De maître, Curo-Biasso n’en avait jamais eu qu’un : le vieux Safurian, dit Cinq-hommes, braconnier de son état et tailleur de pierres à ses moments perdus, qui tous les jours, pendant deux ans, l’emmena battre les bois et les ravines, lui apprenant également à flairer le gendarme et la perdrix.
Une nuit, on assassina un brigadier. Cinq-hommes, qui craignait les méchantes langues, s’en alla en Piémont par le chemin des montagnes, et sa femme, presque sa veuve, vendit Curo-Biasso au sergent-major d’un détachement qui passait.
Mais au bout de trois semaines la brave bête s’en revenait, maigre, traînant au cou un morceau de chaîne… La vie de caserne, apparemment, ne lui avait pas convenu.
Ce qu’il lui fallait, à lui, c’étaient les joies de la chasse et de l’affût, la vie en plein soleil le long des torrents clairs et des côtes sèches parfumées de marjolaine, c’était l’odeur de l’herbe, l’odeur de la piste, les fontaines froides qu’on lappe, la grappe gonflée dont on s’inonde la gueule, entre deux lignes de vigne, sans s’arrêter de courir ni d’aboyer ; c’était le gibier forcé, déchiré, avec du sang et du poil aux babines ; puis le repos à l’ombre, les bonnes heures de paresse, le sommeil sous les étoiles et le réveil matinal, à la fraîcheur, quand la caille chante, quand les oisillons vont boire, et que le lièvre, se secouant, lève les oreilles hors du gîte, au ras de l’herbe mouillée de rosée.
Quelques amis du vieux Cinq-hommes (les braconniers, Dieu merci ! ne manquent pas chez nous) firent des avances à Curo-Biasso ; mais depuis son voyage, notre déserteur tenait l’homme en défiance, se rappelant avoir été attaché. Tout compte fait, il préféra se passer de maître pour vivre seul, sans collier, à la barbe des forestiers et des gendarmes, aussi libre au milieu de ses champs et de ses bois que les chiens musulmans dans les ruelles de Constantinople.
Où dormait-il ?… on l’ignore. Il devait, j’imagine, varier ses gîtes, couchant au bel air l’été, et l’hiver sous un hangar de ferme ou bien dans ces cabanettes ouvertes, en pierre sèche, que bâtissent les gens de campagne pour s’abriter de la pluie.
Curo-Biasso, c’est-à-dire Vide-Bissac (on l’avait surnommé ainsi à cause de ses fredaines), fut bien vite devenu la terreur des paysans. Tandis qu’ils étaient au travail, en train d’arracher la garance ou de faire feu de leurs outils sur les cailloux d’une olivette, que de fois n’avait-on pas vu Curo-Biasso flairant le sol et le vent, se raser comme un chat, glisser le long d’un mur, entre deux sillons, et arriver ainsi jusqu’au bissac jeté derrière le travailleur, dans l’herbe ou sur les mottes.
Les paysans riaient tous les premiers de trouver ainsi leur goûter envolé : — « Encore un tour de Curo-Biasso, disaient-ils, c’est un maître chien !… il vit tout seul comme l’ermite de Lure… » Et ils se contentaient, une autre fois, de suspendre leur bissac à une branche de figuier. Mais Curo-Biasso alors se dressait sur ses pattes de derrière et sautait après le bissac comme le renard des fables devant sa treille.
Ajoutons, à l’honneur de Curo-Biasso, qu’il faisait ce métier seulement au gros de l’été, quand la terre brûle et que la piste est sans odeur. Les Peaux-Rouges volent bien, eux aussi, lorsque la chasse ne les nourrit plus !
Avant tout, Curo-Biasso était un chasseur incomparable, fin comme l’ambre et d’un tel nez que, disait-on, rien qu’à flairer l’eau d’une source, il devinait le soir quel oiseau y avait bu le matin. Personne mieux que lui ne découvrait où gîte le lièvre, où loge la caille, où s’éveille la perdrix ; quant aux lapins, il savait par cœur leurs moindres terriers, les chemins qu’ils se font dans l’herbe, et aussi les ronds de terre piétinée, parsemée de petites crottes, où ils vont, ces graves animaux, assis sur la queue et remuant le nez, tenir leurs conférences au clair de lune.
Curo-Biasso devint légendaire ; on racontait sur lui des choses étonnantes : que les loups étaient ses amis, et que souvent il s’associait avec le renard pour courir un lièvre sur la neige. Les gardes, il les reconnaissait d’une lieue, se fussent-ils déguisés en évêque avec la crosse et la mitre !
Le plus souvent, Curo-Biasso battait les bois pour son compte.
Quelquefois aussi un chasseur, immobile, le fusil entre les jambes, écoutant ses deux chiens donner de la voix à un quart de lieue, entendait tout à coup trois chiens au lieu de deux. C’était Curo-Biasso qui, rôdant par là, venait de se mettre de la partie, pour le plaisir de chasser en société.
Car, par un souvenir de sa vie d’autrefois, Curo-Biasso aimait toujours l’odeur de la poudre.
Nous nous en allions un jour, mon père et moi, le long de la Durance, large en cet endroit autant que la Seine à Paris, courante à faire peur et froide comme une eau de neige… Léda, notre chienne, venait d’être mordue au nez par une vipère, en quêtant sous un genévrier, et bien qu’immédiatement frictionnée d’alcali, elle avait la tête lourde, le regard malade ; je la menais tristement en laisse au bout de mon mouchoir ; mon père, de fort méchante humeur à cause de la journée perdue, marchait devant, son fusil en bandoulière. Tout à coup je l’entendis crier : « Curo-Biasso !… hé !… Curo-Biasso ! »
Sur l’autre rive, Curo-Biasso, en train de chasser comme nous, s’était arrêté pour boire, et lapait une petite mare d’eau claire au milieu des osiers et des galets.
« Curo-Biasso !… Curo-Biasso ! »
Mon père aurait bien voulu continuer sa chasse avec lui.
Mais Curo-Biasso buvait toujours, et paraissait s’inquiéter de nous autant que d’une belle paire de gendarmes.
— Attends un peu, fait mon père en épaulant son fusil pour tirer en l’air.
Le coup part. Curo-Biasso dresse l’oreille, il voit la fumée, il flaire la poudre, et le voilà qui saute à l’eau comme un perdu, le voilà nageant, le museau levé, à travers le courant froid qui l’entraîne, et gambadant de joie à nos pieds sur le sable tout inondé.
Le pacte était fait : Curo-Biasso ne nous quitta plus de tout le jour ; il nous fit encore tuer deux pièces ; et voulut bien partager notre goûter sous un arbre. Le soir, une fois la chasse finie, il nous accompagna quelque temps du côté de la ville ; mais du plus loin qu’il aperçut des maisons, il nous laissa.
Et n’allez pas croire que notre héros eût cette mine craintive et malheureuse des chiens errants qu’on traque de partout. Superbe, net et luisant, il devait, étant devenu un peu bête fauve, se lécher tous les matins du bout du nez au bout de la queue ; ce vagabond-là aurait fait honte au chien de riche le mieux soigné. Seulement, à force de courir dans les mottes sèches, l’herbe et les pierrailles, il finit par avoir le poil des pattes couleur d’amadou, comme un lièvre.
Malgré les gardes et les gendarmes, Curo-Biasso vivrait peut-être encore ; mais, ainsi qu’il convient à un héros, Curo-Biasso devait être vaincu par l’amour.
Un soir de juin, il s’en venait, longeant l’ombre des murs, par le chemin de Clarescombes. Or, en passant devant une habitation moitié ferme, moitié château, il aperçut dans un coin de la cour, au dernier soleil, sa tête fine posée sur ses pattes étendues, une chienne de race qui rêvait.
Curo-Biasso, à l’ordinaire, se tenait loin de l’habitation des hommes ; cette fois, il passa la grille fièrement.
Curo-Biasso ne déplut point trop. La chienne se leva, secoua sa fourrure blanche, s’étira un moment, toute droite, sur ses pattes couleur de feu ; puis, faisant un grand saut, elle vint frotter son museau rose sur l’échine du coureur de bois.
Un instant de plus, et il y avait mésalliance.
Le maître, en train de dévisser un Lefaucheux, descendit du perron pour chasser la bête plébéienne qui voulait encanailler son chenil… Curo-Biasso s’en alla, mais en montrant les dents. La chienne eut peur, les pintades s’enfuirent, et le paon qui du haut d’un mur regardait le soleil se coucher, s’abattit lourdement sur les tuiles d’un hangar.
Curo-Biasso revint le lendemain à la même heure ; il trouva la grille de la cour fermée et ne put caresser son amie qu’à travers les barreaux.
Il revint encore le surlendemain, puis le jour qui suivit, et ainsi pendant une semaine. Il maigrissait, il ne prenait plus goût à la chasse, c’était une pitié de le voir.
Il finit même par ne plus quitter les environs de la ferme.
Mais la patricienne avait compris : un matin elle brisa sa laisse, franchit la grille et vint trouver sur le chemin Curo-Biasso qui l’attendait. Tous deux s’enfuirent côte à côte vers le bois en se mordant au museau.
On ne les revit pas de toute la sainte journée…
Le soir, à la nuit tombante, ils s’en revenaient ensemble du côté de la ferme, Curo-Biasso fièrement, l’autre un peu honteuse, quand tout à coup, vers l’entrée du bois :
— A vous, garde ! les voilà !…
Un coup de feu… Curo-Biasso tombe.
— Il en a, dit le garde, en sortant du fourré son fusil déchargé à la main.
La chienne, toute tremblante, léchait le sang qui coulait sur le pelage fauve de Curo-Biasso.
— Ici, Diane ! cria le maître…
Et c’est ainsi que pour avoir aimé, Curo-Biasso mourut un soir, au coin d’un bois, sur la mousse et l’herbe, ouvrant encore l’œil avant d’expirer aux cris plaintifs de Diane sa belle maîtresse qu’on battait.