CONSÉQUENCES DES DIFFÉRENTS PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS, PAR RAPPORT AUX LOIS SOMPTUAIRES, AU LUXE ET A LA CONDITION DES FEMMES.

Charles Montesquieu

CHAPITRE PREMIER

Du luxe.

Le luxe est toujours en proportion avec l’inégalité des fortunes. Si dans un État les richesses sont également partagées, il n’y aura point de luxe: car il n’est fondé que sur les commodités qu’on se donne par le travail des autres.

Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l’on a au delà, les uns dépenseront, les autres acquerront, et l’inégalité s’établira.

Supposant le nécessaire physique égal à une somme donnée, le luxe de ceux qui n’auront que le nécessaire sera égal à zéro; celui qui aura le double aura un luxe égal à un; celui qui aura le double du bien de ce dernier aura un luxe égal à trois; quand on aura encore le double, on aura un luxe égal à sept: de sorte que le bien du particulier qui suit, étant toujours supposé double de celui du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité, dans cette progression 0, 1, 3, 7, 15, 31, 63, 127.

Dans la république de Platon le luxe aurait pu se calculer au juste. Il y avait quatre sortes de cens établis. Le premier était précisément le terme où finissait la pauvreté; le second était double; le troisième, triple; le quatrième, quadruple du premier. Dans le premier cens, le luxe était égal à zéro; il était égal à un dans le second; à deux dans le troisième; à trois dans le quatrième; et il suivait ainsi la proportion arithmétique.

En considérant le luxe des divers peuples les uns à l’égard des autres, il est dans chaque État en raison composée de l’inégalité des fortunes qui est entre les citoyens, et de l’inégalité des richesses des divers États. En Pologne, par exemple, les fortunes sont d’une inégalité extrême; mais la pauvreté du total empêche qu’il n’y ait autant de luxe que dans un État plus riche.

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, et surtout de la capitale; en sorte qu’il est en raison composée des richesses de l’État, de l’inégalité des fortunes des particuliers et du nombre d’hommes qu’on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d’hommes ensemble, plus ils sont vains, et sentent naître entre eux l’envie de se signaler par de petites choses. S’ils sont en si grand nombre que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l’envie de se distinguer redouble, parce qu’il y a plus d’espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance, chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne. Mais, à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue plus: comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu’ils veulent; les plus petits talents suivent cet exemple; il n’y a plus d’harmonie entre les besoins et les moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.

Quelques gens ont pensé qu’en assemblant tant de peuple dans une capitale on diminue le commerce, parce que les hommes ne sont plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas: on a plus de désirs, plus de besoins, plus de fantaisies, quand on est ensemble.

CHAPITRE II

Des lois somptuaires dans la démocratie.

Je viens de dire que dans les républiques, où les richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir de luxe; et, comme on a vu au livre cinquième que cette égalité de distribution faisait l’excellence d’une république, il suit que, moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. Il n’y en avait point chez les premiers Romains, il n’y en avait point chez les Lacédémoniens; et dans les républiques où l’égalité n’est pas tout à fait perdue, l’esprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe.

Les lois du nouveau partage des champs, demandé avec tant d’instance dans quelques républiques, étaient salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que comme action subite. En ôtant tout à coup les richesses aux uns, et augmentant de même celles des autres, elles font dans chaque famille une révolution, et en doivent produire une générale dans l’État.

A mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste rien à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d’autres désirs: bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhège commença à connaître fit qu’elle en égorgea les habitants.

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu’ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falernese vendait cent deniers romains; un baril de chair salée du Pont en coûtait quatre cents; un bon cuisinier, quatre talents; les jeunes garçons n’avaient point de prix. Quand, par une impétuosité générale, tout le monde se portait à la volupté, que devenait la vertu?

CHAPITRE III

Des lois somptuaires dans l’aristocratie.

L’aristocratie mal constituée a ce malheur que les nobles y ont les richesses, et que cependant ils ne doivent pas dépenser; le luxe, contraire à l’esprit de modération, en doit être banni. Il n’y a donc que des gens très pauvres qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très riches qui ne peuvent pas dépenser.

A Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l’épargne, qu’il n’y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l’argent. On se sert de cette voie pour entretenir l’industrie: les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde la plus obscure.

Les bonnes républiques grecques avaient à cet égard des institutions admirables. Les riches employaient leur argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en chevaux pour la course, en magistratures onéreuses. Les richesses y étaient aussi à charge que la pauvreté.

CHAPITRE IV

Des lois somptuaires dans les monarchies.

«Les Suions, nation germanique, rendent honneur aux richesses, dit Tacite: ce qui fait qu’ils vivent sous le gouvernement d’un seul.» Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu’il n’y faut point de lois somptuaires.

Comme, par la constitution des monarchies, les richesses se sont inégalement partagées, il faut bien qu’il y ait du luxe. Si les riches n’y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent à proportion de l’inégalité des fortunes; et que, comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulières n’ont augmenté que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique: il faut donc qu’il leur soit rendu.

Ainsi, pour que l’État monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l’artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitants principaux, aux princes; sans quoi tout serait perdu.

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes et d’hommes pleins de l’idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C’est qu’il fondait une monarchie, et dissolvait une république.

Sous Tibère, les édiles proposèrent, dans le sénat, le rétablissement des anciennes lois somptuaires. Ce prince, qui avait des lumières, s’y opposa. «L’État ne pourrait subsister, disait-il, dans la situation où sont les choses. Comment Rome pourrait-elle vivre? comment pourraient vivre les provinces? Nous avions de la frugalité lorsque nous étions citoyens d’une seule ville: aujourd’hui nous consommons les richesses de tout l’univers; on fait travailler pour nous les maîtres et les esclaves.» Il voyait bien qu’il ne fallait plus de lois somptuaires.

Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des dérèglements qu’elles y apportaient, cela fut rejeté. On dit «que les exemples de la dureté des anciens avaient été changés en une façon de vivre plus agréable». On sentit qu’il fallait d’autres mœurs.

Le luxe est donc nécessaire dans les États monarchiques, il l’est encore dans les États despotiques. Dans les premiers, c’est un usage que l’on fait de ce qu’on possède de liberté; dans les autres, c’est un abus qu’on fait des avantages de sa servitude, lorsqu’un esclave, choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n’a d’autre félicité que celle d’assouvir l’orgueil, les désirs et les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mène à une réflexion: les républiques finissent par le luxe; les monarchies, par la pauvreté

CHAPITRE V

Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans une monarchie.

Ce fut dans l’esprit de la république, ou dans quelques cas particuliers, qu’au milieu du treizième siècle on fit en Aragon des lois somptuaires. Jacques Ier ordonna que le roi ni aucun de ses sujets ne pourraient manger plus de deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune ne serait préparée que d’une seule manière, à moins que ce ne fût du gibier qu’on eût tué soi-même.

On fait aussi de nos jours en Suède des lois somptuaires; mais elles ont un objet différent de celles d’Aragon.

Un État peut faire des lois somptuaires dans l’objet d’une frugalité absolue: c’est l’esprit des lois somptuaires des républiques; et la nature de la chose fait voir que ce fut l’objet de celles d’Aragon.

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet une frugalité relative: lorsqu’un État, sentant que des marchandises étrangères d’un trop haut prix demanderaient une telle exportation des siennes, qu’il se priverait plus de ses besoins par celle-ci qu’il n’en satisferait par celles-là, en défend absolument l’entrée; et c’est l’esprit des lois que l’on a faites de nos jours en Suède. Ce sont les seules lois somptuaires qui conviennent aux monarchies.

En général, plus un État est pauvre, plus il est ruiné par son luxe relatif; et plus par conséquent il lui faut des lois somptuaires relatives. Plus un État est riche, plus son luxe relatif l’enrichit; et il faut bien se garder d’y faire des lois somptuaires relatives. Nous expliquerons mieux ceci dans le livre sur le commerce. Il n’est ici question que du luxe absolu.

CHAPITRE VI

Du luxe à la Chine.

Des raisons particulières demandent des lois somptuaires dans quelques États. Le peuple, par la force du climat, peut devenir si nombreux, et d’un autre côté les moyens de le faire subsister peuvent être si incertains, qu’il est bon de l’appliquer tout entier à la culture des terres. Dans ces États le luxe est dangereux, et les lois somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi, pour savoir s’il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d’abord jeter les yeux sur le rapport qu’il y a entre le nombre du peuple et la facilité de le faire vivre. En Angleterre le sol produit beaucoup plus de grain qu’il ne faut pour nourrir ceux qui cultivent les terres et ceux qui procurent les vêtements: il peut donc y avoir des arts frivoles, et par conséquent du luxe. En France il croît assez de blé pour la nourriture des laboureurs et de ceux qui sont employés aux manufactures: de plus, le commerce avec les étrangers peut rendre pour des choses frivoles tant de choses nécessaires, qu’on n’y doit guère craindre le luxe.

A la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes, et l’espèce humaine s’y multiplie à un tel point, que les terres, quelque cultivées qu’elles soient, suffisent à peine pour la nourriture des habitants. Le luxe y est donc pernicieux, et l’esprit de travail et d’économie y est aussi requis que dans quelques républiques que ce soit. Il faut qu’on s’attache aux arts nécessaires, et qu’on fuie ceux de la volupté.

Voilà l’esprit des belles ordonnances des empereurs chinois: «Nos anciens, dit un empereur de la famille des Tangtenaient pour maxime que s’il y avait un homme qui ne labourât point, une femme qui ne s’occupât point à filer, quelqu’un souffrait le froid ou la faim dans l’empire…» Et, sur ce principe, il fit détruire une infinité de monastères de bonzes.

Le troisième empereur de la vingt et unième dynastie, à qui on apporta des pierres précieuses trouvées dans une mine, la fit fermer, ne voulant pas fatiguer son peuple à travailler pour une chose qui ne pouvait ni le nourrir ni le vêtir.

«Notre luxe est si grand, dit Kiayventi, que le peuple orne de broderies les souliers des jeunes garçons et des filles qu’il est obligé de vendre.» Tant d’hommes étant occupés à faire des habits pour un seul: le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’habits? Il y a dix hommes qui mangent le revenu des terres, contre un laboureur: le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’aliments?

CHAPITRE VII

Fatale conséquence du luxe à la Chine.

On voit, dans l’histoire de la Chine, qu’elle a eu vingt-deux dynasties qui se sont succédé; c’est-à-dire qu’elle a éprouvé vingt-deux révolutions générales, sans compter une infinité de particulières. Les trois premières dynasties durèrent assez longtemps, parce qu’elles furent sagement gouvernées, et que l’empire était moins étendu qu’il ne le fut depuis. Mais on peut dire, en général, que toutes ces dynasties commencèrent assez bien. La vertu, l’attention, la vigilance, sont nécessaires à la Chine: elles y étaient dans le commencement des dynasties, et elles manquaient à la fin. En effet, il était naturel que des empereurs nourris dans les fatigues de la guerre, qui parvenaient à faire descendre du trône une famille noyée dans les délices, conservassent la vertu qu’ils avaient éprouvée si utile, et craignissent les voluptés qu’ils avaient vues si funestes. Mais, après ces trois ou quatre premiers princes, la corruption, le luxe, l’oisiveté, les délices, s’emparent des successeurs; ils s’enferment dans le palais; leur esprit s’affaiblit, leur vie s’accourcit, la famille décline; les grands s’élèvent, les eunuques s’accréditent, on ne met sur le trône que des enfants; le palais devient ennemi de l’empire; un peuple oisif, qui l’habite, ruine celui qui travaille; l’empereur est tué ou détruit par un usurpateur, qui fonde une famille, dont le troisième ou quatrième successeur va dans le même palais se renfermer encore.

CHAPITRE VIII

De la continence publique.

Il y a tant d’imperfections attachées à la perte de la vertu dans les femmes, toute leur âme en est si fort dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant d’autres, que l’on peut regarder dans un État populaire l’incontinence publique comme le dernier des malheurs, et la certitude d’un changement dans la constitution.

Aussi les bons législateurs y ont-ils exigé des femmes une certaine gravité de mœurs. Ils ont proscrit de leurs républiques non seulement le vice, mais l’apparence même du vice. Ils ont banni jusqu’à ce commerce de galanterie qui produit l’oisiveté, qui fait que les femmes corrompent avant même d’être corrompues, qui donne un prix à tous les riens, et rabaisse ce qui est important, et qui fait que l’on ne se conduit plus que sur les maximes du ridicule, que les femmes entendent si bien à établir.

CHAPITRE IX

De la condition des femmes dans les divers gouvernements.

Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies, parce que la distinction des rangs les appelant à la cour, elles y vont prendre cet esprit de liberté qui est à peu près le seul qu’on y tolère. Chacun se sert de leurs agréments et de leurs passions pour avancer sa fortune; et comme leur faiblesse ne leur permet pas l’orgueil, mais la vanité, le luxe y règne toujours avec elles.

Dans les États despotiques, les femmes n’introduisent point le luxe, mais elles sont elles-mêmes un objet de luxe. Elles doivent être extrêmement esclaves. Chacun suit l’esprit du gouvernement, et porte chez soi ce qu’il voit établi ailleurs. Comme les lois y sont sévères et exécutées sur-le-champ, on a peur que la liberté des femmes n’y fasse des affaires. Leurs brouilleries, leurs indiscrétions, leurs répugnances, leurs penchants, leurs jalousies, leurs piques, cet art qu’ont les petites âmes d’intéresser les grandes, n’y sauraient être sans conséquence.

De plus, comme dans ces États les princes se jouent de la nature humaine, ils ont plusieurs femmes; et mille considérations les obligent de les renfermer.

Dans les républiques, les femmes sont libres par les lois, et captivées par les mœurs; le luxe en est banni, et avec lui la corruption et les vices.

Dans les villes grecques, où l’on ne vivait pas sous cette religion qui établit que, chez les hommes mêmes, la pureté des mœurs est une partie de la vertu; dans les villes grecques, où un vice aveugle régnait d’une manière effrénée, où l’amour n’avait qu’une forme que l’on n’ose dire, tandis que la seule amitié s’était retirée dans le mariage, la vertu, la simplicité, la chasteté des femmes, y étaient telles qu’on n’a guère jamais vu de peuple qui ait eu à cet égard une meilleure police.

CHAPITRE X

Du tribunal domestique chez les Romains.

Les Romains n’avaient pas, comme les Grecs, des magistrats particuliers qui eussent inspection sur la conduite des femmes. Les censeurs n’avaient l’œil sur elles que comme sur le reste de la république. L’institution du tribunal domestique suppléa à la magistrature établie chez les Grecs.

Le mari assemblait les parents de la femme et la jugeait devant eux. Ce tribunal maintenait les mœurs dans la république. Mais ces mêmes mœurs maintenaient ce tribunal. Il devait juger, non seulement de la violation des lois, mais aussi de la violation des mœurs. Or, pour juger de la violation des mœurs, il faut en avoir.

Les peines de ce tribunal devaient être arbitraires, et l’étaient en effet: car tout ce qui regarde les mœurs, tout ce qui regarde les règles de la modestie, ne peut guère être compris sous un code de lois. Il est aisé de régler par des lois ce qu’on doit aux autres; il est difficile d’y comprendre tout ce qu’on se doit à soi-même.

Le tribunal domestique regardait la conduite générale des femmes. Mais il y avait un crime qui, outre l’animadversion de ce tribunal, était encore soumis à une accusation publique: c’était l’adultère; soit que, dans une république, une si grande violation des mœurs intéressât le gouvernement; soit que le dérèglement de la femme pût faire soupçonner celui du mari; soit enfin que l’on craignît que les honnêtes gens mêmes n’aimassent mieux cacher ce crime que le punir, l’ignorer que le venger.

CHAPITRE XI

Comment les institutions changèrent à Rome avec le gouvernement.

Comme le tribunal domestique supposait des mœurs, l’accusation publique en supposait aussi; et cela fit que ces deux choses tombèrent avec les mœurs, et finirent avec la république.

L’établissement des questions perpétuelles, c’est-à-dire du partage de la juridiction entre les préteurs, et la coutume qui s’introduisit de plus en plus que ces préteurs jugeassent eux-mêmes toutes les affaires, affaiblirent l’usage du tribunal domestique; ce qui paraît par la surprise des historiens, qui regardent comme des faits singuliers et comme un renouvellement de la pratique ancienne les jugements que Tibère fit rendre par ce tribunal.

L’établissement de la monarchie et le changement des mœurs firent encore cesser l’accusation publique. On pouvait craindre qu’un malhonnête homme, piqué des mépris d’une femme, indigné de ses refus, outré de sa vertu même, ne formât le dessein de la perdre. La loi Julia ordonna qu’on ne pourrait accuser une femme d’adultère qu’après avoir accusé son mari de favoriser ses dérèglements: ce qui restreignit beaucoup cette accusation, et l’anéantit pour ainsi dire.

Sixte-Quint sembla vouloir renouveler l’accusation publique[. Mais il ne faut qu’un peu de réflexion pour voir que cette loi, dans une monarchie telle que la sienne, était encore plus déplacée que dans toute autre.

CHAPITRE XII

De la tutelle des femmes chez les Romains.

Les institutions des Romains mettaient les femmes dans une perpétuelle tutelle, à moins qu’elles ne fussent sous l’autorité d’un mari]. Cette tutelle était donnée au plus proche des parents, par mâles; et il paraît, par une expression vulgaire, qu’elles étaient très gênées. Cela était bon pour la république, et n’était point nécessaire dans la monarchie.

Il paraît, par les divers codes des lois des barbares, que les femmes chez les premiers Germains étaient aussi dans une perpétuelle tutelle. Cet usage passa dans les monarchies qu’ils fondèrent: mais il ne subsista pas.

CHAPITRE XIII

Des peines établies par les empereurs contre les débauches des femmes.

La loi Julia établit une peine contre l’adultère. Mais, bien loin que cette loi et celles que l’on fit depuis là-dessus fussent une marque de la bonté des mœurs, elles furent au contraire une marque de leur dépravation.

Tout le système politique à l’égard des femmes changea dans la monarchie. Il ne fut plus question d’établir chez elles la pureté des mœurs, mais de punir leurs crimes. On ne faisait de nouvelles lois, pour punir ces crimes, que parce qu’on ne punissait plus les violations qui n’étaient point ces crimes.

L’affreux débordement des mœurs obligeait bien les empereurs de faire des lois pour arrêter, à un certain point, l’impudicité; mais leur intention ne fut pas de corriger les mœurs en général. Des faits positifs, rapportés par les historiens, prouvent plus cela que toutes ces lois ne sauraient prouver le contraire. On peut voir dans Dion la conduite d’Auguste à cet égard, et comment il éluda, et dans sa préture, et dans sa censure, les demandes qui lui furent faites.

On trouve bien dans les historiens des jugements rigides rendus sous Auguste et sous Tibère contre l’impudicité de quelques dames romaines; mais, en nous faisant connaître l’esprit de ces règnes, ils nous font connaître l’esprit de ces jugements.

Auguste et Tibère songèrent principalement à punir les débauches de leurs parentes. Ils ne punissaient point les dérèglements des mœurs, mais un certain crime d’impiété ou de lèse-majesté qu’ils avaient inventé, utile pour le respect, utile pour leur vengeance. De là vient que les auteurs romains s’élèvent si fort contre cette tyrannie.

La peine de la loi Julia était légère. Les empereurs voulurent que dans les jugements on augmentât la peine de la loi qu’ils avaient faite. Cela fut le sujet des invectives des historiens. Ils n’examinaient pas si les femmes méritaient d’être punies, mais si l’on avait violé la loi pour les punir.

Une des principales tyrannies de Tibère fut l’abus qu’il fit des anciennes lois. Quand il voulut punir quelque dame romaine au delà de la peine portée par la loi Julia, il rétablit contre elle le tribunal domestique.

Ces dispositions à l’égard des femmes ne regardaient que les familles des sénateurs, et non pas celles du peuple. On voulait des prétextes aux accusations contre les grands, et les déportements des femmes en pouvaient fournir sans nombre.

Enfin ce que j’ai dit, que la bonté des mœurs n’est pas le principe du gouvernement d’un seul, ne se vérifia jamais mieux que sous ces premiers empereurs; et si l’on en doutait, on n’aurait qu’à lire Tacite, Suétone, Juvénal et Martial.

CHAPITRE XIV

Lois somptuaires chez les Romains.

Nous avons parlé de l’incontinence publique, parce qu’elle est jointe avec le luxe, qu’elle en est toujours suivie, et qu’elle le suit toujours. Si vous laissez en liberté les mouvements du cœur, comment pourrez-vous gêner les faiblesses de l’esprit?

A Rome, outre les institutions générales, les censeurs firent faire, par les magistrats, plusieurs lois particulières pour maintenir les femmes dans la frugalité. Les lois Fannienne, Licinienne et Oppienne eurent cet objet. Il faut voir dans Tite-Live comment le sénat fut agité lorsqu’elles demandèrent la révocation de la loi Oppienne. Valère Maxime met l’époque du luxe chez les Romains à l’abrogation de cette loi.

CHAPITRE XV

Des dots et des avantages nuptiaux dans les diverses constitutions.

Les dots doivent être considérables dans les monarchies, afin que les maris puissent soutenir leur rang et le luxe établi. Elles doivent être médiocres dans les républiques, où le luxe ne doit pas régner. Elles doivent être à peu près nulles dans les États despotiques, où les femmes sont en quelque façon esclaves.

La communauté des biens, introduite par les lois françaises entre le mari et la femme, est très convenable dans le gouvernement monarchique, parce qu’elle intéresse les femmes aux affaires domestiques, et les rappelle, comme malgré elles, au soin de leur maison. Elle l’est moins dans la république, où les femmes ont plus de vertu. Elle serait absurde dans les États despotiques, où presque toujours les femmes sont elles-mêmes une partie de la propriété du maître.

Comme les femmes, par leur état, sont assez portées au mariage, les gains que la loi leur donne sur les biens de leur mari sont inutiles. Mais ils seraient très pernicieux dans une république, parce que leurs richesses particulières produisent le luxe. Dans les États despotiques, les gains de noces doivent être leur subsistance, et rien de plus.

CHAPITRE XVI

Belle coutume des Samnites.

Les Samnites avaient une coutume qui, dans une petite république, et surtout dans la situation où était la leur, devait produire d’admirables effets. On assemblait tous les jeunes gens, et on les jugeait: celui qui était déclaré le meilleur de tous prenait pour sa femme la fille qu’il voulait; celui qui avait les suffrages après lui choisissait encore; et ainsi de suite. Il était admirable de ne regarder entre les biens des garçons que les belles qualités, et les services rendus à la patrie. Celui qui était le plus riche de ces sortes de biens choisissait une fille dans toute la nation. L’amour, la beauté, la chasteté, la vertu, la naissance, les richesses même, tout cela était, pour ainsi dire, la dot de la vertu. Il serait difficile d’imaginer une récompense plus noble, plus grande, moins à charge à un petit État, plus capable d’agir sur l’un et l’autre sexe.

Les Samnites descendaient des Lacédémoniens; et Platon, dont les institutions ne sont que la perfection des lois de Lycurgue, donna à peu près une pareille loi.

CHAPITRE XVII

De l’administration des femmes.

Il est contre la raison et contre la nature que les femmes soient maîtresses dans la maison, comme cela était établi chez les Égyptiens; mais il ne l’est pas qu’elles gouvernent un empire. Dans le premier cas, l’état de faiblesse où elles sont ne leur permet pas la prééminence; dans le second, leur faiblesse même leur donne plus de douceur et de modération: ce qui peut faire un bon gouvernement plutôt que les vertus dures et féroces.

Dans les Indes, on se trouve très bien du gouvernement des femmes; et il est établi que, si les mâles ne viennent pas d’une mère du même sang, les filles qui ont une mère du sang royal succèdent. On leur donne un certain nombre de personnes pour les aider à porter le poids du gouvernement. Selon M. Smith, on se trouve aussi très bien du gouvernement des femmes en Afrique. Si l’on ajoute à cela l’exemple de la Moscovie et de l’Angleterre, on verra qu’elles réussissent également, et dans le gouvernement modéré, et dans le gouvernement despotique.