I

L’eau de La Salette.

Près de Canteperdrix, il y a une source, point miraculeuse, par exemple ! mais vive, limpide, chantante, une vraie petite rivière qui sort de terre tout d’un coup entre les racines d’un noyer et de deux ou trois chênes, court dans les roseaux quelques pas, puis s’élargissant en écluse, pour la plus grande joie des lessiveuses et des grenouilles, fait marcher, sans que ces industries enlèvent rien au charme du paysage, une buanderie, un lavoir à laine, la meule à remouler d’un taillandier, et une modeste fabrique de chocolat.

Ce paradis de fraîcheur s’appelle Les Fontainious.

Très peuplé quand vient le jour, l’endroit est fort solitaire à l’aurore, et l’on n’y entend, avant le bruit des battoirs et des roues, que le murmure des feuilles au réveil, l’eau qui rit dans le barrage, et le pépiement des mésanges qui viennent boire.

J’étais collégien. Un matin, profitant du sommeil de la gendarmerie, je me levai dès l’aube, pour aller le long des Fontainious chasser les oisillons aux gluaux. En arrivant, je trouvai place prise. Une sorte d’ermite, point trop vieux, — qu’à son chapeau sans cordon, à sa soutane d’emprunt, où maint bouton était remplacé par des ficelles, vous auriez pu reconnaître pour membre de cette bohème ecclésiastique des frères libres de saint François, vrais bachibouzouks du cléricalisme, que les tonsurés n’aiment guère, — une sorte d’ermite, arrêté près de ma source, se livrait à un travail singulier. Il puisait de l’eau dans un bidon, puis en remplissait un petit tonneau, monté sur deux roues et que traînait un petit âne.

Il se troubla en me voyant et parut ennuyé d’être surpris. Mais rassuré sans doute par mon jeune âge :

— Y a-t-il loin d’ici la ville, petit ?

— Non monsieur, passé le pont, vous y êtes.

L’ermite avait l’air bonhomme, nous nous liâmes ; et comme je l’aidais à remplir son tonneau, il me raconta qu’il venait de Notre-Dame de la Salette et qu’il descendait vendre l’eau miraculeuse en Provence. Mais, à traîner le tonneau plein le long des routes, son petit âne se serait crevé ; c’est pourquoi il avait pris cette habitude de remplir le tonneau en entrant dans les localités et de le vider à la sortie.

— Mais, dis-je, cette eau n’est pas sainte ?

— Qu’importe, petit, puisque la foi sauve !

Et, sa provision faite, il descendit vers Canteperdrix, tirant le petit âne par la bride, clochetant de la main gauche et criant : — Qui veut de l’eau ! Qui veut de l’eau de Notre-Dame de la Salette !

 

II

Comme quoi Saint Pouderous se trompa.

Vous ne connaissez pas saint Pouderous ?

Non !… Sans doute, vous le connaîtriez si le sort vous eût fait naître, comme moi, sur un des rocs pelés et gris, égayés de quelques maigres oliviers pour toute verdure, qui, vers les confins du Dauphiné, bordent, plusieurs lieues durant, la Durance provençale.

C’est là que, de temps immémorial, saint Pouderous habite.

Je dis « de temps immémorial ». En effet, on ne sait rien dans le pays de lui ni de ses origines ; et l’Église, tenant en véhémente suspicion ce saint sans répondant ni aïeux, ne lui tolère une sorte de culte que par horreur du bruit, esprit de prudence, et pour ne pas indisposer des villageois plus superstitieux que dévots, qui, si on leur enlevait leur Pouderous, seraient capables de ne plus croire en Dieu.

Quel qu’il soit, bienheureux authentique ou non, saint local dont l’histoire s’est perdue ou divinité païenne entrée en religion par suite de la dureté des temps, ce Pouderous possède là-bas son ermitage et sa chapelle, perchés tous deux à mi-côte, en belle vue de la vallée, avec ce qu’il faut à une chapelle et à un ermitage : la cloche suspendue à la fourche d’un tronc moussu, la croix rustique fichée dans la fente d’un rocher, le bouquet de chênes, le petit jardin et la source.

L’ermite est un ancien hussard venu là pour des peines de cœur. Ayant laissé pousser sa barbe, il a maintenant l’air vénérable. Mais, la barbe écartée, on trouve dessous un assez bon diable chez qui l’amour de la solitude n’a pu éteindre un certain goût qu’il eut toujours pour l’absinthe suisse. Il en possède un tonnelet dans le creux d’un arbre dont il a fait sa cave, et en cède parfois, moyennant finances, un verre au chasseur altéré, lui tenant tête volontiers, sous son bouquet de chênes, près de sa source, et battant la purée verte militairement, sans que la soutane le gêne.

L’heureux homme !

Il n’en est pas de plus populaire que lui dans toute la vallée ; et quand on l’aperçoit, de très loin, descendant le sentier en zigzag, avec son grand chapeau et sa grande besace, c’est fête au village, les enfants accourent, les femmes sortent sur les portes :

— Bien le bonjour, ermite !

— Ermite, entrez donc boire un coup.

Alors il remercie le ciel et se félicite d’avoir renoncé aux grandeurs militaires pour servir le saint remarquable qui s’appelle saint Pouderous.

Car, voyez-vous, saint Pouderous n’est pas un saint comme tant d’autres. Pour un cent de messes et autant de neuvaines, on ne saurait obtenir de lui qu’il sèche une plaie, qu’il équilibre un bancal ou qu’il redresse un bossu. Pouderous répugne aux emplâtres, aux béquilles ; ses miracles à lui sont gais, et sa spécialité joyeuse.

Ce à quoi il excelle, c’est à racommoder les amoureux, et surtout à donner un gros poupon aux bonnes femmes qui en souhaitent.

Sur ce dernier point, il est infaillible ; et fussiez-vous, madame, aussi stérile que Sarah, il suffirait, pour vous transformer en mère Gigogne, d’un pèlerinage à saint Pouderous, le jour de sa fête, avec l’accompagnement obligé des pèlerinages d’été, courses dans la montagne, visite à l’ermitage, dîners sur l’herbe, et nuit passée à camper, tous ensemble, à la belle étoile.

Quelquefois, par exemple, le bon saint Pouderous va trop loin.

Ainsi, l’année passée, deux sœurs du village voisin montèrent ensemble à la chapelle. L’aînée, qui était mariée, voulait demander un garçon, la cadette ne demandait rien, ayant ses dix-sept ans à peine.

Saint Pouderous entendit mal, sans doute, car c’est la cadette, pécaïré ! qui, un peu moins de dix mois après, mettait au monde un bel enfant, brun et frisé comme sa mère.

La chose, d’ailleurs, n’a pas trop nui au pèlerinage.

Les mécréants de l’endroit, cette engeance pullule partout ! ont bien ri quelque peu d’abord. Puis ils se sont fatigués de rire. Et maintenant saint Pouderous et son ermite sont plus en vogue que jamais.

Je plaisantais un jour, avec ce dernier, de l’aventure :

— Que voulez-vous, me répondit-il, saint Pouderous a fait erreur, erreur n’est pas compte !

 

III

Les saints se font lourds.

Pamparigoust est un petit village tapi sur le versant nord de Lure, dans une prairie, entre deux torrents pleins d’eau claire, à l’ombre d’une douzaine de vieux noyers.

Eh ! bien, à Pamparigoust la religion s’en va ! Quand je l’affirme, vous pouvez m’en croire : l’ermite lui-même, l’ermite de Saint-Barbejou me l’a dit.

C’était l’an passé, vers cette même saison. Je faisais mon ouverture de chasse, et j’avais choisi pour cela le terroir de Pamparigoust, non pas qu’il soit plus giboyeux qu’un autre, mais parce que, à défaut du gibier que je ne tuerais point, j’étais certain de trouver, sur le midi, au village, dans une salle d’auberge voûtée et fraîche, un arrière-train de chevreau rôti, peut-être une truite, et, dans tous les cas, arrosé du petit vin du crû, quelqu’un de ces merveilleux fromages, mûris dans la neige, tout l’hiver, sous une quadruple enveloppe de poivre d’âne et d’épis de lavande.

En arrivant dans la Grand’rue, je vis un rassemblement devant la porte du charron.

Tout le pays était là : hommes, enfants et femmes !

Le vieux Cogolin, armé de sa grande tarière à moyeux, taraudait une pièce de bois, au milieu des rires ; et comme l’ouvrage n’avançait guère, il ne se gênait pas de jurer.

L’ermite de l’endroit, suant dans sa soutane trouée, semblait lui donner des conseils.

— Capucin de sort ! disait Cogolin, en voilà un saint qui a l’âme dure !

Et l’assistance éclatant de rire :

— Chut ! Cogolin, soupirait l’ermite, tu blasphèmes saint Barbejou.

C’était, en effet, saint Barbejou, le cou sur un chevalet, ses pieds joints sur l’autre, que Cogolin taraudait ainsi, en longueur.

Ce saint Barbejou, barbarement taillé dans un tronc de poirier sauvage, était un vieux saint d’origine fort contestée, païen sans doute, ainsi que l’indique son nom, qui veut dire en latin : barbe de Jupiter.

Mais, païen ou pas, ce saint Barbejou avait de tout temps été pour ses ermites une source de revenus et de gloire.

Les Pamparigoustais, braconniers et contrebandiers, ne hasardaient pas de coup sans lui faire un vœu, et Notre-Dame-de-la-Garde, elle-même, n’était pas plus riche en ex-voto que ce problématique saint de bois.

De plus, une fois par an, le jour de sa fête, tout Pamparigoust, en procession, s’en allait le tirer de la niche qu’il occupait dans l’église paroissiale ; et les quatre plus gaillards du village le portaient par des sentiers pierreux et rudes, jusqu’à la chapelle de l’ermite située à deux lieues de haut dans la montagne.

Voir tarauder un tel saint m’intrigua.

— Bonjour, l’ermite !

— Vous voilà, mécréant.

— Qu’arrive-t-il à votre saint ?

— Ce qu’il lui arrive… Regardez : il lui arrive que je le vide !

Et montrant le poing aux assistants mis en joie :

— Tas de damnés, paroissiens du diable, c’est votre impiété qui m’en a réduit là !

Il se retourna vers moi, plus calme :

— Vous savez ou vous ne savez pas que c’est demain la fête… Autrefois les gens se disputaient l’honneur de monter le Saint, pieds nus, sur leurs épaules. On payait pour ça ; c’était le bon temps. Je me rappelle, moi, qui vous parle, étant tout petit, sous mon prédécesseur, avoir vu mettre la chose aux enchères… Les mauvaises idées vinrent ; on portait encore le saint pieds nus, mais sans payer… Puis on se chaussa, et je dus me tenir content… L’année passée ne m’a-t-il pas fallu aller chercher par force mes pénitents à l’auberge ?

Enfin, cette année…, ah ! cette année…, ils m’ont déclaré, les brigands, que le tronc de poirier était trop lourd, qu’on en riait dans tous les villages de la vallée, et qu’enlever un peu de bois à saint Barbejou ne saurait lui faire du mal… Mais halte-là charron ! c’est poussé assez loin. Avec ta tarière d’enfer, tu vas faire sauter à mon saint le crâne et la mitre.

— Le voilà léger comme un carton, votre saint ! Si demain, les paroissiens refusent, vous pourrez le monter vous-même sous le bras.

Et, retirant sa longue tarière de l’intérieur de saint Barbejou, Cogolin la cogna du bout sur sa forte semelle pour en faire sortir les copeaux.

— Tais-toi, huguenot ! dit l’ermite, qui les ramassa, probablement avec l’intention de les vendre comme reliques.

Puis, marmotant je ne sais quoi, et faisant aller sa barbe de bique :

— Notre évêque l’a bien dit au prêche : « Les saints pèsent trop aux épaules, il n’y a plus de religion à Pamparigoust ! »