Si vous avez froid, si l’hiver vous paraît long et Paris monotone, faites comme j’ai fait l’autre soir, assistez à un dîner d’explorateurs. Là, dans quelque salon orné de nattes aux couleurs vives, décoré bizarrement de panoplies sauvages et de costumes primitifs en plumes de perroquet, au milieu d’une conversation où s’entremêlent les longitudes et les latitudes, les gommes et la poudre d’or, les plumes d’autruche et l’ivoire, vous pourrez, tandis qu’au dehors la neige cristallisée brille, et tout en savourant un moka qui vient de Moka, parfumé de tafia d’origine, vous procurer gratis et sans danger la sensation d’un grand voyage aux heureux pays du soleil.
La belle flamme et quelle verve, et les mirifiques aventures dans cette Afrique, mère des monstres, qui cache encore tant de secrets !
Pour nous l’ouvrir, des héros sont morts !
Cependant les escargots du Marseillais cheminent lentement à travers des régions non visitées, et, comme ces voyageurs d’un nouveau genre portent leur maison sur le dos et n’ont à s’embarrasser ni de bagages ni de tentes, tout donne lieu de croire qu’ils arriveront les premiers.
— Quels escargots ?… quel Marseillais ?…
— C’est une histoire qu’au dessert mes explorateurs racontèrent et que je vais à mon tour vous raconter.
Du temps que les escargots étaient inconnus dans l’Afrique australe (il y a bien sept ans de cela, comme chacun sait), un Marseillais vivait à la ville du Cap. Commerçant toute la semaine, il s’était fait bâtir, pour y passer ses dimanches, sur les flancs de la montagne de la Table, à l’endroit le plus sec et le plus rocheux, un petit cabanon horriblement blanc qui lui rappelait son cher Marseille. Là, une fois tous les huit jours, grillé du soleil, mais heureux, il se confectionnait un bel aïoli et le mangeait tout seul en regardant la mer. L’aïoli mangé dans ces conditions le consolait un peu de la patrie absente. Hélas ! le cœur de l’homme est insatiable. Que signifie d’ailleurs un aïoli sans son accompagnement d’escargots ? Et le bon Marseillais, redevenu mélancolique, s’attendrissait obstinément au souvenir des escargots mangés sur place après qu’on les avait dénichés dans les éboulis des murs en pierre sèche qui soutiennent les jardins de Menpenti et du Roucas-Blanc. Un jour, le Marseillais n’y tint plus ; il écrivit à un compatriote resté là-bas, fait pour le comprendre, et deux mois plus tard, par le retour du courrier, arrivait à la douane de Cape-Town une caisse carrée, percée de mille trous, et répandant une odeur étrange. Cette caisse renfermait dix mille escargots, de ces fins petits escargots gris qui, selon la prétention des Provençaux, sont aux escargots de Bourgogne ce qu’est au lapin de garenne un maigre lièvre montagnard nourri de lavande et de thym. Quatre mille escargots étaient malheureusement morts en route. Sur les six mille survivants, notre Marseillais en choisit trois mille qu’il réserva pour être mangés, et plaça les autres dans un petit parc abondamment pourvu de légumes frais et de tout ce qui peut, en général, rendre aux escargots la vie douce. Le Marseillais avait son idée ; et quand ces derniers lui parurent remis des fatigues de la traversée et suffisamment restaurés, chaque soir il en prenait quelques-uns des plus gaillards et, se perdant dans les milles sentiers entourés de jardins et de villas qui serpentent autour de la montagne, il les déposait dans un trou de mur ou sur la plate-bande d’un potager, à travers les barreaux d’une grille : — « Nous avons ici un climat béni, se disait-t-il, tous les légumes d’Europe y prospèrent ; c’est bien le diable si mes escargots ne multiplient pas ! »
En effet, les escargots multiplièrent, et, dès lors, par les belles nuits australes, sous les reflets de diamant de la Croix du Sud, l’heureux Marseillais, un panier au bras, put faire mystérieusement d’abondantes et savoureuses récoltes.
Pendant quelque temps, tout alla bien. Par malheur, les escargots, à qui le sol convenait, multipliant, multipliant toujours, finirent par déborder les jardins, contournèrent stratégiquement les murs de la ville et, peu à peu, se trouvèrent occuper toute la riche et grasse presqu’île : les aristocratiques cottages de Rosebank, ombragés de chênes, et les coteaux cuits du soleil où mûrit le vin de Constance.
La chose ne se passa point cette fois sans attirer l’attention publique : un beau jour, les bons vignerons hottentots au service des propriétaires hollandais arrivèrent tout effarés à la ville racontant que des animaux étranges, sans pattes, quatre fois cornus, et tels que les anciens ne se rappelaient pas en avoir jamais vu les pareils dans le pays, dévastaient les vignes, hachaient les pampres et les grappes, et revenaient plus affamés et plus nombreux à mesure qu’on les détruisait.
Le directeur du Muséum, à qui un spécimen fut apporté, reconnut avec stupéfaction dans le monstre tous les caractères de l’Helix Cochlearia, du vulgaire escargot d’Europe.
L’importateur ne soufflait mot ; mais on apprit son nom par les registres de la douane. Grande émotion, fureur des journaux ! Pendant quelques jours la vie du Marseillais fut menacée.
Cependant, tandis que la colonie ne parlait que d’eux et que les Magazines publiaient leur portrait avec des cornes intentionnellement exagérées, les escargots marchaient toujours. Un obstacle les arrêta, à l’entrée de l’isthme : les Flats, vaste étendue de marécages et de sable, fleurie d’orchidées multicolores, de bruyères lilas et roses, domaine familier des serpents et des canards sauvages, mais que les escargots ne pouvaient traverser sans se noyer ou s’enliser. Patients et têtus, ils attendirent ; puis, un chemin de fer ayant été construit pour relier la ville avec l’intérieur, ils se glissèrent prudemment, silencieusement le long des rails et envahirent les riches exploitations du Coin français et les vignobles de la Perle.
Les escargots iront plus loin encore, poussés au Nord par un vague instinct, on dirait presque par un désir de se rapprocher de la patrie. Ils seront demain aux Champs de diamants ; les voies ferrées aidant, ils atteindront un jour le Zambèze… — « Qui sait ? dit en terminant le voyageur qui faisait ce récit, dans vingt ans, dans trente ans peut-être, un Caillié ou un Livingstone, arrivant dans le dernier coin inexploré du continent africain, éprouvera la douloureuse surprise de voir qu’il a été précédé par les escargots partis du Cap. »
— Et le Marseillais ?
— Les habitants, pour toute vengeance, ont donné son nom (Lavertpilière ou Cazenavette) au gastéropode qu’il importa. Nom maudit aujourd’hui par toute la colonie, mais qui sera béni demain s’il est vrai, comme le Cape-Times l’annonce, que la seule présence de l’escargot suffit à détruire le fléau des terres australes, plus terrible que notre phylloxera : la punaise blanche d’Australie ! Ce qui prouve qu’on peut devenir bienfaiteur de l’humanité sans le savoir et par pure gourmandise, et qu’il suffit parfois de laisser les choses aller pour que tout s’arrange et soit pour le mieux dans le meilleur des mondes.