LES LOIS DE L’ÉDUCATION DOIVENT ÊTRE RELATIVES AUX PRINCIPES DU GOUVERNEMENT.
Charles Montesquieu
CHAPITRE PREMIER
Des lois de l’éducation.
Les lois de l’éducation sont les premières que nous recevons. Et comme elles nous préparent à être citoyens, chaque famille particulière doit être gouvernée sur le plan de la grande famille qui les comprend toutes.
Si le peuple en général a un principe, les parties qui le composent, c’est-à-dire les familles, l’auront aussi. Les lois de l’éducation seront donc différentes dans chaque espèce de gouvernement: dans les monarchies, elles auront pour objet l’honneur; dans les républiques, la vertu; dans le despotisme, la crainte.
CHAPITRE II
De l’éducation dans les monarchies.
Ce n’est point dans les maisons publiques où l’on instruit l’enfance que l’on reçoit dans les monarchies la principale éducation; c’est lorsque l’on entre dans le monde que l’éducation, en quelque façon, commence. Là est l’école de ce que l’on appelle honneur, ce maître universel qui doit partout nous conduire.
C’est là que l’on voit et que l’on entend toujours dire trois choses: «Qu’il faut mettre dans les vertus une certaine noblesse; dans les mœurs, une certaine franchise; dans les manières, une certaine politesse.»
Les vertus qu’on nous y montre sont toujours moins ce que l’on doit aux autres que ce que l’on se doit à soi-même: elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue.
On n’y juge pas les actions des hommes comme bonnes, mais comme belles; comme justes, mais comme grandes; comme raisonnables, mais comme extraordinaires.
Dès que l’honneur y peut trouver quelque chose de noble, il est ou le juge qui les rend légitimes, ou le sophiste qui les justifie.
Il permet la galanterie lorsqu’elle est unie à l’idée des sentiments du cœur, ou à l’idée de conquête; et c’est la vraie raison pour laquelle les mœurs ne sont jamais si pures dans les monarchies que dans les gouvernements républicains.
Il permet la ruse lorsqu’elle est jointe à l’idée de la grandeur de l’esprit ou de la grandeur des affaires, comme dans la politique, dont les finesses ne l’offensent pas.
Il ne défend l’adulation que lorsqu’elle est séparée de l’idée d’une grande fortune, et n’est jointe qu’au sentiment de sa propre bassesse.
A l’égard des mœurs, j’ai dit que l’éducation des monarchies doit y mettre une certaine franchise. On y veut donc de la vérité dans les discours. Mais est-ce par amour pour elle? point du tout. On la veut, parce qu’un homme qui est accoutumé à la dire paraît être hardi et libre. En effet, un tel homme semble ne dépendre que des choses, et non pas de la manière dont un autre les reçoit.
C’est ce qui fait qu’autant qu’on y recommande cette espèce de franchise, autant on y méprise celle du peuple, qui n’a que la vérité et la simplicité pour objet.
Enfin, l’éducation dans les monarchies exige dans les manières une certaine politesse. Les hommes, nés pour vivre ensemble, sont nés aussi pour se plaire; et celui qui n’observerait pas les bienséances, choquant tous ceux avec qui il vivrait, se décréditerait au point qu’il deviendrait incapable de faire aucun bien.
Mais ce n’est pas d’une source si pure que la politesse a coutume de tirer son origine. Elle naît de l’envie de se distinguer. C’est par orgueil que nous sommes polis: nous nous sentons flattés d’avoir des manières qui prouvent que nous ne sommes pas dans la bassesse, et que nous n’avons pas vécu avec cette sorte de gens que l’on a abandonnés dans tous les âges.
Dans les monarchies, la politesse est naturalisée à la cour. Un homme excessivement grand rend tous les autres petits. De là les égards que l’on doit à tout le monde; de là naît la politesse, qui flatte autant ceux qui sont polis que ceux à l’égard de qui ils le sont, parce qu’elle fait comprendre qu’on est de la cour, ou qu’on est digne d’en être.
L’air de la cour consiste à quitter sa grandeur propre pour une grandeur empruntée. Celle-ci flatte plus un courtisan que la sienne même. Elle donne une certaine modestie superbe qui se répand au loin, mais dont l’orgueil diminue insensiblement, à proportion de la distance où l’on est de la source de cette grandeur.
On trouve à la cour une délicatesse de goût en toutes choses, qui vient d’un usage continuel des superfluités d’une grande fortune, de la variété et surtout de la lassitude des plaisirs, de la multiplicité, de la confusion même des fantaisies, qui, lorsqu’elles sont agréables, y sont toujours reçues.
C’est sur toutes ces choses que l’éducation se porte pour faire ce qu’on appelle l’honnête homme, qui a toutes les qualités et toutes les vertus que l’on demande dans ce gouvernement.
Là l’honneur, se mêlant partout, entre dans toutes les façons de penser et toutes les manières de sentir, et dirige même les principes.
Cet honneur bizarre fait que les vertus ne sont que ce qu’il veut, et comme il les veut; il met de son chef des règles à tout ce qui nous est prescrit; il étend ou il borne nos devoirs à sa fantaisie, soit qu’ils aient leur source dans la religion, dans la politique, ou dans la morale.
Il n’y a rien dans la monarchie que les lois, la religion et l’honneur prescrivent tant que l’obéissance aux volontés du prince; mais cet honneur nous dicte que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce qu’elle nous rendrait incapables de le servir.
Crillon refusa d’assassiner le duc de Guise; mais il offrit à Henri III de se battre contre lui. Après la Saint-Barthélemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire massacrer les huguenots, le vicomte d’Orte, qui commandait dans Bayonne, écrivit au roi: «Sire, je n’ai trouvé parmi les habitants et les gens de guerre que de bons citoyens, de braves soldats, et pas un bourreau: ainsi, eux et moi supplions Votre Majesté d’employer nos bras et nos vies à choses faisables.» Ce grand et généreux courage regardait une lâcheté comme une chose impossible.
Il n’y a rien que l’honneur prescrive plus à la noblesse que de servir le prince à la guerre: en effet, c’est la profession distinguée, parce que ses hasards, ses succès et ses malheurs même conduisent à la grandeur. Mais en imposant cette loi, l’honneur veut en être l’arbitre; et, s’il se trouve choqué, il exige ou permet qu’on se retire chez soi.
Il veut qu’on puisse indifféremment aspirer aux emplois, ou les refuser; il tient cette liberté au-dessus de la fortune même. L’honneur a donc ses règles suprêmes, et l’éducation est obligée de s’y conformer. Les principales sont qu’il nous est bien permis de faire cas de notre fortune, mais qu’il nous est souverainement défendu d’en faire aucun de notre vie.
La seconde est que, lorsque nous avons été une fois placés dans un rang, nous ne devons rien faire ni souffrir qui fasse voir que nous nous tenons inférieurs à ce rang même.
La troisième, que les choses que l’honneur défend sont plus rigoureusement défendues lorsque les lois ne concourent point à les proscrire, et que celles qu’il exige sont plus fortement exigées lorsque les lois ne les demandent pas.
CHAPITRE III
De l’éducation dans le gouvernement despotique.
Comme l’éducation dans les monarchies ne travaille qu’à élever le cœur, elle ne cherche qu’à l’abaisser dans les États despotiques; il faut qu’elle y soit servile. Ce sera un bien, même dans le commandement, de l’avoir eue telle, personne n’y étant tyran sans être en même temps esclave.
L’extrême obéissance suppose de l’ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même dans celui qui commande: il n’a point à délibérer, à douter, ni à raisonner; il n’a qu’à vouloir.
Dans les États despotiques, chaque maison est un empire séparé. L’éducation, qui consiste principalement à vivre avec les autres, y est donc très bornée: elle se réduit à mettre la crainte dans le cœur, et à donner à l’esprit la connaissance de quelques principes de religion fort simples. Le savoir y sera dangereux, l’émulation funeste; et pour les vertus, Aristote ne peut croire qu’il y en ait quelqu’une de propre aux esclaves; ce qui bornerait bien l’éducation dans ce gouvernement.
L’éducation y est donc en quelque façon nulle. Il faut ôter tout, afin de donner quelque chose, et commencer par faire un mauvais sujet, pour faire un bon esclave.
Eh! pourquoi l’éducation s’attacherait-elle à y former un bon citoyen qui prît part au malheur public? S’il aimait l’État, il serait tenté de relâcher les ressorts du gouvernement: s’il ne réussissait pas, il se perdrait; s’il réussissait, il courrait risque de se perdre, lui, le prince et l’empire.
CHAPITRE IV
Différence des effets de l’éducation chez les anciens et parmi nous.
La plupart des peuples anciens vivaient dans des gouvernements qui ont la vertu pour principe; et, lorsqu’elle y était dans sa force, on y faisait des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, et qui étonnent nos petites âmes. Leur éducation avait un autre avantage sur la nôtre: elle n’était jamais démentie. Épaminondas, la dernière année de sa vie, disait, écoutait, voyait, faisait les mêmes choses que dans l’âge où il avait commencé d’être instruit.
Aujourd’hui nous recevons trois éducations différentes ou contraires: celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. Cela vient, en quelque partie, du contraste qu’il y a parmi nous entre les engagements de la religion et ceux du monde: choses que les anciens ne connaissaient pas.
CHAPITRE V
De l’éducation dans le gouvernement républicain.
C’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. La crainte des gouvernements despotiques naît d’elle-même parmi les menaces et les châtiments; l’honneur des monarchies est favorisé par les passions, et les favorise à son tour; mais la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui toujours est une chose très pénible.
On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières; elles ne sont que cette préférence.
Cet amour est singulièrement affecté aux démocraties. Dans elles seules, le gouvernement est confié à chaque citoyen. Or le gouvernement est comme toutes les choses du monde: pour le conserver, il faut l’aimer.
On n’a jamais ouï dire que les rois n’aimassent pas la monarchie, et que les despotes haïssent le despotisme.
Tout dépend donc d’établir dans la république cet amour; et c’est à l’inspirer que l’éducation doit être attentive. Mais pour que les enfants puissent l’avoir, il y a un moyen sûr, c’est que les pères l’aient eux-mêmes.
On est ordinairement le maître de donner à ses enfants ses connaissances: on l’est encore plus de leur donner ses passions.
Si cela n’arrive pas, c’est que ce qui a été fait dans la maison paternelle est détruit par les impressions du dehors.
Ce n’est point le peuple naissant qui dégénère; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus.
CHAPITRE VI
De quelques institutions des Grecs.
Les anciens Grecs, pénétrés de la nécessité que les peuples qui vivaient sous un gouvernement populaire fussent élevés à la vertu, firent, pour l’inspirer, des institutions singulières.
Quand vous voyez dans la vie de Lycurgue les lois qu’il donna aux Lacédémoniens, vous croyez lire l’histoire des Sévarambes. Les lois de Crète étaient l’original de celles de Lacédémone, et celles de Platon en étaient la correction.
Je prie qu’on fasse un peu d’attention à l’étendue du génie qu’il fallut à ces législateurs pour voir qu’en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreraient à l’univers leur sagesse. Lycurgue mêlant le larcin avec l’esprit de justice, le plus dur esclavage avec l’extrême liberté, les sentiments les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l’argent, les murailles; on y a de l’ambition, sans espérance d’être mieux; on y a les sentiments naturels, et on n’y est ni enfant, ni mari, ni père: la pudeur même est ôtée à la chasteté. C’est par ces chemins que Sparte est menée à la grandeur et à la gloire; mais avec une telle infaillibilité de ses institutions, qu’on n’obtenait rien contre elle en gagnant des batailles, si on ne parvenait à lui ôter sa police.
La Crète et la Laconie furent gouvernées par ces lois. Lacédémone céda la dernière aux Macédoniens, et la Crète fut la dernière proie des Romains. Les Samnites eurent ces mêmes institutions, et elles furent pour ces Romains le sujet de vingt-quatre triomphes.
Cet extraordinaire que l’on voyait dans les institutions de la Grèce, nous l’avons vu dans la lie et la corruption de nos temps modernes. Un législateur honnête homme a formé un peuple où la probité paraît aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Penn est un véritable Lycurgue]; et quoique le premier ait eu la paix pour objet, comme l’autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singulière où ils ont mis leur peuple, dans l’ascendant qu’ils ont eu sur des hommes libres, dans les préjugés qu’ils ont vaincus, dans les passions qu’ils ont soumises.
Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie; mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant heureux.
Il est glorieux pour elle d’avoir été la première qui ait montré dans ces contrées l’idée de la religion jointe à celle de l’humanité. En réparant les dévastations des Espagnols, elle a commencé à guérir une des grandes plaies qu’ait encore reçues le genre humain.
Un sentiment exquis qu’a cette Société pour tout ce qu’elle appelle honneur, son zèle pour une religion qui humilie bien plus ceux qui l’écoutent que ceux qui la prêchent, lui ont fait entreprendre de grandes choses; et elle y a réussi. Elle a retiré des bois des peuples dispersés; elle leur a donné une subsistance assurée; elle les a vêtus; et, quand elle n’aurait fait par là qu’augmenter l’industrie parmi les hommes, elle aurait beaucoup fait.
Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté de biens de la république de Platon, ce respect qu’il demandait pour les dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens: ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs.
Ils proscriront l’argent, dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au delà des bornes que la nature y avait mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avait amassé de même, de multiplier à l’infini les désirs, et de suppléer à la nature, qui nous avait donné des moyens très bornés d’irriter nos passions, et de nous corrompre les uns les autres.
«Les Épidamniens, sentant leurs mœurs se corrompre par leur communication avec les barbares, élurent un magistrat pour faire tous les marchés au nom de la cité et pour la cité.» Pour lors le commerce ne corrompt pas la constitution, et la constitution ne prive pas la société des avantages du commerce.
CHAPITRE VII
En quel cas ces institutions singulières peuvent être bonnes.
Ces sortes d’institutions peuvent convenir dans les républiques, parce que la vertu politique en est le principe; mais, pour porter à l’honneur dans les monarchies, ou pour inspirer de la crainte dans les États despotiques, il ne faut pas tant de soins.
Elles ne peuvent d’ailleurs avoir lieu que dans un petit État, où l’on peut donner une éducation générale, et élever tout un peuple comme une famille.
Les lois de Minos, de Lycurgue et de Platon supposent une attention singulière de tous les citoyens les uns sur les autres. On ne peut se promettre cela dans la confusion, dans les négligences, dans l’étendue des affaires d’un grand peuple.
Il faut, comme on l’a dit, bannir l’argent dans ces institutions. Mais, dans les grandes sociétés , le nombre, la variété, l’embarras, l’importance des affaires, la facilité des achats, la lenteur des échanges, demandent une mesure commune. Pour porter partout sa puissance, ou la défendre partout, il faut avoir ce à quoi les hommes ont attaché partout la puissance.
CHAPITRE VIII
Explication d’un paradoxe des anciens, par rapport aux mœurs.
Polybe, le judicieux Polybe, nous dit que la musique était nécessaire pour adoucir les mœurs des Arcades, qui habitaient un pays où l’air est triste et froid; que ceux de Cynète, qui négligèrent la musique, surpassèrent en cruauté tous les Grecs et qu’il n’y a point de ville où l’on ait vu tant de crimes. Platon ne craint pas de dire que l’on ne peut faire de changement dans la musique, qui n’en soit un dans la constitution de l’État. Aristote, qui semble n’avoir fait sa Politique que pour opposer ses sentiments à ceux de Platon, est pourtant d’accord avec lui touchant la puissance de la musique sur les mœurs. Théophraste, Plutarque, Strabon, tous les anciens ont pensé de même. Ce n’est point une opinion jetée sans réflexion; c’est un des principes de leur politique. C’est ainsi qu’ils donnaient des lois, c’est ainsi qu’ils voulaient qu’on gouvernât les cités.
Je crois que je pourrais expliquer ceci. Il faut se mettre dans l’esprit que dans les villes grecques, surtout celles qui avaient pour principal objet la guerre, tous les travaux et toutes les professions qui pouvaient conduire à gagner de l’argent étaient regardés comme indignes d’un homme libre. «La plupart des arts, dit Xénophon, corrompent le corps de ceux qui les exercent; ils obligent de s’asseoir à l’ombre ou près du feu: on n’a de temps ni pour ses amis ni pour la république.» Ce ne fut que dans la corruption de quelques démocraties que les artisans parvinrent à être citoyens. C’est ce qu’Aristote nous apprend; et il soutient qu’une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité.
L’agriculture était encore une profession servile, et ordinairement c’était quelque peuple vaincu qui l’exerçait: les Ilotes, chez les Lacédémoniens; les Périéciens, chez les Crétois; les Pénestes, chez les Thessaliens; d’autres peuples esclaves, dans d’autres républiques.
Enfin tout bas commerce était infâme chez les Grecs. Il aurait fallu qu’un citoyen eût rendu des services à un esclave, à un locataire, à un étranger: cette idée choquait l’esprit de la liberté grecque; aussi Platon veut-il, dans ses Lois, qu’on punisse un citoyen qui ferait le commerce.
On était donc fort embarrassé dans les républiques grecques. On ne voulait pas que les citoyens travaillassent au commerce, à l’agriculture ni aux arts; on ne voulait pas non plus qu’ils fussent oisifs. Ils trouvaient une occupation dans les exercices qui dépendaient de la gymnastique, et dans ceux qui avaient du rapport à la guerre. L’institution ne leur en donnait point d’autres. Il faut donc regarder les Grecs comme une société d’athlètes et de combattants. Or, ces exercices, si propres à faire des gens durs et sauvages, avaient besoin d’être tempérés par d’autres qui pussent adoucir les mœurs. La musique, qui tient à l’esprit par les organes du corps, était très propre à cela. C’est un milieu entre les exercices du corps qui rendent les hommes durs, et les sciences de spéculation qui les rendent sauvages. On ne peut pas dire que la musique inspirât la vertu; cela serait inconcevable; mais elle empêchait l’effet de la férocité de l’institution, et faisait que l’âme avait dans l’éducation une part qu’elle n’y aurait pas eue.
Je suppose qu’il y ait parmi nous une société de gens si passionnés pour la chasse qu’ils s’en occupassent uniquement; il est sûr qu’ils en contracteraient une certaine rudesse. Si ces mêmes gens venaient à prendre encore du goût pour la musique, on trouverait bientôt de la différence dans leurs manières et dans leurs mœurs. Enfin les exercices des Grecs n’excitaient en eux qu’un genre de passion: la rudesse, la colère, la cruauté. La musique les excite toutes, et peut faire sentir à l’âme la douceur, la pitié, la tendresse, le doux plaisir. Nos auteurs de morale, qui, parmi nous, proscrivent si fort les théâtres, nous font assez sentir le pouvoir que la musique a sur nos âmes.
Si à la société dont j’ai parlé on ne donnait que des tambours et des airs de trompette, n’est-il pas vrai que l’on parviendrait moins à son but que si l’on donnait une musique tendre? Les anciens avaient donc raison lorsque, dans certaines circonstances, ils préféraient pour les mœurs un mode à un autre.