintive d’un futur guillotiné quand on échancre le col de sa chemise, vous comprendrez ce que je veux dire. Tout près de lui, l’aide du bourreau planta un piquet en terre…
La cangue était rompue. Par le milieu du corps, on attacha Ti-Soï, les mains derrière le dos, au piquet. Voilà pourquoi il y avait un piquet. Puis on lui déroula son chignon, le bourreau empoigna les cheveux noirs à pleine main. Le cou se tendit… Le bourreau tenait maintenant à deux mains son épée. Et il se balançait sur ses belles jambes…
— Han !
Le corps de Ti-Soï demeura debout, collé au piquet. Et deux jets, sortant des carotides, montèrent un instant, épanouies au-dessus du cou, dans l’air net.