Tout à coup mon ami le Capitaine s’écria :
— Je crève de rire… Puis sans remarquer mon air étonné, toujours sérieux comme un pape, il ajouta : — … Je crève de rire quand je vois des huîtres, parce que cela me rappelle la seule fois que nous en mangeâmes, à Antibes. Là-bas les coquillages ne manquent point ; nous avons toutes sortes de fruits de mer : les praires de Toulon, les clovisses, les moules, et les oursins que j’oubliais, les oursins qu’on pince au fond de l’eau, quand ils se promènent, à la pointe d’un roseau fendu. Pour d’huîtres, par exemple, bernique ! De temps en temps les maîtres d’hôtels en font bien venir un panier ou deux de Marennes ou de Cancale, mais celles-là, d’abord les Anglais les accaparent, et puis il ne serait pas agréable de manger au bord de la Méditerranée des choses poussées dans l’Océan.
Et le Capitaine, répondant à l’invisible interlocuteur que tout bon méridional porte en soi, conclut philosophiquement : — Eh, té, on s’en passe de vos huîtres !… Puis il continua après un soupir :
— Le plus pénible dans tout ça, c’est qu’à l’entrée du port, à deux pas de la Porte-Marine, il y a des millions et des milliards d’huîtres, de quoi nourrir plusieurs régiments, un banc énorme qui s’en va sous l’eau jusqu’à moitié chemin de la Corse.
— Pourquoi ne les pêchez-vous pas !
— Parce que c’est trop bas, coquin de sort : au moins à vingt brasses. Seulement on les aperçoit distinctement, par une belle mer, dans les jours calmes. Et quelles huîtres, mon ami ! larges comme ce chapeau, blanches, grasses ! Aussi, quand je m’en allais par là, près de la bouée de Cinq-cents-francs, entre le phare et le fort Carré, tendre mes palangrotes aux castagnores, cela me faisait frémir de les voir bâiller. Savoir qu’on a une mine d’huîtres sous son bateau et ne pas pouvoir en goûter une ! Je leur montrais le poing au fond de l’eau, oubliant tout, même les castagnores, quoique la castagnore soit un joli poisson avec la peinture de ses écailles, et ses nageoires qui ont l’air découpées au ciseau.
Là-dessus, mon ami le Capitaine, bien que je n’eusse soufflé mot, m’interpella furieusement :
— Ainsi tu ne crois pas que j’en aie mangé de ces huîtres ?
— Voyons, qui te dit ?…
— Non, tu ne le crois pas !… J’en ai mangé pourtant, moi ; mais il fallait un de ces hasards qui n’arrivent que tous les cent ans, un véritable coup de la Providence. Figure-toi… C’était précisément en cette saison, un lendemain de tempête. La mer avait été mauvaise trois jours, et, trois jours durant, d’énormes vagues venues droit d’Afrique s’étaient amusées à jouer au cheval fondu par dessus le môle et les remparts. Après mon bureau, au lieu de faire le tour de ville, l’idée me vint d’aller, de l’autre côté de l’anse Saint-Roch, regarder la plage. C’était superbe. Le fond de la mer avait dû être retourné sens dessus dessous comme un gant. Le rivage blanc d’os de seiche, couvert d’éponges, de pierres ponces, et puis du corail, toutes sortes de coquillages ! Je ne connais rien à ces bêtises, mais elles m’amusent ; après deux ou trois petites heures, j’en avais mes poches remplies au point de ne plus pouvoir marcher. J’allais retourner sur mes pas, quand, un peu en avant dans l’eau, j’aperçus un rocher d’aspect bizarre. Et dire que j’hésitai un instant à me mouiller les pieds, dire que je faillis passer sans regarder à côté d’une telle trouvaille ! car c’était une vraie trouvaille : je ne sais combien d’huîtres, ensemble accrochées et soudées, un aggloméré, un béton d’huîtres, ne formant plus qu’un bloc, déraciné sans doute la veille et ramené du fond par le gros temps. Tu devines ma joie, mais que faire de mon épave ? J’essayai de l’emporter : trop lourd ! Laisser là les huîtres et m’en aller chercher secours eût été d’une souveraine imprudence : un passant n’aurait eu qu’à mettre la main dessus. Pour comble de malheur, la nuit tombait. Ma résolution fut bientôt prise : j’avais du tabac, une pipe, et je m’établis dans un creux d’où je pouvais surveiller, rien qu’en ouvrant la moitié d’un œil, mon trésor caressé par les flots et gardé par le clair de lune. Toute la nuit, je rêvai d’huîtres ; et quand je me réveillai, un peu engourdi par l’air frisquet, mes huîtres étaient là, le soleil levant perçait la brume et les bateaux-pêcheurs sortaient du port. A force de héler, un de ces pêcheurs m’entendit. « Comment ! c’est vous, monsieur le Capitaine, mais tout le monde vous croit noyé ! — Laisse-les croire et aide-moi à embarquer ça ! — Une pêche rare, monsieur le Capitaine, qui fera du bruit dans la ville ! »
Et je te crois, qu’elle fit du bruit ! Un grand déjeuner fut servi au cercle, avec mon bloc d’huîtres tout entouré de fleurs, au milieu de la table ; car, afin que chacun pût jouir du coup d’œil, on devait le dépouiller peu à peu en mangeant, et n’ouvrir les huîtres qu’une à une. Nous étions quarante convives : il y eut des huîtres pour tous. Et, chose étrange, à mesure que le bloc se décroûtait de ses huîtres, on le voyait progressivement prendre une forme régulière. « C’est un rocher rond… » disaient les autres. Moi, je voyais bien que ce n’était pas un rocher rond. Soudain je pousse un cri de joie : le prétendu rocher se trouvait creux, avec autant d’huîtres au dedans qu’on en avait enlevé au dehors. Et dures, et serrées ! pour les avoir, ce fut le diable ! Sans compter que le président de la Société archéologique me criait tout le temps :
« Prends bien garde ! n’abîme rien, c’est une urne ; j’en vois l’émail ! une urne antique tombée de quelque galère et vieillie sous la mer ; nous en ferons hommage au Musée. » Va pour une urne ! mais les urnes de cette espèce, tout honnête homme en a dans sa chambre, et on les fabrique à Valauris.
Ce qui n’empêche pas, ajouta mon ami le Capitaine en manière de conclusion, que tout le monde redemanda des huîtres et que, moi d’abord, je fis honneur à cette seconde tournée.