I
CONSEILS AU DÉPART.
L’hiver secoue ses dernières neiges : dans les haies encore frissonnantes, mais où pointent, déjà quelques bourgeons hâtifs, le printemps, comme un enfant qui joue et se cache aussitôt, a montré le bout de son nez rose. On s’ennuie chez soi, on rêve voyages ; des ailes poussent au plus casaniers ; et la Compagnie P.-L.-M., ce saint Pierre qui tient la clef des champs, couvre colonnes et murs d’immenses affiches jaunes annonçant des trains de plaisir pour Gênes, Florence, Rome, Naples.
Le Parisien, artiste ou petit rentier, s’arrête pensif devant ces affiches : « Eh quoi ! en prenant si peu d’écus sur mon budget, si peu de jours sur mes occupations, je pourrais m’offrir tout cela ? voir les Alpes et l’Apennin, respirer la brise marine, déjeuner d’art, souper d’histoire, marcher sur du marbre, dormir sous des fresques, connaître le Tibre et l’Arno, admirer comment la vigne virgilienne s’enguirlande au tronc des mûriers, et boire en disant Si signor des vins trop doux dans des fiaschetti garnis de paille ! »
La chose est tentante ; mais un maudit mot vient tout gâter : train de plaisir ! Il y a sur les trains de plaisir, comme sur les diligences autrefois, toutes sortes de plaisanteries convenues ; par crainte du ridicule, un homme d’esprit, qui grillerait de partir, se résignera pour toujours à ne connaître Pompéi qu’en peinture, et à se figurer la campagne romaine d’après les terrains lépreux et vagues d’au delà de nos fortifications.
Certes, le train de plaisir a ses inconvénients ; il est d’autres façons plus aimables de voyager : dans un sleeping-car, par exemple, ainsi que le font les millionnaires, en prenant son temps et ses aises ; ou bien encore à l’artiste, dans une caravane de saltimbanques organisée en manière d’atelier, s’arrêtant un jour ou une heure à chaque site qui vous plaît, avec un tricorne de gendarme (le modèle est le même partout) négligemment suspendu aux brancards de la voiture, pour éloigner les malfaiteurs et leur laisser croire qu’on a chez soi la force publique en visite.
Seulement, il faut pour cela être riche d’argent ou de loisir. Démocratique et bourgeois, le train de plaisir s’accommode d’états plus modestes.
— Mais on y est serré. — Pas tant que cela, et moins parfois que dans un autre train puisque chaque compartiment ne reçoit que huit voyageurs au lieu des dix réglementaires. — On entend parler français tout le temps, ce qui nuit au pittoresque, enlève l’illusion, trouble la rêverie. — Halte-là ! sans nier les âpres joies de la solitude dans des villes où vous ne comprenez personne et où personne ne vous comprend, croyez bien qu’après deux ou trois jours de cette existence de sourd-muet s’exprimant par gestes, vous ne serez pas fâché de retrouver, le soir, histoire de se délier la langue en commun, quelques-uns de vos odieux compatriotes ! — On fait connaissance avec un tas de gens… — Sans doute, à moins d’être irrémédiablement sournois. Mais ces amitiés improvisées ont leur agrément ; c’est, car ici-bas tout se renouvelle, c’est, en plus grand et avec moins d’ennuis, l’originalité et l’imprévu des anciens voyages par le coche. — Et pour se loger, arrivant ainsi cinq cents à la fois dans une ville ?… — En effet, je plains les malheureux qui, traînant leur sac de nuit comme un forçat son boulet, errent à travers l’inconnu, en quête d’un gîte, jusqu’à ce que quelque cocher de contrebande, quelque cicerone de hasard les livre pieds et poings liés à un cabaretier complice, tapi dans une infâme osteria, au fond d’une ruelle innommée. Mais pourquoi ne pas faire comme les Anglais ? Il existe à Paris une agence qui, moyennant des prix modérés, vous loge, vous nourrit, et pousse même la prévenance jusqu’à vous réveiller à vos heures. — C’est insupportable, cela !… — C’est charmant, au contraire, pour les gens qui n’ont pas de temps à perdre et n’aiment pas s’embarrasser des menus détails de la vie. Aussitôt débarqué dans un pays nouveau, on n’a plus, sa toilette faite, qu’à se répandre par les rues, en homme que rien ne préoccupe, léger de bagage et de soucis. — Et l’on est convenablement logé ? — Jugez-en : à Gênes, j’habitais, via della Croce, un hôtel vaste comme un palais qui avait pour ornement de vestibule un Scipion Nasica en marbre dont le Louvre serait jaloux ; à Florence, mes fenêtres, car j’en avais trois, et de taille, donnaient sur la façade du Bargello ; à Naples, de mon balcon je regardais fumer le Vésuve ; à Rome, la vue était triste : il n’y a pas de rues gaies à Rome ! par compensation un cardinal tout rouge et un superbe moine fondateur d’ordres logeaient sur le même palier que moi. — Et les repas ? — Repas de table d’hôte, selon la saison et l’endroit, mais toujours aussi bons qu’on peut les espérer. Une seule fois je fus inquiet : l’arrêt du train pour le dîner étant fixé dans un misérable village. Qu’y trouverions-nous ? On se méfiait. O surprise ! l’agence avait tout prévu : au sortir du wagon la maternelle agence fit distribuer à chacun de ses voyageurs un paquet contenant le repas du soir, une bouteille, un couvert, un verre. Un vieux pêcheur pas trop voleur vint nous vendre des frutti di mare, petites clovisses à coquilles minces et roses ; on dîna de grand appétit, au bord de la mer, sur le sable, en regardant le soleil se coucher derrière les pins. C’est du Paul de Kock si l’on veut, mais, traduit ainsi en italien, Paul de Kock n’est pas sans charme.
Évidemment, en quinze jours on ne peut tout voir. Le secret, pour voir quelque chose, est précisément d’éviter certaine goinfrerie de curiosité à laquelle se laissent aller trop souvent les apprentis touristes. De braves gens, natifs du faubourg Saint-Marceau et qui n’ont jamais visité ni le Luxembourg ni Notre-Dame, se donnent, une fois la frontière passée, des indigestions de musées et de monuments. Ils ne sont jamais montés dans la Colonne, mais ils se croiraient volés de leur argent si là-bas ils oubliaient une fois de grimper au faîte d’un campanile. Ne les imitez point ; promenez-vous à Gênes, à Naples comme vous vous promenez dans Paris, sans presse, en vous imaginant que vous devez y revenir le lendemain. Peu de choses vous échapperont ; le hasard, dieu propice aux flâneries, s’arrangera toujours de façon à ce que vous ne regrettiez pas les quelques cents francs du voyage.
Et maintenant, un souvenir personnel :
C’était à Florence ; un train de plaisir arrivait. Il y avait foule à la gare : des députations, des musiques avec des bannières. Parmi les bannières une portait, en or, le nom de Garibaldi. Les voyageurs la saluèrent. On répondit par un formidable « Evviva la Francia ! » Tout à coup et quand le silence se fut fait, timidement mais fermement comme quelqu’un qui a son idée, se détacha du groupe un petit joueur de triangle, brun, ébouriffé, la bouche grande, des dents blanches jusqu’aux oreilles. Il baragouinait un peu de français ; il cria : « Evviva la Repoublica !… Evviva Victor Ougo ! »
Nous embrassâmes le petit joueur de triangle. On trouve comme cela d’agréables surprises à voyager par train de plaisir.
II
RÊVERIE EN CRAU.
… Le train repartit d’Avignon, triomphalement accompagné par les innombrables voix argentines ou graves des innombrables beffrois, clochers et tours d’horloge, qui, mis en gaieté par le soleil, s’égosillaient sur le coup de midi derrière les remparts.
Il faisait un petit mistral qu’on devinait, sans le sentir, à l’azur plus profond, plus vibrant du ciel balayé, à des tourbillons de sable noir en train de cabrioler dans les graviers de la Durance, et surtout aux grands saluts que nous adressaient les cyprès plantés en rond autour des fermes ou alignés sur la limite des champs.
Des collines grises, couvertes d’herbes grises ; de loin en loin, se mirant aux larges eaux du Rhône ralenti, un château, de grands murs en ruine ; et tout à coup, Arles une fois dépassé, la Crau, la plaine immense de cailloux, sans un arbre, sans un buisson, pierreuse et sèche pendant des lieues, où de loin en loin apparaît le toit plat d’une bergerie. Là-bas, tout près de l’horizon, à un endroit, vous diriez des cailloux plus gros ; on reconnaît, en regardant mieux, que ces cailloux sont des moutons. Maigres moutons qui, sous le bâton des baïles nomades, passent là leur hiver, affamés, retournant du bout du nez chaque pierre pour trouver dessous un peu d’herbe pâle. Mais patience ! ils savent qu’aux premiers beaux soleils, aussitôt les neiges fondues là haut, le troupeau, boucs en tête et toutes les sonnailles sonnant, remontera par le « chemin romain » vers les montagnes où sont des herbages si drus et parfumés de tant de fleurs.
Elle n’a pas de bout, cette Crau ! malgré la hâte que met le train à fuir son infini monotone. Je me suis un jour rendu compte de son étendue en regardant, du haut d’une des tours hardiment plantées par les Sarrazins sur les derniers gradins des Arènes, la tache rouge qu’elle faisait au milieu du pays d’Arles en moisson. En été, quand l’air flambe sur les cailloux, la Crau, comme le Sahara, connaît les féeries du mirage ; et les Grecs contaient que Jupiter fit grêler ces pierres du fond du ciel pour fournir des armes à l’Hercule tyrien, en train de combattre je ne sais quelle sauvage tribu des Gaules.
Depuis, de savants géologues, à la place de Jupiter, ont inventé le déluge alpin. Les cailloux de la Crau, sacrés jadis, s’en vont maintenant par charretées, ils servent à empierrer les routes ; le canal d’Adam de Craponne, recouvrant de ses limons fertilisants ce qui en reste, conquiert chaque année à Cérès quelques mille « cannes » de sol aride. Mais le caillou reparaît toujours après les pluies et les labourages, mis à nu par l’eau dans les ravines des champs ou soulevé par la charrue. Travail dur et de tous les jours, lutte incessamment renaissante, et cela, non-seulement dans la grande Crau, mais dans une foule de Crau plus petites, étalées en étages successifs par la rupture du chapelet de lacs qui jadis remplissaient la vallée où coule maintenant la Durance. La lutte contre le caillou est, des Alpes jusqu’à la mer, la moitié de la vie rurale.
Rien ne berce et n’endort la pensée comme le ressac régulier d’un train. C’est ainsi que, tout en courant vers Cannes et Nice et le paresseux Midi des orangers et des palmiers, je rêvais arrosages et défrichement, et rudes cultures montagnardes.
Soudain la Crau si triste m’apparut plus triste encore ; un souvenir venait de me serrer le cœur.
Je me revoyais en chemin de fer, au même endroit, par un jour pareil, vers la fin de l’hiver de 1871. Après tant de malheurs et de désastres, on ne voulait pas désespérer. C’était l’heure des dernières levées ; les vallons, les coteaux, retentissaient matin et soir du bruit des tambours. Des mobilisés s’embarquaient aux gares, d’autres s’exerçaient avec de vieux fusils au milieu des champs, autour des villages. Dans le train, les conscrits chantaient. Un spectacle, hélas ! inattendu, arrêta net leur Marseillaise. Descendant à l’horizon dans les brumes du Rhône, le soleil du soir ensanglantait l’interminable plaine. A droite, à gauche, en avant, en arrière, sur dix, vingt rangs, bousculées dans un désordre, un effarement de déroute, hors des rails, parmi les cailloux, s’entassaient des locomotives. Locomotives de toutes sortes, rouillées, disloquées, aux aciers ternis, aux cuivres couverts de boue, quelques-unes trouées, bosselées, portant la marque des balles. Près de nous un employé expliquait la chose : c’était le matériel du Nord, de l’Est, refoulé par l’invasion et qu’on avait dû, à cause de l’encombrement, garer là comme on avait pu. Les monstres de fer venus de là-bas où était l’ennemi semblaient vivre, et des têtes de mobilisés aux portières, paysannes encore sous le képi galonné de rouge, devenaient pâles subitement à cette première vision de la guerre.
Le train file, des arbres paraissent, la Crau est déjà loin derrière nous. Voici Saint-Chamas, l’étang de Berre dentelé et bleu comme un golfe grec. Les collines qui sont autour palpitent dans une brume transparente ; sous le soleil d’aplomb semblent rire les vagues innombrables, allumées de rayons, frémissantes, éclaboussées ; on dirait qu’une invisible main y jette les diamants à poignée.
Le spectacle en est merveilleux, mais pour aujourd’hui ma joie est gâtée ; et quand, ébloui, je ferme les yeux, c’est encore la Crau farouche que je vois, la Crau de l’année de la guerre, avec le soleil sanglant, et les longues ombres des locomotives !
III
AU PAYS BLEU.
Connaissez-vous Antibes ? Un petit port avec son phare ; dominant le phare et le port, deux tours sarrazines rousses comme la croûte d’un pâté ; et, à leur pied, une poignée d’étroites maisons qui grimpent les unes pardessus les autres pour voir la mer.
Huit heures du matin ! il est grand temps, en bon bourgeois, d’aller faire son tour de ville… Il y a dans l’air des odeurs de fleurs ; entre deux boutiques, un grand dattier au tronc rugueux et dont les palmes frémissent à la brise, dépasse le mur d’un jardinet ; une orange qui se détache tombe, plouf ! avec un bruit sourd sur la terre friable et sèche.
Ce bruit me donne des idées de campagne. D’ailleurs, à suivre la courtine, le tour de ville est bientôt fait…
Je sors par la poterne. Qu’est cela ? les glacis des remparts tout blancs, du givre sur la contrescarpe ! Aurait-il neigé cette nuit ? Rassurez-vous : ce n’est qu’un tapis de marguerites fleuries par milliers et serrées au point de cacher le gazon. En fait de neige, Antibes ne connaît que celle qui brille là-bas à la crête des Alpes.
Sur notre gauche, des pêcheurs, faisant frétiller un petit poisson à l’extrémité d’un roseau, agacent patiemment le poulpe ami de la friture et le succulent crabe velu qu’ils supposent loger dans les anfractuosités d’une roche. Cette roche, c’est l’Ilette.
Si nous nous arrêtions à l’Ilette ? Je sais dans la minuscule presqu’île une anse minuscule à fond de luisants coquillages, où les corailleurs ont coutume de retirer leurs barques, leurs dragues, et de secouer leurs filets. Du bout de la canne, en fouillant la grève, on peut faire là d’intéressantes trouvailles conchyologiques, sans compter, les jours de bonheur, quelques morceaux de beau corail rouge.
Pas de chance ! la place est prise, et j’y trouve, installés déjà, une vieille dame qu’à son voile vert je reconnais pour une Anglaise, plus deux fantassins de la garnison…
Allons toujours serrer la main au capitaine Fouque et dire en passant un mot à son genièvre. Rien n’est sain à l’estomac comme un verre de fin genièvre, et rien n’est sain à l’esprit comme la contemplation d’un homme heureux.
Le capitaine Fouque est roi de l’Ilette ! Marin comme le Grec Ulysse et comme le Marseillais Pamphile, ayant connu dans ses voyages cent peuples et mille cités, après quarante ans de navigation, le capitaine Fouque pourrait, s’il voulait, avoir maison de ville et villa au Cap ou à La Badine. Mais son rêve était autre, et le sage réalise toujours son rêve. Le capitaine Fouque a donc obtenu, au prix de quels entêtements, de quelles persévérantes démarches, de quelles luttes obstinées et sourdes avec le génie militaire ! mais enfin il a obtenu la concession d’un trou du rocher, et dans ce trou il s’est fait construire, en dépit des railleurs et des jaloux, la plus charmante et la plus originale habitation qui se puisse imaginer. Vous ne l’apercevez pas ? Nous y sommes ! Un pas encore, et sans cette formidable haie de cactus hérissés et de figuiers de Barbarie, nous nous promènerions déjà sur le toit. Descendons ; c’est par le rivage qu’on accède à la maisonnette : une maisonnette comme toutes les maisonnettes, à cela près qu’elle est incrustée dans le roc. Devant, une terrasse treillagée, en belle vue, qu’ombragent de leurs larges feuilles des courges grimpantes à fleurs jaunes. La porte s’ouvre : « Bien le bonjour ! » Le capitaine est en manches de chemise. D’un bout de vieux câble effiloché il frotte une clef qu’il huile et fait reluire.
— « Toujours au travail, capitaine ? — Toujours au travail ! C’est le diable pour tenir propres ces ferrements. A bord, voyez-vous, la moitié du temps se passe à se battre contre la rouille. »
A bord ?… en effet nous sommes à bord, dans une vraie cabine de navire, avenante et propre, décorée de cartes marines, avec un sextant, des lunettes, un hamac plié, et, pour fenêtres, des hublots derrière lesquels on voit miroiter la mer bleue.
Le capitaine vit là, ne quittant sa cabine que pour son canot, grand pêcheur, aux rames dès l’aurore, mais particulièrement ragaillardi, les jours de tempête, quand, bien enfermé et entendant les paquets de mer défoncer son toit et les vagues battre sa porte, il s’imagine être encore entre le ciel et l’eau, sur son brick-goëlette, et commercer noblement de poudre d’or, d’ivoire en dents et d’arachides dans les parages difficiles du Grand ou du Petit Macarambar.
— « A votre santé, capitaine ! Je vais de l’autre côté du cap, jusqu’au golfe. — A votre santé !… seulement vous ferez bien de prendre un chapeau de paille. Dans cette saison, il faut se méfier du soleil. »
Un petit chemin, bordé de murs en pierre sèche où des lézards courent, se détache de la grand’route et s’enfonce sous les oliviers.
De beaux oliviers ! non pas rabougris et taillés en rond comme ceux qu’à bon droit les voyageurs raillent, mais poussés libres au vent de la mer, hauts, tortus, noueux, séculaires, étendant largement leur feuillage, dentelle si claire et si légèrement tramée qu’on voit, la nuit, briller au travers la poussière d’or des étoiles. La nuit, c’est charmant ; mais, aux environs de midi, les rayons percent, et décidément le chapeau de paille n’est pas de reste.
Au golfe, c’est pire ou c’est mieux ! Mais n’importe : au risque d’un coup de soleil, je veux m’asseoir, sans chercher l’ombre des pins-parasols et des tamaris qui pourtant ne manquent pas sur les dunes, je veux m’asseoir dans le sable tiède et fin, et de là regarder les petites vagues innombrables, accourant de l’horizon, déferlant avec un bruit de soie froissée, et bordant, d’un trait d’argent mince et net entre l’azur de l’eau et l’or de la plage, la courbe de je ne sais combien de lieues qui va des blancs rochers calcaires du cap d’Antibes à la gigantesque proue de porphyre rouge, à pic sur les flots, qu’on appelle la pointe de l’Esterel. Tout cela, d’ailleurs, n’est ni rouge ni blanc, tout cela est couleur de soleil, comme la robe de Peau-d’Ane ; tout cela flamboie et scintille dans une brume transparente où semblent flotter les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, qui sont la Capri et l’Ischia de ce golfe Juan, plus petit, mais, sauf le Vésuve que remplace parfois sur les cimes du Tanneron un incendie de pins ou de chênes-lièges, presque aussi beau que le golfe de Naples.
Qu’ailleurs on s’irrite, qu’ailleurs on s’énerve ! Ici, bon gré, mal gré, il faut prendre la vie en douceur.
Tenez (je vous montrerais l’endroit d’un geste si j’avais le courage de me retourner), tenez, là, derrière ma tête, il y a une cabane en planches, recouverte de roseaux. Elle appartient à un Antibois de ma connaissance qui y remise ses engins de pêche. Un matin, il trouva deux planches enlevées, ses filets mouillés, ses palangrotes nouées d’un nœud qui n’était pas le sien. Des maraudeurs, braconniers de la mer, avaient forcé la cabane nuitamment pour se servir des filets et des palangrotes. Grande fureur de l’Antibois : « C’est épouvantable ! On n’est plus à l’abri chez soi… Je mettrai sur pied les gendarmes… » Il y a bientôt deux ans de cela, et les planches enlevées manquent toujours. Une fois ou deux par semaine, notre Antibois trouve ses filets mouillés et ses palangrotes mal nouées. « Qu’est-ce que ça fait, puisqu’on les rapporte ? Après tout, le trou est commode ; il fallait auparavant toujours trimbaler une énorme clef dans sa poche… » Et, depuis, le propriétaire a pris l’habitude d’entrer dans sa cabane à quatre pattes par le trou que pratiquèrent les maraudeurs.
Le beau pays, et les braves gens !
IV
LA MAISON DE GARIBALDI.
Il n’y a pas en Provence de nom plus populaire que celui de Garibaldi. On s’obstine, il est vrai, à le prononcer Galibardi, mais c’est naïvement et sans penser à mal. Tout paysan a chez lui un Garibaldi, debout au milieu de sa famille, à cheval dans la fumée des batailles, ou bien encore assis, les deux mains s’appuyant sur la poignée du sabre, avec ses bons yeux clairs, ses longs cheveux et sa barbe blonde.
Un jour de marché, étant tout petit, je rencontrai mon grand-oncle qui revenait de la Placette. De loin, je l’avais vu arrêté devant l’étalage d’un de ces marchands gascons qui exposent le long des murailles tant d’admirables images en couleur, juifs-errants, figures de saints, portrait de héros et de princes, pincées et fixées à une ficelle par des bouts de roseau fendus.
— Tu ne sais pas, j’ai fait emplette.
Et, déroulant un papier qu’il avait à la main, il me montra… vous le devinez : un superbe Garibaldi, enluminé de bleu et de rouge, avec une couche de gomme par-dessus qui le faisait reluire au soleil.
— C’est pour clouer dans ta chambre, au manteau de la cheminée.
— Et l’autre ? demandai-je, car il y avait deux rouleaux.
— L’autre, c’est pour le pendant, il faut toujours qu’une image ait son pendant.
— Et quel pendant avez-vous choisi ?
— Ma foi ! comme le marchand n’avait plus que des saint Paul et des saint Pierre, je me suis décidé à acheter encore un Garibaldi.
C’était, en effet, encore un Garibaldi, exactement semblable au premier d’ailleurs ; de sorte que, pendant toute mon enfance, j’ai vu, ô comble de la symétrie ! les deux mêmes Garibaldi chacun d’un côté de la cheminée, me sourire quand je m’éveillais.
Les impressions premières ne s’effacent plus, et toujours, même avant de savoir pourquoi, naïvement, obscurément, j’eus la religion de Galibardi.
Aussi puis-je compter au nombre des émotions de ma vie la découverte que nous fîmes, un ami et moi, sur le port de Nice, voici bientôt quelque dix ans.
Bien que mon ami connût Nice par cœur, comme il connaît Venise et Constantinople, nous avions eu toutes les peines du monde à le rencontrer ce port de Nice !
Au lieu de suivre tranquillement le bord de la mer, les terrasses et le coin de raoubo-capeou où, sur l’étroite route en corniche, entre le roc vif et les flots, un vent enragé souffle à toute heure, on avait pris le chemin des écoliers. On avait flâné au marché, admirant les poissons, les fleurs, et surtout, sujet de tableau ravissant ! ces originales revendeuses d’herbes qui pour se préserver du soleil, se coiffent d’une grosse salade renversée, la racine en l’air et les feuilles retombant autour des cheveux bruns frisés, ainsi qu’une verte dentelle. Après cela, on s’était enfoncé entre les maisons de la vieille ville passées à la chaux jusqu’au premier, suivant la coutume arabe et provençale, rues silencieuses et fraîches, où jamais ne descend le soleil, où jamais ne roule un bruit de voitures, escaliers tortueux grimpant vers le Château, voûtes sombres enchevêtrées, avec le petit judas des jalousies mystérieusement relevées aux fenêtres closes, et les boutiques obscures et basses, ouvertes, sans vitrines ni devanture, ayant pour étal deux bancs de pierre. Puis un quartier, vague, plein de charrons, de forgerons, dans le brouhaha poudreux des faubourgs qu’habitent les rouliers. Enfin tournant à droite, nous sentons une bonne odeur de goudron et de marine. Des pointes de mâts qui se dressent sur le ciel derrière les toits nous dirigent…
— Le port !
Mais pas un port comme tous les ports : le port idéal, le port classique, le port que les collégiens enfermés et qui n’ont jamais connu les flots peuvent se figurer d’après Homère ou d’après Virgile.
Tout rond, tout petit, calme et clair dans l’ombre des coteaux couronnés de verdure pâle, ses quais, au fond, vont s’abaissant en une grève large à peine de quelques pas où, parmi le sable et les galets, jaillissent les milles filets d’une belle source murmurante. Elle n’a que le temps de naître, de refléter un instant l’azur, et puis elle meurt dans la mer, joyeuse du peu qu’elle a vécu, en digne sœur païenne d’Aréthuse. Des femmes y lavaient leur linge ; ailleurs, des matelots remplissaient leurs barils. C’est Limpia, l’antique aiguade, belle aujourd’hui comme il y a deux mille cinq cents ans, la nymphe immortelle dont la grâce et la douce voix retinrent sur ces rivages divins les marins grecs fondateurs de villes.
La nymphe Limpia m’envoya un rêve. Assis sur le coin d’une borne, j’oubliai Nice et le siècle présent. Je n’entendais plus les appels des gens du port, les cris aigus et musicaux des marchands de poissons secs et d’oranges ; je ne voyais plus les petits vapeurs noirs de charbon, les cordages, les pavillons, les fins voiliers aux proues dorées et peintes, les tartanes dont la grande antenne retombe comme une aile lassée… J’étais dans la crique de Limpia : une forêt de pins mêlés de myrtes descendait des coteaux jusqu’à la mer, et les premiers colons apportant la vigne et l’olivier, tiraient en chantant leurs bateaux légers sur le sable, près de la source.
— Eh bien, dormons-nous ? fit mon compagnon.
Alors, me retournant, mal éveillé encore, j’aperçus en face de moi, dans le mur d’une petite maison, une plaque en marbre indiquant que Garibaldi était né là. Ceci me parut la continuation de mon rêve grec, et je trouvai tout naturel que ce héros, comparable aux héros antiques, eût vu le jour dans ce lieu sacré, près de la demeure des nymphes.
Vous rappelez-vous ce souvenir, ami Ziem, peintre des flots bleus semés de voiles blanches ? et vous rappelez-vous la bouteille de vin d’Asti que nous vidâmes incontinent à la santé de Garibaldi, devant le comptoir, sans vergogne dans une buvette à matelots.
… J’ai voulu revoir, le petit port, mais on agrandissait le petit port. Partout des maçons, des gravats, des pans de mur qui s’écroulaient dans des tourbillons de poussière. Quand j’arrivai, un tombereau emportait les derniers débris de la maison de Garibaldi, et les flots d’argent de Limpia, sur les galets souillés de plâtre, semblaient murmurer plus tristement.
Comme je regardais, un vieux, dans ce patois niçard, âpre et rude provençal que Garibaldi enfant parlait et qu’il aime à parler encore, un vieux en train de fumer sa pipe me dit :
— Les ingénieurs démolissent la maison ; mais des gens ont acheté les pierres, on va la rebâtir ailleurs.
Ailleurs ?… Hélas ! ailleurs, la maison sera comme exilée.
V
LES JÉSUITES A MONACO.
Non contents de troubler la France, voici que les Messieurs jésuites sont en train de révolutionner Monaco. On n’entend parler que d’eux sur ce vieux roc barbaresque, jadis peuplé d’affreux pirates, jadis hérissé de cactus comme un oursin l’est de piquants, et devenu, par suite du progrès des mœurs, le pays des croupiers et des roses.
Jamais depuis le matin où Menton et Roquebrune, fatigués de manger du pain de siège en pleine paix et de crever de faim par décret sous le ciel le plus généreux du monde, secouèrent d’un coup d’épaule le joug séculaire des Florestan ; jamais depuis le soir où ce bruit soudain se répandit qu’un prétendant, se prétendant de la pure race des Grimaldi, faisait appel aux armes, levait ses fidèles à Nice sous les arcades du café de la Victoire, et armait secrètement une barque à sardines dans le creux d’un roc, jamais pareille émotion ne s’est vue.
Les palmiers en ont soupiré, bien que la brise de mer ne soufflât point ; sur les terrasses de marbre les grands eucalyptus ont agité leurs feuilles pendantes, et l’unique grenouille de la pièce d’eau, vergiss-mein-nicht à pattes entretenu par l’administration pour rappeler à ses nombreux hôtes allemands la douce langue de la patrie ! oublie maintenant de chanter à l’heure réglementaire.
Je m’étais assis sous un oranger, dans un retrait charmant que je connais, à distance égale du casino et de la mer, berçant ma pensée au bruit philosophiquement confondu des pièces d’or et de la vague. Tout à coup un sifflet, un halètement de vapeur, des toilettes claires aperçues à travers les branches, des odeurs féminines de musc et d’ambre remplissant les jardins et dominant le parfum des fleurs, m’annoncèrent que le train de Nice arrivait. Je m’accoudai sur un balustre pour voir passer le défilé : les étrangères, les Françaises, et surtout cette indestructible vieille garde, les Caroline et les Cora, vénérables débris de la cocotterie impériale qui ont fini par trouver ici une île d’Elbe sans retour.
La compagnie me parut agitée. Il n’y avait pas ce recueillement préliminaire, bien connu de tous les joueurs, qui fait de la montée quotidienne à Monte-Carlo quelque chose d’aussi religieusement solennel qu’une entrée de messe ou de vêpres.
On causait, on s’interrogeait : — « Est-ce bien sûr, au moins ? — Mais, parfaitement, chère amie ! les achats sont faits, je tiens la chose du gros baron, les bons pères n’ont plus qu’à arriver. »
Et voilà comment j’appris que les jésuites, chassés de France, voulaient s’installer à Monaco et planter l’étendard d’Ignace sur le fortuné coin de terre que domine la girouette dorée du dieu Hasard.
Ce projet, comique au premier abord, n’a, quand on y réfléchit un peu, rien qui étonne. Les divers ordres religieux montrèrent toujours un goût particulier et parfaitement entendu pour choisir le lieu de leur demeure : aux franciscains besaciers et bons vivants les grasses et populeuses vallées ; aux dominicains noirs et blancs qui, par un calembour facile, s’intitulaient chiens du Seigneur, les positions fortes, batailleuses, à mine dominatrice et bourrue ; aux bénédictins, les pentes ombreuses, égayées de sources, portant à la méditation et à l’étude. Les jésuites ne pouvaient rêver rien de mieux que Monaco. La religion inventée par eux à l’usage des gens du monde, avec ses Immaculées, ses Cœurs sanglants, son mysticisme sensuel, sa préoccupation de l’Éternel et de la femme, va trouver son vrai cadre ici, dans cet endroit paradoxal où la nature se fait ultra-mondaine et qui offre aux aspirations compliquées des heureux que l’excès du plaisir énerve les baumes de la solitude à côté des piments du boulevard.
Monaco était d’ailleurs prédestiné, marqué d’une marque visible par le doigt de la Providence. Monaco, dans un petit vallon, possède un oratoire à Sainte Dévote ; son deuxième patron s’appelle Saint Romain ! Or, on n’ignore pas que l’occupation préférée des bons pères consiste à jouer de la dévote au profit de Rome. La dévote abonde à Monaco, comme en tout quartier général de galanterie. Et quelles dévotes ! Subtiles, expertes, connaissant par grâce d’état les obscurs replis de l’âme humaine mieux que le plus raffiné confesseur. Voilà une troupe tout exercée, un escadron volant d’admirables sœurs captatrices, qui ne demande qu’à faire campagne entre Menton et Cannes, terrain béni, aimé du ciel, fertile en millions souffrants, en riches et aristocratiques agonies. Grâce à ces jésuitesses de cotillon court, prêtes à le raccourcir encore, Monaco et Monte-Carlo seront tous les deux avant dix ans entre les mains des hommes de Dieu.
Il y a là un joli flot d’or, d’un courant large et continu, qui, savamment canalisé, remplirait à nouveau de murmures joyeux le fleuve desséché du denier de Saint-Pierre. L’exploitation serait facile, car tout joueur a foi aux fétiches, ce qui constitue un commencement de religion. L’être enfantin qui s’en va au tapis vert, sûr de gagner, plein de confiance, parce qu’en traversant le tunnel d’Eza il a aperçu, un quart de seconde, dans la course folle du train, la fente de rocher légendaire : petit trou bleu ouvert sur la mer ! est prêt à croire tout ce qu’on voudra lui faire croire ; et tels qui paient très cher pour toucher la bosse d’un bossu paieront le double pour baiser l’orteil d’un saint de bronze si on sait leur persuader que cet acte de dévotion doit faire réussir la martingale.
Voyez-vous d’ici le triomphe, quand, du haut de la Tête-de-Chien, bloc gris roussi par le soleil où parfois s’enroulent des brumes, une vierge en or colossale étendra les pans de son manteau sur le casino sanctifié, quand un chemin de croix montera de la gare et quand, dans le salon oriental, où des croupiers ornés de tonsures feront le jeu et jetteront la bille d’un geste de bénédiction, les grands laquais, en place du simple verre d’eau traditionnel, offriront un verre d’eau de Lourdes aux gosiers étranglés par la perte !
Ce jour-là, le prince régnant pourra remplacer par un jésuite souriant et glabre le moine barbu armé d’un glaive qui monte la garde sur son blason !
VI
PÈLERINAGE.
Mais chut !
Il paraît que sans songer à mal, j’ai pris un train de pèlerins.
Le train brûle Gênes, dédaigne Pise, laisse Florence ; nous allons droit à Rome faire nos Pâques.
En face de moi, un gros abbé : l’air réjoui du voyageur, l’œil grave du conducteur d’âmes.
Il prend le coin, s’installe et se carre. Tout le monde se gêne et me gêne pour lui. Il accepte de bonne grâce.
Moi je n’ai garde de protester, me rappelant cette admirable prescription de la civilité puérile et honnête : « Si vous vous trouvez à table à côté d’un ecclésiastique, ayez pour lui les mêmes égards et les mêmes prévenances que pour une dame. » Ayons donc des égards et des prévenances ; ce qui est d’obligation à table doit l’être également en wagon.
- l’abbé ferme les yeux, médite ou feint de méditer ; puis, tout à coup, énergiquement, il me tire un sac d’entre les jambes, et le pose sur ses genoux, un peu sur les miens. Le sac est violet, en peluche ancienne comme on en voit au dos des fauteuils. M. l’abbé ouvre le sac, suivi dans ses moindres mouvements par l’œil sympathique des dévotes, il en sort une chancelière, de même étoffe et violette aussi, puis une calotte qui est noire, mais garnie de violet à l’intérieur comme les poches de la soutane.
J’entends les dévotes se dire que M. l’abbé est illustre prédicateur quelque part entre Tarascon et Narbonne, qu’il va voir le pape au Vatican et qu’il reviendra de là bas au moins évêque in partibus.
Voilà qui explique cette orgie de violet chez un simple prêtre : dans son impatience d’avoir la pourpre, le saint homme en double ses soutanes et ses calottes, peut-être en double-t-il ses bas ! Cela ne fait de mal à personne, et donne en attendant un petit air d’évêque quand par suite d’un hasard heureux d’un coup de vent ou d’un geste habile, un peu de violet montre son nez.
Les dévotes, il y en a de charmantes dans le nombre, l’admirent d’abord en silence, mais bientôt elles s’enhardissent. On cause de Rome naturellement, de Rome et de la semaine sainte ! M. l’abbé explique Saint-Pierre, immense et qui paraît petit. Les dévotes d’un commun accord, déclarent cela admirable.
— Et l’orteil de bronze qu’on baise ! et près de Sainte-Marie-Majeure, la Scala santa que l’on ne monte qu’à genoux ?
Elles voudraient toutes déjà baiser l’orteil et user de leurs genoux les degrés de la Scala santa.
— Est-il vrai, qu’on parle dans les églises, que les curés vont au café et qu’ils donnent l’absolution du bout d’une gaule ?
Sur ces jolies lèvres, dans ce gazouillis, la religion prend un air aimable. Hélas ! que ne suis-je croyant !…
Puis, c’est la mantille.
— Quelle mantille ?
— Comment, ma chère, vous ignorez ! Mais on ne peut pas se présenter devant Sa Sainteté sans mantille… J’en ai une toute prête dans ma malle, très coquette, en filet de soie… D’ailleurs, il est facile de s’en procurer à Rome… n’est-ce pas, monsieur l’abbé ?
Et voilà toutes les têtes en l’air. Cette nouvelle qu’il faut une mantille se répand de compartiment en compartiment, de wagon en wagon, jusqu’au bout du train. Nous allons traverser des villes, côtoyer des fragments de golfe paraissant puis disparaissant par les intervalles bleus de quatre-vingt-sept tunnels, suivre l’Apennin, dont les découpures font de si fins arrière-plans aux rudes plaines d’Étrurie ; mais nous ne voyons rien de tout cela : désormais et jusqu’à Rome, dans les buffets des gares italiennes, épluchant des oranges et buvant le chianti ou l’orvieto dans d’élégants petits flacons revêtus de paille et de jonc tressé, il ne s’agira que de mantilles.
Le soir même de notre arrivée, à une table d’un café du Corso, où pendant la semaine sainte les gens pieux et altérés peuvent tout à la fois écouter le Stabat de Rossini et prendre des glaces, je revis l’abbé aux doublures violettes en compagnie de ses dévotes.
Elles, songeant à leurs mantilles et méditant de jolis plis, essayaient des poses à l’espagnole ; lui, regardant sa main grasse et blanche, croyait y voir luire l’améthyste ; et je compris alors, on ne s’instruit bien qu’en voyageant, pourquoi tant d’abbés en bon point et tant de jolies femmes vont à Rome.
VII
FLANERIE DANS ROME.
— « Et Saint-Pierre ? Vous ne pouvez pas cependant partir ainsi sans voir Saint-Pierre !
— Sapristi, j’allais l’oublier… »
Ainsi se termina une conversation échangée le matin de Pâques, sur le Mont Aventin, lieu historique, près d’un champ de fèves en fleurs.
Nous n’imaginons pas, en effet, combien dans la Rome du Quirinal et du Corso les gens s’occupent peu de ce qui se passe au-delà du Tibre. Le pape boude, on le laisse faire ; et l’habitude se prend doucement, tranquillement, de vivre sans pape. En vain, les Jules, les Sixte et les Léon marquèrent la Ville à leurs armes ; en vain, dans chaque rue, dans chaque carrefour, un monument de pierre ou de bronze : obélisque relevé et sanctifié, colonne antique portant à son faîte un bienheureux en place d’un empereur délogé, églises et palais, fontaines crachant des torrents d’eau, statue triomphante et ronflante de l’illustre cavalier Bernin, crient par mille symboles et mille inscriptions en latin leur orgueil terrestre et leur puissance. Tout cela est mort, appartient au passé ; on commence à dire : « Du temps des papes », et l’on n’a pas l’air de soupçonner qu’il y a quelque part le successeur et l’héritier de ces fastueux bâtisseurs.
Aux approches de l’enclos papal, l’impression est triste. De petites boutiques d’objets de sainteté où reluisent derrière la vitre les chapelets en clinquant, les images criardes, les cœurs en papier découpé, les christs langoureux, les fades madones, toute cette dévote bimbeloterie de la rue Saint-Sulpice, sans art et sans goût, écœurante comme une sucrerie, mais qui réjouit les curés et les vieilles dames. La religion se rapetisse et semble se faire enfantine. Michel-Ange n’y tiendrait pas, s’il revenait, et tomberait là-dessus à coups de poing.
Heureusement, voici Saint-Pierre !
La nef immense semble vide, bien que les pèlerins s’y pressent et que nombre de curieux soient venus entendre les chanteurs de la chapelle Sixtine. On les aperçoit près du baldaquin, debout sur une haute estrade drapée d’écarlate et d’or, tous en surplis et terriblement moustachus, comme pour protester contre la légende. Malgré la solennité du lieu et la beauté des airs, les plus dévots ne peuvent s’empêcher de sourire aux soli, quand, tout à coup, d’une de ces barbes, sort la voix d’un enfant qui n’a pas mué. Des Américaines en waterproof, marchant de leur pas décidé de touristes, s’arrêtent un instant et lorgnent. De temps en temps, un bruit lointain de clochettes annonce que la messe commence à quelque autel perdu dans l’ombre.
Décidément, Saint-Pierre est trop vaste. Toute proportion se perd sous ces voûtes, au milieu de cet entassement de métaux précieux et de marbres, où l’homme a tenté l’impossible pour réaliser le divin. Un pape, j’imagine, doit sembler petit là-dedans, même éblouissant de pierreries, porté en pompe et grandi par la tiare.
J’entends rire : ce sont des Romaines. Elles ont retiré leur mouchoir de cou et se le sont posé, flottant, sur la tête ; (A Saint-Pierre, paraît-il, les femmes n’entrent pas en cheveux.) Mais le mouchoir tombe toujours, on se pousse pour le ramasser, et c’est un grand sujet de joie.
D’ailleurs, les étrangers, les étrangères surtout, dominent. Le peuple est déshabitué de Saint-Pierre depuis que le pape n’y vient plus. A la sortie, je me croise avec un pèlerin vraiment pittoresque : le costume du brigand classique, ceinture rouge et chapeau pointu ; la tête qui convient au costume. Il s’assied sous la gigantesque porte de bronze que les dames n’osent regarder, à cause des quelques arabesques étrangement païennes, retire ses bottines ou s’est amassée toute la poussière de la campagne romaine, les dépose avec son bâton sur une base de colonne, et, pieusement, entre les pieds nus. Je salue ce dernier croyant.
La place est déserte, ou peut s’en faut. Entre les deux bras de la colonnade, sur les pavés où l’herbe pousse, l’obélisque allonge son ombre. De chaque côté, les deux jets d’eau dansent et luisent au soleil. Mon guide me raconte que, depuis l’entrée des Piémontais, la place appartient à la nation, mais que les jets d’eau sont au pape, ainsi que l’obélisque. — « Il ne tiendrait qu’à lui, pour punir les révolutionnaires, de mettre sous clef son obélisque et de tarir ses jets d’eau ; Pie IX y songeait, mais Léon XIII est heureusement plus libéral. » Le tout assaisonné d’un fin sourire à l’italienne. « Et puis, il paraîtrait que le saint-père s’ennuie au Vatican. L’autre jour, en passant près d’une grille, il voulait à toute force sortir ; ses cardinaux l’ont arrêté, il s’est fâché ; grands dieux, quelle scène !… » Tels sont les menus cancans auxquels s’amusent les bons Romains.
Cependant les cloches sonnaient à toute volée, et deux petits bersagliers bruns, portant cranement sur le côté leur coquet chapeau de cuir aux plumes de coq frissonnantes, se montraient en gouaillant le costume de mascarade, rayé jaune et bleu, avec la coiffe aplatie en tourte, d’un garde-suisse qui faisait sa faction à la porte du Vatican. L’Italie vivante en face de la Rome morte !
Laissons s’égosiller les cloches ! et montons au Pincio voir le défilé des équipages ; c’est l’heure où le roi s’y promène dans sa calèche à livrée rouge. Nous admirerons les belles Romaines et nous nous rafraîchirons d’un gelato en écoutant les airs de Verdi.
FIN.