COMMENT LES LOIS DE L’ESCLAVAGE CIVIL ONT DU RAPPORT AVEC LA NATURE DU CLIMAT.
Charles Montesquieu
CHAPITRE PREMIER
De l’esclavage civil.
L’esclavage proprement dit est l’établissement d’un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie et de ses biens. Il n’est pas bon par sa nature; il n’est utile ni au maître ni à l’esclave: à celui-ci, parce qu’il ne peut rien faire par vertu; à celui-là, parce qu’il contracte avec ses esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, qu’il s’accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales, qu’il devient fier, prompt, dur, colère, voluptueux, cruel.
Dans les pays despotiques, où l’on est déjà sous l’esclavage politique, l’esclavage civil est plus tolérable qu’ailleurs. Chacun y doit être assez content d’y avoir sa subsistance et la vie. Ainsi la condition de l’esclave n’y est guère plus à charge que la condition du sujet.
Mais, dans le gouvernement monarchique, où il est souverainement important de ne point abattre ou avilir la nature humaine, il ne faut point d’esclaves. Dans la démocratie, où tout le monde est égal, et dans l’aristocratie, où les lois doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l’esprit de la constitution: ils ne servent qu’à donner aux citoyens une puissance et un luxe qu’ils ne doivent point avoir.
CHAPITRE II
Origine du droit de l’esclavage, chez les jurisconsultes romains.
On ne croirait jamais que c’eût été la pitié qui eût établi l’esclavage, et que, pour cela, elle s’y fût prise de trois manières.
Le droit des gens a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu’on ne les tuât pas. Le droit civil des Romains permit à des débiteurs, que leurs créanciers pouvaient maltraiter, de se vendre eux-mêmes; et le droit naturel a voulu que des enfants qu’un père esclave ne pouvait plus nourrir fussent dans l’esclavage comme leur père.
Ces raisons des jurisconsultes ne sont point sensées. 1o Il est faux qu’il soit permis de tuer dans la guerre, autrement que dans le cas de nécessité; mais dès qu’un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu’il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu’il ne l’a pas fait. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs est de s’assurer tellement de leur personne, qu’ils ne puissent plus nuire. Les homicides faits de sang-froid par les soldats, et après la chaleur de l’action, sont rejetés de toutes les nationsdu monde.
2o Il n’est pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix; l’esclave se vendant, tous ses biens entreraient dans la propriété du maître: le maître ne donnerait donc rien, et l’esclave ne recevrait rien. Il aurait un pécule, dira-t-on; mais le pécule est accessoire à la personne. S’il n’est pas permis de se tuer, parce qu’on se dérobe à sa patrie, il n’est pas plus permis de se vendre. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité, dans l’État populaire, est même une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoyen est un acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l’achète, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n’a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui devaient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s’empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes.
La troisième manière, c’est la naissance. Celle-ci tombe avec les deux autres. Car, si un homme n’a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n’était pas né; si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfants.
Ce qui fait que la mort d’un criminel est une chose licite, c’est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne; elle lui a conservé la vie à tous les instants: il ne peut donc pas réclamer contre elle. Il n’en est pas de même de l’esclave; la loi de l’esclavage n’a jamais pu lui être utile; elle est, dans tous les cas, contre lui, sans jamais être pour lui: ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.
On dira qu’elle a pu lui être utile, parce que le maître lui a donné la nourriture. Il faudrait donc réduire l’esclavage aux personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. Quant aux enfants, la nature, qui a donné du lait aux mères, a pourvu à leur nourriture; et le reste de leur enfance est si près de l’âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu’on ne pourrait pas dire que celui qui les nourrirait, pour être leur maître, donnât rien.
L’esclavage est d’ailleurs aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile pourrait empêcher un esclave de fuir, lui qui n’est point dans la société, et que par conséquent aucunes lois civiles ne concernent? Il ne peut être retenu que par une loi de famille, c’est-à-dire par la loi du maître.
CHAPITRE III
Autre origine du droit de l’esclavage.
J’aimerais autant dire que le droit de l’esclavage vient du mépris qu’une nation conçoit pour une autre, fondé sur la différence des coutumes.
Lopès de Gomara dit «que les Espagnols trouvèrent, près de Sainte-Marthe, des paniers où les habitants avaient des denrées: c’étaient des cancres, des limaçons, des cigales, des sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vaincus.» L’auteur avoue que c’est là-dessus qu’on fonda le droit qui rendait les Américains esclaves des Espagnols, outre qu’ils fumaient du tabac, et qu’ils ne se faisaient pas la barbe à l’espagnole.
Les connaissances rendent les hommes doux; la raison porte à l’humanité: il n’y a que les préjugés qui y fassent renoncer.
CHAPITRE IV
Autre origine du droit de l’esclavage.
J’aimerais autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation.
Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans leurs crimes.
C’est sur cette idée qu’ils fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves; car ces brigands, qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très dévots.
Louis XIII se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies; mais quand on lui eut bien mis dans l’esprit que c’était la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit.
CHAPITRE V
De l’esclavage des nègres.
Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais:
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.
Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui, chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains: car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié?